L’épave mystérieuse/XXVIII

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C’étaient de vieilles connaissances.


CHAPITRE XXVIII

Où Marine prend une résolution énergique.


Encore plus de trois mois écoulés. Là-bas nos soldats luttaient toujours contre les Russes et, avec moins de succès, contre l’hiver.

En tombant du 5 au 18 janvier, la neige couvrit entièrement le sol de la Crimée. Le choléra envahit de nouveau les deux camps.

« L’armée anglaise, moins résistante que la nôtre, s’en va par tous les bouts, diminuant de cent hommes par jour ; je ne sais où s’arrêtera ce principe de consomption chez nos alliés. » (Lettres du général Canrobert.)

Et l’armée russe augmentait à proportion.

Malgré le zèle des chefs et des marins, les vivres et les munitions n’arrivaient pas régulièrement. Mal nourris, mal abrités, les chevaux mouraient ; ceux d’Afrique et les mulets résistèrent seuls. Tous les arbres et jusqu’aux moindres souches avaient été brûlés et le charbon de terre manquait souvent. En janvier, deux mille cinq cents hommes furent congelés, dont la moitié succomba. Blessés ou malades, neuf mille soldats ou officiers entrèrent alors aux ambulances, et il fallut les remplacer.

Les renforts étaient envoyés de France, où bien des familles pleuraient déjà un fils et un mari. Celles dont les membres combattaient en Orient, et d’autres aussi, ne voulaient pas comprendre pourquoi Sébastopol tenait encore. On discutait beaucoup et on blâmait davantage. Et cet investissement rêvé à Paris revenait sur le tapis : « Pourquoi ne pas investir ? répétaient la plupart des gens. — Impossible, » répondaient de Crimée les généraux compétents.

Les correspondances particulières de Vienne évaluaient à vingt-cinq mille le nombre des Russes tués ou mis hors de combat au feu jusqu’à la fin de décembre. Encore plus éprouvés que nous, ils avaient au mois de février vingt-cinq mille soldats à l’hôpital de Baktchisaraï. Des convois de malades partaient constamment pour le centre de l’empire.

Cependant le tsar et les généraux espéraient lasser leurs ennemis, et pas plus alors qu’aux premiers jours du siège, on n’entrevoyait la possibilité de rendre Sébastopol.

Le général Totleben cherchait et trouvait sans cesse des combinaisons nouvelles pour fortifier la ville au dedans et la mieux défendre au dehors : là des barricades et des redoutes, plus loin de nouveaux bastions, partout des embuscades où tombaient souvent nos éclaireurs et nos francs-tireurs emportés par un courage inconsidéré.

Déjà miné par le chagrin dont il devait bientôt mourir, le tsar ordonna l’attaque d’Eupatoria, défendue par la division turque, attaque entreprise malgré le général russe Wrangel et dont l’insuccès entraîna le rappel du prince Menschikoff, celui-ci fut remplacé en Crimée ; par le général Gortchakoff, qui était à la tête du vieux parti russe et de la résistance à outrance.

… À la fin d’une belle journée du mois de février, deux personnes causaient à Toulon de la guerre d’Orient, que trois autres paraissaient écouter avec un très vif intérêt. C’étaient de vieilles connaissances : le commandant Le Toullec et Jacques de Langelle d’une part, et de l’autre Mademoiselle, Stop et Pluton.

La tête appuyée sur les genoux de Jacques, Stop tournait résolument le dos à son ancienne ennemie, retrouvée par lui avec un déplaisir évident. Étendus côte à côte et rôtissant leurs petits nez devant un bon feu, la guenon et le chat jouissaient de l’existence et de la bonne chaleur.

« Oui, Langelle, je partage votre avis : la guerre durera encore longtemps, disait Le Toullec, et je n’en suis que plus désolé en restant ici, pareil à un vieux cachalot sur un banc de corail. Mais pour vous, quelles nouvelles ?

— En apprenant le retour très prochain de son second, j’ai tout de suite télégraphié au commandant du Vauban et puis au ministère pour demander le poste vacant : on me l’a accordé ; reste à savoir par où je rejoindrai le vaisseau, en ce moment à Constantinople. Sur la Sémillante peut-être ?

— La Sémillante ? je connais beaucoup son commandant. Elle va partir après-demain avec un chargement énorme ; heureusement que le trajet est court. Eh bien, après la perte du Henri IV, vous n’aurez pas traîné en France dans votre nouveau grade. Votre mère ne sera-t-elle pas désolée ?

— Hélas ! oui ; mais le désir de me retrouver là-bas m’ôtait sommeil et appétit, et la pauvre chère femme m’a dit : « Il faut y retourner, Jacques, seulement pas à terre ; accorde-moi cela au moins. » Je me suis donc engagé à ne solliciter qu’un poste embarqué. Les mères et les femmes dont les fils et les maris sont en Crimée passent une terrible année.

— À propos, avez-vous été chez Mme de Résort ? A-t-on des nouvelles, rue Puget ?

— Oui, j’ai dîné hier avec ces dames. Vous avez bien nommé Mlle Marine une petite fée. Ah ! si je n’étais déjà vieux !

— Vieux à trente-huit ans ?

— Les campagnes comptent double ! Mais, pour répondre à vos questions, je vous dirai que Mme de Résort se trouve mieux et que le docteur m’a permis de l’écrire à son fils en toute sincérité. La fracture de la jambe nette et simple sera ressoudée dans un mois et sans laisser de trace. Cette chute du haut en bas d’un escalier eût pu être bien autrement grave. Cependant, à cause de sa nature active, Mme de Résort s’énerve beaucoup, et puis elle s’inquiète encore de son mari ; revenu très fatigué de la Baltique, l’amiral de Résort, vous le savez, est parti avec un gros rhume. »

À cet instant, on sonna à la porte d’entrée, et bientôt, celle du salon ouverte, Marius annonça, en souriant d’un air ravi :

« Mlle de Résort et M. Paul. »

Le Toullec s’avança, les deux mains tendues ; Langelle alla au-devant des visiteurs ; mais Stop et la guenon les devancèrent tous les deux ; pendant que le premier gambadait autour du frère et de la sœur, Mademoiselle avait enlacé de ses deux petits bras le cou de Paul.

« Mon Dieu ! qu’est-ce ? Une mauvaise nouvelle. ! s’écria Langelle, remarquant la pâleur et les yeux rouges de la jeune fille.

— Résort ! » s’écria Le Toullec très ému. Il voyait déjà Ferdinand blessé ou pire.

« Non, mon ami ; non, commandant ; ce n’est pas mon frère, mais mon père qui est très malade… à Constantinople, et il demande à maman d’aller le soigner. »

En donnant cette triste nouvelle, Marine cacha sa figure avec ses mains ; dans la rue, elle avait pu arrêter ses larmes ; mais à présent elle sanglotait, Paul aussi.

« Ma chère Marine, ma petite amie, la malheureuse dame ! disait Le Toullec bouleversé, jurant aussi, mais tout bas.

— Pauvre enfant ! » répétait Langelle, les yeux humides.

Enfin Paul se calma et il instruisit ses amis : Le courrier d’Orient arrivé dans la matinée apportait une lettre de l’amiral de Résort, dans laquelle il apprenait à sa femme qu’il était malade à Péra, très bien soigné, mais avec une pleurésie, et il ajoutait : « Pas très grave cette pleurésie, ma chère Madeleine, le docteur affirme qu’il n’y a aucun danger, et, vous le savez, je dis toujours l’entière vérité ; il faut donc me croire, et ne pas laisser travailler votre chère petite tête. Ensuite, comme, malgré mes assurances, vous ne voudrez pas être tranquille, je vous propose de venir ici avec les enfants. En somme, cela se réduit à une question de dépense que, Dieu merci, nous pouvons écarter. Je vous attends donc très vite tous les trois… » La lettre se terminait par des indications touchant le départ des paquebots. Et, continua Paul, après avoir lu cette lettre, maman a tant pleuré, vraiment je ne croyais pas qu’on pût avoir tant de larmes dans les yeux, Marine aussi, moi comme elles, et Fanny tout de même avec Charlot dans la cuisine. Et puis, j’ai dit à maman : « Si j’allais chez le bon commandant, peut-être sait-il autre chose de papa. » Et maman a répondu : «  Oui, vas-y avec ta sœur, mais il ne peut rien savoir ; pourtant il nous rendra le service de s’informer à la préfecture maritime, où la maladie de votre père doit être connue, et là M. Le Toullec, de ma part, demandera l’autorisation d’envoyer un télégramme à mon mari : cette autorisation étant nécessaire pour expédier des dépêches privées en Orient. »

— J’y cours, s’écria Langelle, chez votre mère d’abord, mademoiselle, et puis à la préfecture porter sa dépêche.

— Merci, monsieur, vous êtes très bon, » dit Marine, qui reprenait un peu de courage.

Ensuite le commandant Le Toullec ramena ses jeunes amis. Ils trouvèrent Mme de Résort résolue à dominer son chagrin en attendant une réponse de son mari. Ayant envoyé chercher le médecin, elle espérait que celui-ci l’autoriserait à s’embarquer, le cas échéant, en se faisant porter, immobile. Cependant le docteur arriva bientôt, pour se montrer des moins encourageants :

« Chère madame, dit-il, si vous bougez, à pied, à cheval ou en bateau, c’est tout un, l’appareil se déplacera et la fracture déjà réduite se décollera. Alors vous resterez boiteuse et infirme toute votre vie. »

À la préfecture on ne savait rien, sinon que l’amiral de Résort avait dû s’arrêter à Constantinople à cause d’une maladie.

Le télégramme de Mme de Résort fut expédié sans difficulté ; elle y expliquait qu’une légère fracture à la jambe rendait un voyage très difficile, mais qu’elle n’hésiterait pas à se mettre en route si le mal dont lui parlait son mari offrait plus de gravité qu’il ne l’avouait dans sa lettre.

Le Toullec et Langelle dînèrent chez Mme de Résort et passèrent la soirée à essayer de lui prouver que l’amiral désirait surtout procurer un beau voyage à sa famille.

En les reconduisant jusqu’au bas de l’escalier :

« Je vous enverrai copie du télégramme de papa, leur dit Marine, par Charlot, n’importe à quelle heure, n’est-ce pas ? dès que sa dépêche arrivera.

— Oui, je vous en prie, répondit Le Toullec, envoyez chez moi, où Langelle a bien voulu accepter ma chambre d’amis.

— Quand vous embarquez-vous, monsieur ? demanda Marine en s’adressant à Jacques.

— Dans trois ou quatre jours, sur la Sémillante décidément. J’en ai reçu tout à l’heure l’avis officiel. Vous pouvez donc me surcharger de commissions pour votre frère.

— Que vous êtes bon ! Merci, à demain. »

Mais le lendemain, au moment où Le Toullec et son hôte achevaient leur premier déjeuner, Marine et Paul furent de nouveau introduits ; leurs traits fatigués témoignaient d’une nuit sans sommeil et de bien des larmes versées.

« Voici la réponse de papa, dit Marine, elle est arrivée aussitôt après votre départ hier ; lisez-la, monsieur Le Toullec. »

Celui-ci lut : « Navré de votre accident, je vous défends de quitter Toulon ; mon état demeure stationnaire, aucun danger. J’écris. Tendres amitiés. Amiral de Résort. »

Cela n’était guère rassurant, malgré ces deux mots : « aucun danger » ; la maladie devait être grave en tous cas, puisque l’amiral ne pouvait annoncer un mieux véritable, dans ce télégramme de huit jours plus récent que sa lettre.

Tous restèrent silencieux.

« Il y a autre chose encore ? » dit Langelle au bout d’un instant, car il venait de remarquer l’air bizarre et le jeu de physionomie de Marine qui rougissait et pâlissait tour à tour, les yeux levés sur Le Toullec.

« Avez-vous une peine, ajouta-t-il, ou bien un souci que vous n’osiez avouer devant moi ?

— Non, monsieur ; oui, monsieur, je voudrais… mais je parlerai très bien en votre présence. Seulement… »

Marine se tut de nouveau ; les yeux pleins de larmes, elle regardait encore Le Toullec.

« Eh bien, moi, je parlerai, » s’écria Paul en tapant de toutes ses forces son petit poing sur la table.

Au bruit : Wap, wap, fit Stop. Couic, couic, cria Mademoiselle. Quant à Pluton, blotti sur les genoux de Marine, il filait tranquillement, ses yeux verts à demi fermés.

« Oui, je parlerai, continua Paul, et Marine aura beau me faire des signes, je dirai ce qu’elle n’ose pas vous avouer.

— Ne contrariez pas votre sœur, dit Langelle, vous voyez bien qu’elle pleure.

— Veux-tu bien ne pas lui faire de peine, petit monstre ! ajouta Le Toullec, qui se leva et vint prendre la main de la jeune fille.

— Je ne suis pas un monstre, répliqua Paul en riant, mais un bon garçon ; Marine le sait bien, et elle me l’a répété tout à l’heure dans la rue lorsque je lui ai dit : « Tu as raison, ma petite sœur ; sois tranquille, je soignerai maman juste comme tu la soignais. Et pourtant, c’était une fameuse chance, celle de voir Constantinople avec maman et toi… »

— Ah ! interrompit Langelle, je devine, vous voulez partir, mademoiselle ; mais c’est impossible, seule à votre âge ! Mme de Résort n’y consentira jamais.

— Mais si, mais oui, s’écria Paul, maman y consent. Dame, ça n’a pas été tout seul ; Marine a prié, supplié toute la nuit, moi aussi quand je me réveillais ; je ne m’étais pas couché, mais de temps en temps, assis au pied du lit de maman sur un fauteuil, le sommeil m’empoignait… »

Les deux messieurs pensaient, très étonnés : « Comment laisser aller cette enfant aussi loin, sans protection ? Et si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle arrivait après la mort de celui qu’elle allait soigner ? Certainement, bien des officiers en auraient pitié, mais… »

Marine paraissait encore plus perplexe. Enfin, brusquement, elle se leva, sans penser à Pluton, qui, jeté à terre, prit un air très offensé. Alors, s’approchant tout près de Le Toullec, et à voix très basse :

« Commandant, dit la jeune fille, j’ai pensé, j’ai dit à maman, pour la convaincre, et en effet cela a fini par la décider… J’ai dit que… que… vous…

— Que je vous conduirais à Constantinople, s’écria le brave homme, comprenant tout d’un coup. Vous avez pensé cela, petite fée, et à vous seule ? Voyons, regardez-moi et répondez : à vous seule ?

— Mais oui, commandant.

— Eh bien, mille millions de tonnerres… ! Non, c’est vilain… mille pipes du diable ! Quelle habitude ! ça revient dans les grands moments. Enfin, bien sûr que j’irai avec vous à Constantinople, ou ailleurs ; voilà une magnifique idée, les fées en ont seules d’aussi bonnes. Quand partons-nous ? Oh ! il ne faut pas m’étouffer auparavant. »

En effet, pendant que Langelle, très ému, regardait et écoutait, Marine et Paul s’étaient jetés au cou de leur vieil ami ; ce que voyant, Stop se mit à danser en aboyant et Mademoiselle à gambader sur tous les meubles. Pluton boudait toujours et paraissait indifférent.

Enfin, on se calma et on causa des moyens pratiques pour arriver aussitôt que possible. De Marseille, bien malheureusement, le paquebot hebdomadaire partait le jour même ; il fallait donc attendre une semaine. C’était bien long.

« Mais, reprit Langelle, la Sémillante doit quitter Toulon dans deux ou trois jours, le 13 ou le 14 février ; elle fera donc escale à Constantinople avant l’arrivée du prochain paquebot. Vu les circonstances, le préfet maritime prendrait peut-être sur lui de vous accorder passage à bord de ce bateau, où, m’embarquant aussi, je pourrais vous rendre bien des petits services.

— J’appelle cela une inspiration pratique, dit Le Toullec. Pendant que je m’habille en tenue de visite, Langelle ira chez Mme de Résort, dont il nous rapportera la réponse ici. Ensuite je me rendrai auprès de l’amiral Dubourdieu, un vieux camarade, qui accédera sans doute à ma demande. »

Langelle partit en courant, et Marine essaya d’exprimer sa reconnaissance.

« Taisez-vous, petite fée, répliqua le digne homme. Croyez-vous bellement que ce n’est point un plaisir pour moi ! Au lieu de moisir à Toulon comme une vieille morue au fond d’un tonneau, je ferai un superbe voyage avec une enfant dont l’amitié et les attentions ont comblé le vieux ours mal léché que je suis. Ne parions plus de tout ça. Ah ! Marius apporte du chocolat et des tartines ; le brave garçon a pensé que vous n’aviez pas déjeuné, et moi, comme un étourneau, je ne m’en inquiétais point. »

En effet, Marine et Paul étaient sortis à jeun et ils firent grand honneur au repas improvisé.

Langelle rentra bientôt, annonçant que Mme de Résort remerciait de tout son cœur et acceptait la proposition de M. Le Toullec.

Alors, quittant la maison du Mourillon, tous se donnèrent rendez-vous pour l’heure du déjeuner chez Mme de Résort.

Arrivé le premier, Langelle tenta de réconforter la dernière, d’abord au sujet de son mari, ensuite quant au voyage projeté.

En effet, Mme de Résort s’accusait maintenant d’avoir trop vite et égoïstement accepté le dévouement de sa petite Marine.

« Enfin, ajouta Langelle, vous êtes la plus à plaindre et la plus sacrifiée, car vous restez seule livrée à vos inquiétudes et clouée sur ce lit.

— Et moi ! s’écria Paul d’un air offensé, les larmes aux yeux. C’est mal, monsieur de Langelle, de ne me compter pour rien ; pensez-vous donc que maman ne sera pas soignée et distraite, et puis… croyez-vous… que… je n’ai pas de chagrin… et sans ma sœur ?

— Mon chéri, lui dit Marine en l’attirant sur ses genoux, mon petit Paul bien-aimé, je sais à quel point nous pouvons compter sur toi. Ne pleure pas ainsi, tu vas agiter maman, » ajouta la jeune fille à demi-voix.

Mais le cœur de l’enfant était trop plein et il ne parvenait pas à arrêter ses sanglots. Très contrit, essayant de le calmer, Langelle aperçut Stop qui se coulait auprès du petit garçon.

Les chiens intelligents, vivant beaucoup avec l’homme, comprennent toujours les manifestations du chagrin, et, lorsqu’ils voient pleurer, ils savent témoigner leur sympathie aux affligés. Et Stop n’y manqua pas ; arrivé auprès du frère et de la sœur, il se mit à lécher doucement à plusieurs reprises la main du premier.

« Paul, s’écria Langelle, pendant que je serai là-bas, si toutefois madame votre mère y consent, voudriez-vous prendre soin de mon fils, que je songeais à laisser au commandant Le Toullec ou bien à Marius ? mais vous connaissez l’antipathie de Stop pour Mademoiselle ! »

Les larmes de Paul cessèrent subitement de couler, et, se précipitant vers le lit de sa mère :

« Vous le voulez bien ? Dites oui, mère chérie ; j’aime tant Stop, et depuis la mort de Frisette nous n’avons plus de chien. C’est très triste, maman, une maison sans chien.

Oui, mon cher petit, je consens, remercie M. de Langelle, et promets-lui de bien soigner Stop. Ah ! voici notre ami. »

En effet, Charlot venait d’ouvrir la porte en annonçant :

« Le commandant Le Toullec, » et tout de suite il ajouta : « Madame est servie. »

Après avoir salué la maîtresse de la maison, Le Toullec s’écria : « Je viens de chez le préfet, madame, et cet homme m’a refusé, oui, madame, refusé, en me donnant des raisons pitoyables, madame, et je crois que je vais jurer. »

Le brave homme paraissait hors de lui et on eut beaucoup de peine à arrêter un torrent d’injures qu’il adressait au préfet maritime. Enfin, grâce à un excellent déjeuner et aux douces paroles de Marine, il se rasséréna.

À cet instant, Charlot apportait à sa maîtresse une lettre de l’amiral Dubourdieu, qui s’excusait de n’avoir pu obtempérer à la requête de Mme de Résort ; la lettre se terminait par ce post-scriptum :

« À la dernière minute, j’apprends qu’un paquebot supplémentaire des Messageries maritimes doit quitter Marseille pour Constantinople le 14 courant. Dans le cas où Mlle de Résort et le commandant Le Toullec s’embarqueraient sur ce bâtiment, je m’offre pour les recommander au capitaine du Pirée. »

«  Hem ! recommander, murmurait Le Toullec encore hérissé, avons-nous besoin d’être recommandés par un oiseau pareil ? »

Cependant ce départ du Pirée parut une véritable bonne fortune. Rue Puget, on fit donc en toute hâte les préparatifs nécessaires au voyage, et la jeune fille avec son compagnon quittèrent Toulon le 13 au soir par le courrier (car le chemin de fer n’existait pas alors au delà de Marseille).

À midi, le 14 février, le Pirée sortait du port de la Joliette ; il faisait un temps abominable, une pluie diluvienne combinée avec un coup de vent de nord-ouest ; mais le paquebot presque neuf était pourvu d’une puissante machine et commandé par un des meilleurs officiers de la Compagnie.

« Dès que nous aurons dépassé Malte, nous retrouverons le beau soleil, » répétait Le Toullec à sa compagne.

Épargnée par le mal de mer, Marine s’inquiétait peu du temps ; mais elle évoquait sans cesse la figure attristée de sa mère en lui disant adieu, qu’elle se représentait ensuite écoutant le bruit de la tempête, seule avec Paul dans ce grand salon, et puis la jeune fille songeait à ce père dont la maladie pouvait être devenue plus grave. Dans ce navire, dont le vent et les coups de mer ébranlaient les murailles, Marine et son vieil ami passèrent de tristes moments, presque seuls aux heures des repas, car le Pirée emportait surtout du matériel aux troupes de Crimée. Les passagers, quelques médecins civils, deux familles anglaises et trois dames, ne parurent guère avant Malte, où les prédictions du commandant Le Toullec se réalisèrent. La tempête s’apaisa subitement, et aussitôt ce beau soleil du premier printemps éclaira la mer bleue. Tout ce qui était mouillé se sécha à bord comme par enchantement. Les médecins civils vinrent occuper leur place à table, affirmant tous ensemble qu’ils avaient eu une rage de dents ; mais le mal de mer, jamais de la vie ! Les deux familles anglaises firent en conscience quatre repas chaque jour, sans compter le lunch, en compagnie de trois jeunes dames vêtues de gris et uniformément habillées. Ces dernières étaient des diaconesses ; elles allaient se mettre à la disposition de miss Nightingale, et, aux ambulances anglaises, rivaliser de zèle avec nos sœurs de charité, qui se multipliaient à Scutari et à Constantinople.

La plus âgée de ces jeunes filles ne devait pas avoir vingt-cinq ans. Peu jolies, mais l’air distingué, avec les meilleures manières, toutes se montrèrent charmantes pour Marine : une sympathie réciproque les attira et devint plus tard une véritable amitié.