L’épave mystérieuse/XVIII

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M. d’Almeira se redressa.


CHAPITRE XVIII

Où le voile se lève sur le passé de Marine.


Aussitôt la Coquette mouillée devant Rio, le vaguemestre fut envoyé à terre, et deux heures après il revenait avec lettres et journaux.

Ferdinand eut sa part de ce bienheureux courrier, et aussitôt sa physionomie exprima la surprise et la joie.

« Ah ! oh ! non, impossible ! » disait-il d’abord ; et puis : « Mais oui, quelle joie ! c’est comme un rêve ! » La lecture terminée, il se précipita hors du poste, et, non sans avoir bousculé les hommes rencontrés au passage, il arriva au carré, où les officiers déjeunaient.

« Bonjour, messieurs, savez-vous où est le lieutenant ?

— Mais oui, répondit le docteur, oui, Résort, nous le savons ; l’auriez-vous oublié ? Langelle est dans sa chambre, aux arrêts qu’il s’obstine à garder, et cela malgré cette chaleur par trop… icale.

— À l’amende ! crièrent les officiers, à l’amende cet insupportable docteur, cinquante centimes pour chaque mauvais jeu de mots.

— Mais celui-ci n’était pas si mauvais, » répondit son auteur, qui donna en riant la petite somme récemment décrétée pour tous les calembours que n’approuvaient pas les camarades.

En apercevant Ferdinand : « Qu’est-ce donc, Résort ? s’écria Langelle ; rien de fâcheux, j’espère ? Vous semblez bouleversé.

— Non, lieutenant, au contraire. Figurez-vous qu’une lettre reçue tout à l’heure m’apprend l’arrivée de mon père et de ma sœur au Brésil. Tous deux sont à Rio depuis quelques jours.

— Pas possible ! Et vous ne vous en doutiez pas ?

En aucune façon ; ce voyage a été décidé depuis les dernières lettres qu’on m’écrivait. Mes parents croient avoir des données certaines sur le pays et la famille de leur fille adoptive dont vous connaissez l’histoire.

— Oui, je n’ai rien oublié à ce sujet ; eh bien ?

— Eh bien, le grand-père de Marine habiterait Rio et serait un riche Portugais de grande famille, le comte d’Almeira, arrivé au Brésil à la suite du roi Juan VI de Bragance en 1807. Il y a vingt ans environ, et contre le gré de ses parents, Juan, l’unique héritier du comte d’Almeira, épousa la fille d’un négociant anglais. Pour ce fait, désavoué et chassé de la maison paternelle, le jeune homme résolut de s’expatrier, et il partit en annonçant à ses amis qu’il allait avec sa femme tenter fortune aux États-Unis ou bien au Canada. Il fut suivi.. par sa nourrice et le petit garçon de celle-ci. La jeune Anglaise, nommée Louisa Ravel, mourut cinq ans après, mais en laissant une fille, Marine, à ce que croient mes parents.

« Le comte d’Almeira résidait en France lorsqu’il apprit la mort de sa bru ; alors résolu à pardonner, il écrivit à Juan de venir, le rejoindre à Paris et qu’avec l’enfant tous trois retourneraient ensuite au Brésil. La lettre du père resta sans réponse et depuis on n’entendit jamais parler du jeune homme, de sa fille et de ceux qui avaient suivi en exil le jeune couple.

« Les faits précédents et le mystère resté impénétrable occupèrent pendant quelque temps à Paris la colonie portugaise et brésilienne ; mais, parmi toutes les personnes interrogées par mes parents, aucune ne se rappelle si elle sut jamais le pays et la ville d’où était datée et écrite la lettre du jeune d’Almeira, lettre dont son père parla à plusieurs qui ne l’ont pas oublié.

« Mes parents apprirent récemment toute cette histoire par un Anglais de leurs amis, M. Nevil. Au milieu d’un bal, ce dernier, présenté à Marine, parut frappé de la ressemblance existant entre les traits de ma sœur et ceux d’une jeune Anglaise qu’il avait beaucoup connue. Et M. Nevil ajouta : « Quelle chose bizarre ! Mlle de Résort ressemble aussi à un ami de ma jeunesse ; celui-ci habitait Rio, où j’ai passé plusieurs années. »

« Mon père alors crut devoir apprendre à M. Nevil que Marine était seulement sa fille adoptive et il lui narra le naufrage de Biville.

« Ensuite, grâce à M. Nevil, il fut très facile de retrouver en Angleterre la famille de Louisa Ravel. L’ancien négociant était mort laissant un fils et une fille auxquels mon père conduisit Marine. M. et miss Ravel ne firent aucune difficulté pour reconnaître Marine, dont la ressemblance avec leur sœur les frappait aussi ; mais ils ignoraient absolument le pays qu’avait habité le jeune couple en quittant le Brésil, et les papiers de famille consultés ne fournirent aucun éclaircissement à ce sujet.

« Alors mon père prit la résolution de pousser ses recherches jusqu’au Brésil, où il est arrivé le mois dernier. Muni de lettres de recommandation pour divers grands personnages, il fut très bien accueilli à Rio, ainsi que Marine. Tous deux, non sans peine, ont fini par être admis auprès du comte d’Almeira, qui, d’abord très ému, s’est écrié en saluant Marine : « Les yeux de mon fils ! » Ensuite, pressé de questions, il resta muet, et une dame, sa nièce, supplia mon père de se retirer et de ne pas agiter un homme infirme et malade.

« Depuis ce jour, toutes les lettres sont demeurées sans réponse, et, quoique nombre d’anciens amis de la famille n’hésitent pas à croire Marine l’héritière des d’Almeira, d’un autre côté d’éminents avocats et des hommes de loi affirment qu’un procès n’est pas soutenable sans preuves à l’appui, et que la plus utile serait de fournir le nom de la ville dernière résidence du jeune ménage et enfin celui du port où s’est embarqué Juan pour répondre à l’appel de son père ; ces divers noms une fois retrouvés, on aurait sûrement la clef du mystère, parce que les livres des armateurs du bâtiment perdu éclairciraient bien des doutes. Voilà tout ce que je sais, lieutenant, » dit Ferdinand, qui ajouta : « Et je voudrais bien aller à terre ; mais, étant aspirant du détail…

— Bon, je me charge de vous faire remplacer, courez chez le commandant, qui vous aime tout particulièrement, demandez huit jours en lui expliquant le motif de cette requête exorbitante. Allez, mon ami.

— Merci beaucoup, mon cher lieutenant, mais ne descendrez-vous pas vous-même ? Il fait tellement chaud ici, et vous paraissez si fatigué…

— Non, et malgré tout le plaisir que j’éprouverais à rendre visite au commandant de Résort, je ne veux pas quitter le bord ; d’ailleurs je vais avoir une rude besogne cette semaine, et puis, si notre « Ogre » persiste à réclamer un conseil d’enquête, eh bien, on me trouvera là où il m’a mis !

— Si j’osais, répliqua Ferdinand, si vous vouliez me permettre…, ajouta-t-il en rougissant, mais sans continuer.

— Mon enfant, je vous comprends et je vous remercie de la bonne intention ; pourtant non, mille fois non ! je ne ferai aucune excuse à cet ours mal léché. Cependant, voulez-vous m’obliger ? Oui. Alors, emmenez Stop ; le pauvre animal a besoin de se dégourdir les pattes, il est bien élevé et ne vous ennuiera pas.

— Au contraire, je suis ravi d’avoir un compagnon que Marine appréciera à sa juste valeur. »

Ayant obtenu son congé, Ferdinand partit bientôt dans la chaloupe des permissionnaires ; assis à ses côtés, Stop, très excité, reniflait, remuait la queue et regardait du côté de la terre.

On filait rapidement dans cette rade splendide où la Coquette était mouillée à environ un mille de Rio, et la chaloupe s’en allait grand largue avec une jolie brise et un temps idéal. Les collines s’élevaient en amphithéâtre au-dessus de la ville ; à droite et à gauche les pitons de Corcovado et de Tijuca. La nature faisait alors toute la beauté du paysage, car à cette époque Rio était loin d’être la ville qu’elle est à présent.

Thomy se trouvait au nombre des permissionnaires, et, en arrivant à quai, Ferdinand était si heureux, qu’il en oublia les ennuis de toutes sortes dus à ce détestable matelot.

« Thomy, lui dit le jeune aspirant, je cours à l’hôtel Faroux, où sont descendus mon père et ma sœur ; venez les voir, mon ami, et soyez tranquille, je serai muet au sujet de vos punitions à bord. Ainsi arrivez sans crainte. »

Nullement reconnaissant de cette bonté si peu méritée, Thomy était furieux au contraire, et, prononcés devant les autres matelots, ces mots ajoutèrent à sa colère d’être ainsi traité sans gêne par celui à la famille duquel il affirmait appartenir.

« Merci, capitaine, répondit-il, merci mille fois ; je sens votre condescendance comme je dois la sentir ; mais je risquerais d’importuner le commandant et mademoiselle votre sœur et je ne désire point être importun.

— Imbécile ! » ne put s’empêcher de s’écrier l’aspirant, qui partit en riant aux éclats ; un enseigne fit chorus en ajoutant : «  Sot animal ! »

Les camarades témoins de la conversation avaient trouvé « très gentil » l’aspirant qui pardonnait et oubliait ; mais ils furent outrés de l’insolence de Thomy, et, pendant que ce dernier montait l’échelle du quai et longeait ce même quai pour gagner la ville, il entendit les paroles des hommes restés dans la chaloupe.

« Finira mal, le particulier, disait un quartier-maître ; moi Bastien Vasseur, je lui prédis une vilaine vie et une sale fin, voilà mon opinion, que je partage, rappelez-vous-la tous, car je connais cette sorte d’oiseau, envieux, menteur, ingrat, une graine de bagne,


Les camarades furent outrés de l’insolence de Thomy.

quoi ! Et qui vous a assez fourré du sel dans l’œil avec ses histoires de brigand !

— Ah ! pour ça oui, répondit un matelot, bé sûr et bé certain, Bastien, et que nous le gobions ; mais n, i, ni, c’est fini. »

Pâle de colère et doublant le pas, Thomy pensait : « Comment me venger de tous ceux qui me raillent et m’oppriment, et par-dessus tout de ces gens des Pins ? »

Arrivé rue Ouvidor près d’un très bel hôtel, le seul qui existât alors, Ferdinand s’élança à l’étage indiqué et il se trouva bientôt dans les bras de son père et de sa sœur.

Après les instants donnés à la joie de ce revoir, M. de Résort compléta les renseignements déjà connus, en ajoutant :

« Tout à l’heure nous allons de nouveau rendre visite à M. d’Almeira, qui nous a enfin accordé une audience. S’il persiste dans son mutisme, je ramènerai Marine à ta mère, et nous nous réjouirons égoïstement d’avoir échoué après avoir accompli ce que me dictait ma conscience. »

Alors Marine se jeta au cou de M. de Résort, et, la voix brisée par les sanglots, elle s’écria :

« Mon père, j’ai si peur, je crains… Ah ! je mourrai de chagrin si vous me laissez ici.

— Non, répondit M. de Résort dont la voix tremblait cependant, non, ma petite chérie, tu ne mourras pas de chagrin, et si, ce dont j’ai l’intime conviction, ce vieillard est ton grand-père, ton devoir à toi sera de le soigner et de l’aider jusqu’à sa mort ; car, j’en suis absolument certain, cette nièce terrifie le malheureux, à qui, pour en hériter, elle ne laisse aucune liberté, aucune initiative, récompensant ainsi M. d’Almeira d’avoir recueilli elle et ses enfants.

— Ah ! répliqua Ferdinand, les yeux pleins de larmes, ah ! mon père, vous figurez-vous la maison, les Pins, le retour sans Marine ?

— Voyons, mon fils, tâche de ne pas nous enlever notre fermeté, vraiment je… enfin, que veux-tu ?… Ne vois-tu pas à quel point je suis malheureux moi-même ?

— Eh bien, père, moi j’aurai du courage, interrompit Marine, et puis quelque chose en moi me crie : Nous échouerons.

— Ah ! que Dieu t’entende, Marine !

— La voiture est avancée, » annonça un domestique.

Peu de minutes après, M. de Résort et ses enfants étaient introduits dans l’immense salon d’un beau palais datant de la conquête espagnole. Salon et palais offraient un mélange de grandeur et de délabrement, de richesse et de pauvreté, contraste qu’on remarquait alors partout à Rio, et jusque chez l’empereur.

L’aspect de M. d’Almeira rappela à Ferdinand un personnage des Contes de Perrault, « si vieux, si cassé, qu’on ne pouvait l’être davantage. » Les yeux éteints, la peau collée sur les os, il grelottait malgré une chaleur intense. À côté de lui se trouvait une dame fort parée, trop grasse, qui avait dû être belle, et, auprès de celle-ci, un jeune homme, son fils, à en juger par la ressemblance : tous deux possédaient la même physionomie rusée et mauvaise.

La conversation, commencée en un détestable français, se continua en espagnol, langue que M. de Résort parlait et comprenait mieux que la dame, qui s’exprimait avec des locutions et l’accent des créoles portugaises.

Ayant répondu aux compliments d’usage, la nièce prit la parole, en embrouillant son discours de phrases inutiles, mais qui toutes avaient la même signification : « Vous affirmez, disait-elle, vous assurez, monsieur, que cette jeune, charmante, jolie demoiselle est la petite-fille de mon oncle vénéré ; cet oncle, bien trop ému pour vous répondre lui-même, nous a chargés de vous exprimer ses désirs et sa suprême résolution. Il est disposé à reconnaître en cette aimable demoiselle sa petite-fille Mlle Juana d’Almeira et à déclarer celle-ci l’unique héritière de ses biens et de son nom ; il croit d’ailleurs à votre bonne foi, monsieur, ayant la conviction que vous êtes persuadé des faits avancés par vous ; mais il nous faut, je veux dire il faut à mon oncle, des preuves, des écrits, corroborant vos assertions, et vous n’en produisez qu’un : la copie de l’acte de mariage contracté entre mon cousin Juan et Mlle Louisa Ravel. De ce mariage personne n’eut jamais un doute. Ai-je bien parlé, mon oncle vénéré ? » ajouta-t-elle en s’adressant à M. d’Almeira, qui, muet, immobile, ressemblait à une momie. Les yeux seuls, brillants, agités, vivaient et exprimaient mille sentiments contraires, la crainte, la joie, le désir, l’émotion, le doute.

Malgré leurs paupières rougies, ces yeux rappelaient encore ceux de Marine, et les sourcils blancs offraient le même arc régulier et bien tracé.

Alors, sans écouter la dame qui poussait des cris de paon et le jeune homme qui invoquait tous les saints patrons du Brésil, Marine, quittant sa place, vint s’agenouiller devant le vieillard en disant :

« Monsieur, au nom de tout ce que vous avez aimé, ne nous laissez pas dans l’incertitude. Je prends Dieu à témoin que je ne désire point votre fortune et non plus un nom auquel je n’aurais aucun droit ! mon cœur se déchirerait aussi s’il me fallait vivre loin de ceux qui m’ont recueillie et aimée ; mais n’est-il pas bien cruel, monsieur, si vous croyez voir en moi la fille de votre fils, n’est-il pas bien amer pour cette fille que vous la laissiez partir sans une bénédiction de son grand-père ? »

À ces dernières paroles, comme galvanisé, M. d’Almeira se redressa, repoussa son fauteuil, et, pendant que les larmes coulaient, sur ses joues ridées, il ouvrit la bouche, et, les deux mains posées sur la tête blonde inclinée devant lui :

« Ma… ma…, » balbutia-t-il. Puis tout à coup retombant sur son siège, il fut saisi d’une attaque de nerfs.

M. de Résort et ses enfants voulurent aller à son aide ; mais, aux cris de la nièce, des serviteurs étaient accourus qui, repoussant les étrangers, entourèrent le malade et l’emportèrent dans une chambre voisine.

Pendant plusieurs minutes on entendit les gémissements étouffés du vieillard. Marine sanglotait. M. de Résort, très ému et fort indécis, se demandait s’il fallait rester davantage.

Enfin la nièce reparut, l’air furieux : « Vous voulez donc tuer mon oncle ? s’écria-t-elle ; vraiment, la comédie que vous jouez est indigne, pire qu’indigne pour être jouée par des officiers français.

— Madame, répliqua Ferdinand, je vous prie de nous envoyer dire cela par monsieur votre fils.

— Voulez-vous donc provoquer mon enfant, afin de le tuer ensuite ?… Au secours ! À l’assassin ! » criait la dame en montrant les poings.

Des domestiques entraient… La scène menaçait de mal tourner et elle était fort ridicule en tout cas, et M. de Résort jugea prudent de la terminer.

« Nous partons, dit-il, mais en réservant tous les droits de celle que j’affirme être Mlle d’Almeira ; vous entendez ? ajouta-t-il en s’adressant aux gens du comte ; voici la fille du fils de votre maître, et voilà madame qui, chez son oncle, nous a sottement insultés. Allons, laissez-nous passer ; faudra-t-il donc dégainer ? »

Ceci s’adressait à deux ou trois serviteurs, qui, sur l’ordre de leur maîtresse, barraient la porte d’entrée ; mais, en apercevant le geste de M. de Résort et les épées du père et du fils à moitié sorties du fourreau, tous se sauvèrent…

Les issues laissées libres, les trois visiteurs s’en allèrent tranquillement et sans presser le pas.

Marine était bouleversée ; toute la journée elle ne cessa de répéter :

« Il voulait me bénir, pauvre homme, il pleurait, il tendait les bras… »

Oui, pauvre homme ! Et ensuite, malgré l’intervention de plusieurs personnes très haut placées au Brésil, le palais d’Almeira resta obstinément fermé à M. de Résort. Bientôt on apprit que le vieux comte avait été emmené par ses neveux à la campagne, dans un château délabré, à dix lieues de Rio, séquestré, répétait-on, maltraité peut-être.

Il y mourut l’année suivante, assez mystérieusement, répétaient ses anciens amis ou connaissances de Rio.

Mais M. de Résort n’avait aucun droit, aucun moyen d’intervenir ; cependant, avant de quitter le Brésil, il s’informa au sujet d’autres parents qui eussent pu protéger le vieillard et l’arracher des vilaines mains de sa nièce. Il n’existait aucun proche parent. À Rio cependant bien des gens répétaient :

« C’est la juste rétribution de la dureté témoignée autrefois à Juan. Le comte opprimait le jeune homme avant son mariage, et il l’a chassé pour ce mariage contracté avec une jeune fille honorable et charmante… »