L’épave mystérieuse/XX

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La délinquante fut posée sur la table.


CHAPITRE XX

Une comédie suivie d’un drame.


Ayant quitté Rio la veille, la Coquette s’en allait vent arrière et par un temps idéal : belle brise, beau soleil, de petites lames courtes léchaient les flancs du bateau. On naviguait encore près des côtes, et parfois de grands oiseaux blancs se posaient sur les vergues ou sur les enfléchures.

À Rio, l’amiral commandant la division de l’Atlantique sud avait passé l’inspection générale de la Coquette ; alors chacun pensait que Le Toullec allait exécuter ses menaces ; il n’en fut rien cependant. Mais Langelle n’alla pas une seule fois à terre, prêt à se soumettre, et, si on l’interrogeait, très décidé à s’accuser sans rejeter aucun blâme sur le commandant.

Quelques jours s’écoulèrent, et, à mesure qu’on descendit vers le sud, les nuages légers d’abord, comme de petits flocons de neige, devinrent plus grands et plus épais, chassant aussi avec une rapidité croissante. Agréable au premier moment après ces mois brûlants, le froid fut bientôt vif et piquant, avec des nuits plus longues.

Un soir, les élèves étaient tous réunis dans le poste ; là on parlait avec vivacité, plusieurs semblaient adresser des reproches à quelqu’un.

« Oui, s’écria un aspirant, oui, Marchal, cela vient de ton diable d’entêtement, pourquoi t’obstiner à la garder ?

— Mais, reprit Marchai, qui était le chef du poste, mais, Résort, elle paraissait dans les meilleures conditions ; ayant passé trois jours à terre, sa bonne mine m’a trompé, je l’avoue, et puis ce Brésilien me répondait d’elle.

— N’importe, il fallait essayer d’une autre, nous ne pouvions guère perdre au change. Vraiment, les repas deviennent impossibles, à se disputer avec elle.

— Et puis, dit un troisième, cette horrible odeur qui depuis Rio est devenue pire ! aux environs du carré on la sent déjà. Réellement, messieurs, par instants, n’était son sexe, j’aimerais à la battre.

— Qu’importe le sexe ? Moi, je vous propose de la mettre en jugement.

— En jugement ? Quelle idée !

— Mais oui, certainement, Résort a raison, il faut la juger, ça lui apprendra !

— Mais non pas sans l’entendre, donnons-lui la parole.

— Ou plutôt un avocat. Marchal parle tout seul lorsque personne ne l’écoute. Marchal veut-il la défendre ?

— J’y consens, dit Marchal, mais en réclamant contre cette imputation de bavardage ; à côté de Gérard je suis un muet, et puis je ne blague pas, moi…

— Messieurs, songez que nous allons nous constituer en cour suprême ; votre frivolité m’étonne, vu les circonstances présentes.

— Bien dit, Résort, tu répondras au défenseur.

— Entendu, et le docteur, comme doyen d’âge, sera notre président. Un président, un procureur général, un avocat et trois juges : voilà le tribunal constitué. Je propose d’endosser notre grande tenue.

— Accepté. »

Chacun alors s’habilla comme pour une fête, et l’on s’assit autour de la table du poste, sur laquelle, au préalable, avaient été disposés plumes, encrier, papier blanc, ainsi qu’une boîte destinée à recevoir les votes, et enfin une petite sonnette.

Le docteur agita cette sonnette, en disant : «  Le tribunal entre en séance, messieurs. Faites comparaître la prévenue, » ajouta-t-il en s’adressant au matelot domestique du poste, qui répondit, les yeux écarquillés : « La prétendue ! Connais pas cette particulière. »

Des éclats de rire partirent, et de nouveau le président agita furieusement sa sonnette.

« Messieurs, cria-t-il, ces rires sont inconvenants, indignes d’un tribunal sérieux. »

L’hilarité calmée, on ordonna au matelot, de plus en plus ahuri, d’apporter non pas la prétendue, mais la prévenue, laquelle se trouvait être… la lampe du poste, cette fameuse lampe solaire qui depuis Brest ne cessait de jouer des tours pendables aux aspirants.

Posée sur la table, la délinquante devint le sujet d’une longue plaidoirie. Marchal, son défenseur, invoqua deux heures durant l’ignorance, la mauvaise éducation et les déplorables instincts de cette infortunée. Bref, il plaida les circonstances atténuantes.

Le procureur général répliqua, faisant valoir les occasions que l’accusée aurait eues de s’instruire à Brest, et plus tard à bord. Est-ce qu’au carré et chez le commandant ses compagnes ne répandaient point leur bienfaisante lumière ? N’était-ce pas par suite d’un orgueil insensé et d’une obstination stupide que cette malheureuse fumait et empestait ceux dont la patience eût dû la ramener au sentiment du devoir ?

L’avocat s’écria d’un ton amer : « Je découvre trop bien un parti pris à l’avance caché sous les éloquentes paroles de M. le procureur général !… »

Le président résuma ensuite les débats ; parlant fort peu de la cause, il administra des éloges mérités aux deux orateurs.

On alla aux voix… et à l’unanimité la lampe solaire fut condamnée, sans appel ni sursis, à la peine de mort.

Pour conclure, le président ordonna que la coupable payerait sa dette à la société sur le théâtre même de ses crimes, à l’instant même. Et, interpellant le matelot :

« Énoch, ajouta-t-il, saignez la condamnée, afin que son sang impur ne souille pas la lame de nos sabres. »

« Ils sont toqués, sûr et certain, » pensait le matelot, qui répondit : « Je ne comprends point quoi que j’en dois faire !

— Vide cette lampe, idiot, expliqua un élève, vide-la jusqu’à la dernière goutte ; s’il en reste une seule, tu l’avaleras ! et puis rapporte l’objet ici.

— Ah ! qu’ils sont donc farces, ces jeunesses-là ! » murmurait Énoch en riant à se fendre la bouche.

La lampe vidée et rapportée, on la suspendit de nouveau au milieu de la table. Après quoi, avec leurs sabres, et à tour de rôle, les jeunes gens s’escrimèrent contre la condamnée. Bientôt des débris informes jonchèrent le sol du poste. Ces restes d’une lampe solaire furent balayés avec soin par Énoch et enfin jetés à la mer. Le matelot répétait à mi-voix tout en achevant sa besogne :

« Qu’ils sont donc farces, ces jeunesses ! moi, depuis que je navigue, j’en ai jamais vu de si farces ni de si gentils. »

Quelques fanaux remplacèrent la lampe, éclairant le poste à peu près aussi mal que leur devancière.

À Valparaiso, les aspirants se procurèrent enfin une excellente lampe carcel, qui mérita et obtint l’approbation générale.

… Le temps s’enlaidissait à vue d’œil, vent arrière, la corvette marchait d’autant plus vite, ses bonnettes rentrées, les cacatois dépassés, comme ses perroquets, elle piquait dans le sud.

On filait de douze à treize nœuds. Jamais de soleil, une grande houle ; pas encore de tempête, mais des coups de vent continuels. Les nuées sombres se fondaient par instants en une pluie glacée, fouettant les visages des hommes comme eussent fait des coups de garcette. Le froid saisissait l’équipage après ces longs mois passés sous les tropiques.

On était à la hauteur du cap Horn depuis la veille. Comment le bâtiment doublerait-il ce maudit cap, vent debout ? Fatiguant beaucoup, ses mâts calés, il naviguait au bas ris.

À huit heures du matin, le 16 novembre, on était en cape sèche. Le jour paraissait, sinistre, éclairant à peine. La corvette montait et descendait, ballottée au gré de ces énormes vagues et avec un rappel terrible. La bordée de quart sur le pont et les gabiers dans les hunes essayaient d’exécuter les ordres du commandant. Aveuglés par la pluie, gelés par les volutes d’eau qui balayaient le pont et grimpaient le long des mâts, les hommes de service grelottaient en dépit de leur rude besogne.

Tout à coup, plus monstrueuse que les précédentes, une lame embarqua et vint se briser à la hauteur du beaupré ; ensuite, capelant par-dessus les trois hunes, elle atteignit la dunette, dont, en s’en allant, elle ne laissa pas un vestige, non plus que du plat-bord du vent. Vingt charpentiers à l’ouvrage n’eussent pas mieux et plus proprement rasé dunette et plat-bord.

Les baleinières étaient aussi parties, et cinq hommes manquaient dans la hune d’artimon, cinq malheureux gabiers, et pas moyen de songer à leur jeter une bouée. Où étaient ces pauvres matelots ? personne ne pouvait distinguer un objet à deux mètres de distance. Les lames continuèrent à passer sur le pont… Bientôt une autre, aussi forte que la première, en se retirant, laissa le bâtiment engagé, qui ne se releva pas. Accrochés, retenus par les voisins, vingt hommes, un enseigne et deux aspirants, gisaient çà et là, blessés par les boulets de canon sortis de leurs parcs.

Gardant tout son sang-froid, étreignant le mât d’artimon d’une main, de l’autre une poulie, et retenant toujours sa courte pipe au coin de sa bouche, le commandant voit le danger et devine la


Une lame monstrueuse embarqua.

manœuvre à tenter : il faut fuir vent arrière, coûte que coûte, en abandonnant la cape.

L’ordre est donné à une douzaine de gabiers, qui s’élancent dans les haubans où le lieutenant les a déjà précédés.

« Établissez la misaine, crie le commandant, et disposez un grelin pour la soutenir. » Cette voile avait été larguée à l’instant même où le bâtiment s’engageait, afin de le relever avant tout en laissant porter.

La pluie, la grêle, les embruns fouettent et blessent ces hommes ; mais l’ordre s’exécute promptement. Un grelin (câble) est vite apporté, mis en croix de Saint-André : il soutiendra la misaine, sans quoi celle-ci serait emportée à la première rafale en causant d’irréparables avaries. Ce grelin va de la hune de misaine au gaillard d’avant.

La barre une fois mise au vent :

« Hissez la trinquette ! » crie de nouveau le commandant.

Le navire ne luttant plus s’en va fuyant devant la tempête qui souffle de l’ouest. Des lames hautes comme des montagnes l’accompagnent, mais elles n’embarquent plus. La Coquette et les lames suivant une même direction, au sud, toujours au sud, le courant les emmène dans une course folle, désordonnée… Le bateau monte parfois sur la crête de ces vagues, et, l’instant d’après, les eaux s’entr’ouvrent en formant une vallée profonde dans laquelle la corvette se précipite, la tête en avant, son gouvernail et la moitié de sa fausse quille en l’air… Ces montagnes liquides ne vont-elles pas se refermer sur ces quelques planches ?

Pendant vingt jours, officiers et matelots sont en alerte, aux pompes, à la manœuvre, rivalisant de zèle pour obéir aux ordres du commandant, qui, lui, ne se couche jamais. On essaye d’enrayer cette rapidité, de lofer, de remonter dans le vent au lieu de descendre avec l’ouragan ; la manœuvre réussit parfois et l’espérance renaît pendant quelques heures ; puis le bâtiment engage encore, et il faut de nouveau courir dans le sud, toujours plus vite… vers le terme de cette navigation vertigineuse qui sera… les terres du roi Louis-Philippe au pôle austral. Dès qu’on atteindra la banquise, les glaces enserreront le malheureux bateau, et pour l’équipage la mort deviendra une question de jours, peut-être de semaines, sans aucune chance de salut.

Le vingt et unième jour, et quel jour ! sans clarté, terne, gris ; sous une pluie glaciale l’équipage ne murmurait pas ; officiers et aspirants donnaient l’exemple et restaient impassibles ; mais les hommes étaient épuisés, comme hébétés ; l’hôpital sentait la fièvre et la mort ; encombré de malades, de blessés, entassés dans un espace trop restreint.

On filait de douze à quinze nœuds à l’heure.

« Voyez donc, commandant, s’écria Langelle, voyez là-bas, l’horizon paraît plus clair et les nuages y chassent en sens contraire, on dirait qu’ils viennent à nous. »

Les deux officiers braquèrent leurs jumelles dans le sud par l’avant de la corvette ; ils se tenaient après une filière. La brume, épaisse autour d’eux, se dissipait, en effet, du côté observé ; mais la pluie et les embruns brouillaient les verres des lorgnettes. Cependant, après quelques essais infructueux, on put observer l’horizon.

« Oui, répéta Langelle, certainement un grain se forme là-bas prêt à fondre sur le bateau, et un fameux grain, car maintenant tout est noir de ce côté-là aussi.

— Eh bien, Langelle, il faut recevoir ce grain, qui, avec l’aide de Dieu, nous annonce peut-être le salut, s’il arrive avec une saute dans le vent. »

Le commandant Le Toullec semblait aussi maître de lui que s’il eût causé d’une petite brise s’élevant à l’horizon d’un ciel radieux. Sa courte pipe aux dents, résigné au pire, sans perdre une minute son sang-froid au milieu du danger et à la veille d’une mort terrible, tel il se montrait ce matin-là, après une nuit passée debout, tel on l’avait constamment vu depuis le premier jour de la tempête.

Les ordres donnés, les gabiers furent envoyés à leur poste pour changer l’allure du bâtiment, si le vent changeait de direction. Le calme des officiers était contagieux et on ne perdait pas une seconde.

Enfin, avec une violence inouïe, le grain fondit ; d’autres succédèrent sans interruption pendant toute la journée, mais ceux-là n’arrivaient plus de l’ouest. La corvette put donc remonter au nord-est, et le soir, les lames, devenues moins dures, lui permirent de porter un peu plus de toile.

Deux jours après, le cap Horn doublé, on naviguait grand largue par une froide après-midi, et l’espoir renaissait à bord.

Enfin le navire entra dans cet océan Pacifique, digne de son nom, et qui allait donner le repos à l’équipage exténué.

Hélas ! cinq matelots manquaient à l’appel. Et parmi les malheureux qu’avaient blessés les boulets arrachés de leurs parcs, trois hommes, dont un maître, moururent bientôt à l’hôpital.

À la hauteur du cap de Penas, avant que la tempête mollît, devant ces vagues furieuses, dont les coups sourds ébranlaient les murailles du navire, un sabord fut un instant ouvert, et vivement refermé après qu’on y eut coulé une longue gaine en toile grise. Des lames entrèrent par le sabord, comme pour venir au-devant de ce qu’on allait leur donner. Non, les plus vieux marins ne se rappelaient rien d’aussi lamentable ! Cela recommença trois fois en un quart d’heure, et tous les hommes présents se disaient : «  À quand notre tour ? » en répondant aux prières récitées par le lieutenant avant l’immersion des cadavres.

Ferdinand était là, le cœur serré ; lui aussi, il croyait ne plus revoir ses parents. Désolé à ce spectacle, il pensait de bonne foi que, s’il survivait, il ne l’oublierait jamais. Le dernier dont la dépouille venait de disparaître, un deuxième maître, avait accroché l’aspirant de corvée au moment où une lame l’entraînait après avoir balayé le gaillard d’avant. Et, deux heures à peine écoulées, des matelots emportaient le second maître, blessé par un boulet, dans cet hôpital déjà encombré, où Ferdinand venait à chaque instant, essayant alors de soulager son sauveur, que le tétanos enleva cependant. Le pauvre homme mourut courageusement en pleine connaissance. À l’heure suprême, il dit à Ferdinand : « Merci, capitaine, et que Dieu vous récompense ! Au retour, voulez-vous aller au pays, à Paimpol, demander ma vieille mère ? Vous la saluerez de la part de son fils, Kerhello (Jean-Marie), et vous lui direz : Votre fils est mort chrétiennement, sans prêtre, puisqu’il n’y en avait point sur la Coquette, mais en se jetant dans la miséricorde de Dieu, et il a pensé à vous. »

Après la tempête, Ferdinand se disait : « Non, ces tristesses ne s’effaceront pas. Comment mes camarades peuvent-ils se réjouir et parler sans cesse des plaisirs promis à Valparaiso ?… »

Là cependant il rit et oublia comme les autres. S’ils ne savaient oublier et profiter des beaux jours et des belles relâches, les marins ne pourraient étaler leur dure vie.