L’épave mystérieuse/XXVII

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Le commandant s’accrochait au reste du balcon.


CHAPITRE XXVII

Projets d’avenir et tempête.


À l’est de Sébastopol, sur les hauteurs qui dominent la Tchernaïa et aux environs de cette rivière, le 5 novembre fut livrée la bataille d’Inkermann, la plus terrible et la plus meurtrière depuis le débarquement des troupes alliées à Old-Fort. Sur les bâtiments de l’escadre, on entendait le roulement incessant de la canonnade. Toute la journée, du pont des navires, officiers et matelots cherchèrent à percer la brume et à découvrir des plateaux invisibles pour eux. Envoyés à Balaklava, des avisos en rapportaient à l’escadre des nouvelles diffuses et contradictoires. Cependant à une heure l’amiral Hamelin reçut une communication officielle, dont il transmit bientôt le résumé à tous les commandants sous ses ordres.

« C’était, y lisait-on, la première bataille que nous offrait l’ennemi : pour les alliés 60 000 Français, 20 000 Anglais, 5 000 Turcs donnèrent ; les Russes, de leur côté, engagèrent 100 000 hommes ; deux fils du tsar, arrivés la veille à Sébastopol, enflammaient le courage des combattants.

« Blessé à la tête, le général Canrobert n’en demeura pas moins à cheval pendant toute l’action.

« Après une lutte acharnée, les divisions Bosquet et Bourbaki enfoncèrent les bataillons ennemis.

« Comme les Spartiates aux Thermopyles, les troupes anglaises combattirent sans reculer d’un pas. « Enfin les zouaves et les tirailleurs algériens achevèrent la déroute des Russes, repoussés de toutes les lignes attaquées par eux le matin.

« Au cours de l’action, des détachements de marins dégagèrent l’aile gauche de notre armée, en refoulant des ennemis bien supérieurs en nombre. »

La victoire était complète. Cependant les généraux anglais et français comprirent, le 5 novembre, que la lutte durerait encore longtemps, ardente, opiniâtre et courageuse.

À Inkermann, 8 000 Russes furent tués ou blessés, 12 000 hors de combat, et 4 000 environ pour l’armée alliée, avec une grande proportion d’officiers.

Dès le lendemain, une lettre d’Harry apprit à Ferdinand et aux officiers du Henri IV diverses péripéties de la bataille d’Inkermann.

Ayant narré ce que l’on sait déjà, la lettre continuait ainsi :

« Je n’ai pas reçu une égratignure, mon cher ami ; mais hier j’ai désiré mourir en voyant tomber tant de chefs et tant d’amis. Les nôtres ont été sublimes, répétez-le à tous, sublimes de patience, de courage, d’audace et de sang-froid.

« Malgré notre victoire, le deuil est général au camp. On y pleure lord Cathcart et tant d’autres. Devant moi, ce matin, notre cher général, duc de Cambridge, disait à lord Lucan : «  La vue de ce champ de bataille m’a brisé, et je sens que je suis trop vieux maintenant pour rendre aucun service. Je vais écrire à Sa Majesté de vouloir bien m’autoriser à rentrer en Angleterre. »

« Hier soir, avec mylord Cardigan, nous avons parcouru le ravin au-dessous du camp, éclairés par des torches et précédés par des soldats, des infirmiers et des médecins. Ah ! my dear, quel horrible spectacle ! Nous glissions dans le sang. Il faisait sombre ; mais parfois la lune se dégageait des nuages, et ses rayons tombaient sur de pâles figures aux traits contractés par l’agonie. Quelques-unes souriaient encore. Ils avaient dû tomber ainsi le sourire aux lèvres devant cette belle mort au combat… Plusieurs blessés furent trouvés vivants, enterrés sous des monceaux de cadavres. Songez, my dear, à ce que ceux-là avaient dû endurer pendant plusieurs heures ! Et parmi ces derniers je découvris un ami d’enfance, Georges Ellis. Il agonisait, les deux jambes brisées et le côté gauche ouvert. Nous l’étendîmes sur deux ou trois de nos capotes. Il gardait toute sa lucidité d’esprit et il me reconnut : « Une joie de vous dire au revoir, murmura-t-il ; embrassez-moi et tirez une chaîne, là, sous ma chemise. » Je lui obéis, tandis qu’un chirurgien essayait de sonder les plaies. À la chaîne pendaient une croix et un médaillon. « Ouvrez, reprit Georges, c’est… le portrait… de Lucy Graham…, ma fiancée… Vous le lui rapporterez…, et vous lui… direz : En mourant…, Georges Ellis… a prié et prononcé votre nom… » Mettez le médaillon et la croix… sur ma bouche… Merci… Récitez le Pater… » J’obéis encore ; ses lèvres toujours sur les deux objets, avant que j’eusse achevé la prière, Ellis rendait le dernier soupir. Je sanglotais, et, tout auprès de nous, lord Cardigan pleurait aussi, en disant : «  Quels terribles lendemains ont les victoires ! on ne s’y accoutume jamais… »

« Des compagnies cosaques paraissent avoir cruellement achevé plusieurs de nos blessés. Je vous transmets à ce propos la réponse faite à notre colonel par un prisonnier russe : « Cela est fort regrettable ; mais on ne peut toujours arrêter les troupes exaspérées. D’ailleurs, le pillage par les vôtres de l’église de Saint-Vladimir, auquel nos troupes ont assisté des bastions de Sébastopol, ce pillage, en blessant les sentiments religieux de l’armée du tzar, pourra donner un caractère bien cruel à la guerre. »

« Au moment d’envoyer ceci à Balaklava, j’apprends que, réunis en conseil de guerre, après un exposé des faits et un discours du général Canrobert, à l’unanimité, les généraux, amiraux, etc., viennent de décider qu’avant l’arrivée des renforts demandés et attendus de France il ne fallait pas risquer un assaut dont l’insuccès deviendrait un désastre irréparable.

« Vous rappelez-vous, my dear, les digues que j’opposais à votre enthousiasme et à vos jeunes espérances, d’ailleurs partagées autour de nous ? Officiers et soldats ont compté sur un siège et une campagne heureusement terminés avant l’hiver. Et cet hiver arrive déjà ! Et notre armée, plus que la vôtre, commence à être cruellement éprouvée, non pas découragée, entendons-nous ; mais les malades affluent aux ambulances, et j’ai grand’peur qu’à Londres on n’ait pas prévu nos besoins de toutes sortes. D’abord, malgré les demandes des généraux en chef, nos soldats ne sont pas assez vêtus… De grandes capotes, qu’ils appellent des criméennes, viennent d’arriver pour les vôtres. Je voudrais voir ces vêtements adoptés chez nous.

« My dear, vous allez penser que j’ai le spleen ; non, vraiment ; mais peut-être suis-je encore sous l’impression de ce triste champ de la mort parcouru hier au soir…

« P.-S. — J’oubliais de vous informer que je suis promu au grade de major. Beaucoup, il me semble, méritaient davantage ce grade ; mais depuis Balaklava, lord Cardigan désirait de me le voir obtenir. »

.........................

La semaine suivante, Ferdinand était encore l’hôte du Henri IV ; parfaitement reçu chez le commandant et au carré, il commençait à se servir de sa main droite.

La distance entre l’âge de Langelle et le sien paraissait moins grande à mesure que tous deux prenaient des années et ils se trouvaient très heureux ensemble, causant du passé, faisant des projets pour l’avenir.

« Lorsque la campagne sera terminée, disait Ferdinand à son ami, dans quelques mois, après la prise de Sébastopol, vous viendrez aux Pins, pour tout le temps que durera mon congé.

— Mon cher Résort, je serai toujours heureux de me trouver chez vos parents. Cependant, en France, je ne laisse jamais longtemps seule ma mère, qui, de son côté, m’encourage toujours à me distraire. Pauvre chère mère ! Après avoir atteint l’âge de la retraite, peut-être me fixerai-je auprès d’elle, quoique j’aime passionnément mon métier ! Et des vôtres, quelles nouvelles ?

— Bonnes, merci ! Ma mère espère que mon père n’obtiendra pas ce poste promis dans l’escadre Hamelin. Marine continue à être la joie de la maison. Paul travaille, et notre ancien commandant Le Toullec passe ses journées à inventer des jeux et des cadeaux pour mon frère et ma sœur, auxquels Mademoiselle et Pluton procurent une véritable distraction. À propos, où est resté Stop ?

— À la maison, et se hérissant encore au seul nom de Mademoiselle. Mais parlez-moi donc de Thomy. En savez-vous quelque chose ?

— Il ne m’a plus donné signe de vie, ce dont je suis bien aise ; mais, à ce propos, vous ai-je parlé d’une certaine missive ?

— Non ; vous m’avez seulement appris l’insuccès de vos démarches touchant ce soldat, qui me déplut fort le jour où je le rencontrai au Clocheton.

— Eh bien, à l’instant où je quittais l’ambulance, Thomy m’adressa une lettre insolente, m’accusant de l’avoir mal défendu, peut-être même chargé auprès de ses chefs, et ajoutant ceci : « D’ailleurs, depuis notre enfance, j’ai été votre souffre-douleur, et je reste une sorte de paria, à l’armée comme à bord et aux Pins, poursuivi par les injustices de chacun. Mais je jure de me venger de tous ces généraux, de tous ces chefs. » La lettre continuait sur ce ton, et j’eus un moment l’envie de l’envoyer au capitaine de cet imbécile… Mais on vous demande. »

En effet, à la porte du carré, interrompant la conversation, le commandant en second appelait Langelle pour lui communiquer les ordres de leur chef.

Depuis le matin, le mauvais temps s’annonçait et le baromètre subissait des oscillations qui précèdent ordinairement les tempêtes.

« Peut-être un cyclone passe-t-il dans les parages voisins, et peut-être aussi aurons-nous la chance de n’en sentir que la queue, dit Langelle, répondant aux remarques du capitaine de frégate.

— Dieu le veuille ! L’escadre est ici simplement à l’abri de ses bouées ; joli abri ! les commandants ont déjà fait de vaines observations à ce sujet. Enfin nous allons nous méfier ! »

Les mâts furent donc calés, les panneaux cloués, toutes les embarcations, tous les canons solidement amarrés. Le bâtiment possédait des ancres énormes, et pourvu que le vent restât du sud-est et soufflât de terre, on ne serait pas trop exposé.

Mais dans la soirée l’ouragan se déchaîna et le vent sauta brusquement. La nuit suivante s’écoula au milieu des plus sérieuses appréhensions. Les chefs se rendaient aussi compte de la position terrible où se trouverait l’armée alliée, si tout ou même une partie de sa flotte était détruite.

Depuis Inkermann, les belligérants organisaient une défense et une attaque formidables. Mais du 14 au 16 novembre le vent et la pluie bouleversèrent le sol de la Crimée en balayant les tranchées et les bastions ; des batteries furent noyées. La Tchernaïa déborda, inondant les murs de Sébastopol. Cependant les assiégeants éprouvèrent les plus sérieux dommages. Ensuite les maladies décimèrent les deux armées. Ces maladies provenaient en grande partie des souffrances endurées après cette tempête au milieu des camps détrempés où les soldats devaient coucher sur un sol boueux et sous des tentes humides.

À Balaklava, huit bâtiments anglais coulèrent bas. L’un d’eux, arrivé la veille, n’avait pas encore pu être déchargé. C’était The Prince, immense transport apportant en Crimée des vivres, des munitions et des vêtements chauds pour tous les soldats ; rien ne fut sauvé ; on se trouva dans l’impossibilité de rien remplacer avant plusieurs semaines, alors les troupes, minées par le choléra et la consomption, se fondirent littéralement.

À Kamiesh, malgré cette tempête, nos navires tinrent bon, mais ils éprouvèrent de très graves avaries, et quelques-uns durent ensuite retourner en France pour être démolis.

Le port de Kamiesh ne pouvait contenir qu’un nombre limité de vaisseaux. Le gros de l’escadre et les transports étaient donc mouillés en rade foraine devant Eupatoria et plusieurs sombrèrent ou se brisèrent sur les côtes. Enfin le désastre financier fut incalculable ; mais, grâce au sang-froid et à l’habileté des commandants, très peu d’hommes perdirent la vie sur les bâtiments de guerre.

À midi la tempête atteignait son paroxysme, un cyclone passait, et aux rares intervalles pendant lesquels on distingua quelque chose du pont du Henri IV, l’équipage assista à de terrifiants spectacles. Tantôt c’était un bâtiment voisin coulant à pic, tantôt un autre qui restait engagé et dont l’équipage poussait des cris.

Au large, des coups de canon partaient de tous les côtés, appels désespérés de ceux que personne ne devait secourir. Le mer grossissait toujours, des trombes d’eau comme aspirées allaient se perdre dans les nuages subitement abaissés. Le tonnerre grondait presque sans interruption, par instants la foudre illuminait subitement un coin du ciel, puis tout redevenait noir. La pluie et la grêle blessaient les hommes et les officiers ; les vagues déferlaient sur le pont, emportant quelquefois soit un bastingage, soit une embarcation. Cependant à bord du Henri IV pas un homme ne manquait encore à l’appel ; depuis quinze heures les commandants et les officiers restaient debout, luttant contre les éléments. Parmi ces huit cents hommes réunis, aucune défaillance, pas une crainte n’avait été manifestée. Chacun regardait en face cette mort probable ; car, si le vent arrivait à tourner d’un quart, rien ne pourrait empêcher le Henri IV de se briser sur la falaise, qu’on savait proche.

Eh bien, on aurait lutté jusqu’à la dernière minute et on mourrait à côté du commandant Jehenne, après avoir mérité l’éloge que celui-ci venait d’adresser à son équipage :

« Je suis fier de vous, mes enfants, jusqu’au plus jeune mousse, je sais que vous ferez votre devoir ; si Dieu le veut, vous succomberez, mais en braves et en chrétiens. »

Et dans la batterie, au travers des coups sourds qui ébranlaient les murailles, puis là-haut, dominant la voix de la tempête, on entendit huit cents hommes s’écrier : « Oui, commandant, vive le commandant !

À deux heures, encore debout sur la dunette, le commandant restait immobile et ses traits gardaient la même impassibilité, le bras passé autour d’une barre de fer, seul débris du balcon ; il donna l’ordre suivant que transmirent les officiers de service et les sifflets des quartiers-maîtres ;

« Tout le monde sur le pont ! »

Lorsqu’il vit l’équipage réuni sur le pont des gaillards ou entre l’avant et l’arrière :

« Hissez la trinquette[1] ! » cria-t-il.

« Hissez la trinquette ! » répéta après lui l’officier de manœuvre.

Une caliorne est promptement disposée sur le gaillard d’avant ; les gabiers de beaupré viennent de la frapper sur le point d’écoute de la solide voile de cape. Toute la bordée disponible est à côté, rangée sur la drisse, afin de hisser la trinquette aussi rapidement que possible. Plusieurs hommes sont renversés ; vite relevés, ils reprennent leur place, malgré les embruns et cet infernal roulis… On ne comprend pas encore, mais l’espérance renaît parce qu’on agit…

Les officiers que le devoir n’appelle pas ailleurs entourent leur chef, chacun s’accroche après ce qu’il a trouvé sous sa main.

« Commandant, dit l’officier de quart, la trinquette est parée.

— Amarrez les mousses aux bouées ! » ordonne le commandant, et à demi-voix, s’adressant à l’officier de service, il ajoute :

« Attachez également M. de Résort et ensuite les plus jeunes matelots, s’il reste quelques bouées.

— Il n’en restera pas ; nous en avons seulement onze, et il y a dix mousses.

— Parfaitement. Ah, qu’est-ce donc ? s’écrie le commandant entendant le bruit d’une altercation.

— Commandant, répond un officier, M. de Résort refuse d’être attaché. »

Ferdinand, très excité, s’approche en disant :

« Commandant, je veux courir les mêmes dangers que vous.

— Vous voulez, monsieur ? eh bien, moi, j’ordonne. Vous voilà mon hôte, blessé, incapable de nager, si par hasard on peut nager. D’ailleurs, je n’entends pas qu’on ait ici une volonté en dehors de la mienne. Allez, monsieur, et obéissez.

— Oui, commandant, dit Ferdinand qui laisse attacher les cordelettes de la bouée autour de sa taille.

— Ah ! s’écrie l’officier de quart, trois sur quatre des chaînes des ancres ont cassé, et nous chassons.

— Je pensais que cela allait arriver, » murmure le commandant, et à haute voix : « Mouillez les deux ancres des chaloupes à l’arrière du vaisseau, larguez la chaîne de la grosse ancre : à border la trinquette, la barre droite et le cap sur la terre. »

Les commandements retentissent, répétés d’un gaillard à l’autre ; ils sont à mesure exécutés avec ordre et rapidité. Chacun comprend enfin la manœuvre, mais en se demandant par quelle intuition, au milieu de cette pluie aveuglante, le commandant peut avoir choisi la place où il compte échouer son vaisseau.

La trinquette bordée donne une impulsion très vive au bâtiment, dont cependant les ancres, mouillées à dessein, entravent la course. La barre se maintient droite. L’équipage reste haletant. Les lames déferlent toujours, moins dures à présent qu’on marche de plus en plus vite.

« Si les petites ancres manquent, dit tout bas le commandant en second, si la barre dévie, nous allons nous briser contre les falaises.

— Nous ne nous briserons pas et la barre restera en ligne, répond le commandant qui a entendu. Mais à la volonté de Dieu, » ajoute-t-il en faisant le signe de la croix. Plusieurs l’imitèrent, que d’autres aperçurent. Une courte mais fervente prière fut alors adressée par ces huit cents hommes prêts à paraître devant leur Dieu.

Tout à coup le bâtiment reçoit un choc formidable. Quantité de matelots, plusieurs officiers sont renversés.

« Larguez la chaîne des ancres ! » crie le commandant.

À ce moment, on aperçoit une chose blanche qui se dresse devant le bâtiment ; c’est une haute muraille, une espèce de digue, probablement construite pour arrêter la dune. Les vagues déferlent encore à l’arrière, mais le beaupré et le gaillard d’avant se trouvent enfoncés dans le sable, et si profondément, que le navire ne bouge plus ; immobile et droit, il va rester sur cette plage… Sauf quelques matelots blessés au cours de la lutte, tous les officiers, tous les hommes sont encore là debout !…

Le commandant Jéhenne avait habilement calculé et manœuvré en se dirigeant vers une anse à peine large de quarante mètres, dont il se souvint au moment du danger pour l’avoir reconnue quelques jours auparavant. S’il eût dévié sur bâbord ou tribord, le vaisseau se brisait contre des roches aiguës ; mais la barre resta droite.

Quatre heures piquaient au moment de l’échouage ; immobiles, les hommes admiraient leur chef debout sur la dunette et vivement éclairé par cette teinte embrasée qu’ont les rayons du soleil couchant aux jours des tempêtes.

Le commandant entendit une grosse pendule placée dans son salon sonner l’heure à son tour, et alors, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé, il s’adressa à son second :

« Qu’on fasse souper l’équipage, » dit-il. Ensuite, pour la première fois depuis trente heures, il descendit dans son appartement. Quelques officiers dînèrent, an carré, de ce qu’ils y trouvèrent.


Le bâtiment reçut un choc formidable.

Personne ne parla d’abord. Après ce danger, cette mort évitée et vue de si près, on pensait aux autres luttant encore au milieu de l’ouragan.

Et puis, cela ne faisait aucun doute, le Henri IV était condamné à demeurer là.

— Chez les officiers et chez les matelots, c’est toujours une chose très intime qui se brise ; en eux il se produit comme un grand déchirement lorsqu’ils voient leur bateau perdu.

Langelle rompit le silence et à voix basse s’adressant à Ferdinand : « Je sais parfaitement que nous ne sommes pas les seuls, et que, tout considéré, nous nous en tirons fort bien, grâce au commandant. Quel homme ! Jamais je n’oublierai l’expression de sa physionomie quand il ordonna cette dernière manœuvre : alors, les sourcils froncés, les narines dilatées, la main tendue, il paraissait commander aux éléments. Mais, ajouta Langelle encore plus bas, voyez-vous, Résort, c’est à en devenir superstitieux, et dorénavant je conseillerai à chacun de ne point embarquer là où je me trouverai, car depuis ma première campagne je n’en ai pas terminé une sans que la mer essayât de nous engloutir, mon bateau ou moi-même ; rappelez-vous ce qui nous arriva sur la Coquette, et par deux fois.

— Quel enfantillage ! répliqua Ferdinand ; l’extrême fatigue vous fait seule parler ainsi. Mon engagement tient toujours et, lorsque vous commanderez, je m’en irai votre second n’importe dans quel pays.

— Mon petit Résort, c’est gentil ce que vous me dites là. Oui, après la guerre nous nous en irons ensemble sur quelque grande mer, et je vous réponds qu’entre vous et moi notre bateau sera bien tenu, et les hommes aussi. Allons, me voilà complètement remonté. D’ailleurs, depuis la Coquette vous m’avez toujours fait grand bien. Je n’ai pas oublié cette matinée où tout me paraissait désagréable à bord, lorsque je vous trouvai donnant du chocolat à Stop ; nous emmènerons Stop naturellement.

— Certes, reprit Ferdinand en souriant, et nous nous procurerons un chat noir, auquel nous donnerons encore le nom de Pluton. »

À cet instant, un timonier appela Langelle, qui revint bientôt fort pâle, les yeux rouges. En l’apercevant :

« Un malheur, qu’est-ce ? demandèrent plusieurs officiers.

— Non, pas un malheur, mais une chose qui vous eût bouleversés aussi. Écoutez : Tout à l’heure, ayant à porter le cahier de service au commandant Jehenne, je frappai chez lui. Ne recevant aucune réponse, je pénétrai dans le salon, et là, messieurs, une émotion très pénible m’attendait. Croyant être seul, assis contre la fenêtre de la galerie et la tête dans ses mains, le commandant pleurait à chaudes larmes. Il se redressa au bruit que je lis ; d’abord je restai pétrifié, sans comprendre tout de suite, n’ayant jamais imaginé que je verrais des larmes sur cette figure-là. Et lui s’écria avec un sanglot : « Mon pauvre Henri IV ! Mon beau bateau ! » Messieurs, j’ai pleuré alors, et vous eussiez fait de même. »

Très ému à ce récit et en passant le revers de sa main sur ses yeux humides, Ferdinand aperçut plusieurs officiers qui essuyaient les leurs.




  1. La trinquette, voile de fortune.