L’épicurisme dans Lucrèce
Texte établi par Jean-Marie Guyau, traduction revue, avec introduction et notes, Delagrave, (p. 204-290).
Mère des Romains, charme des hommes et des dieux, ô Vénus ! ô déesse bienfaisante ! du haut de la voûte étoilée, tu répands la fécondité sur les mers qui portent les navires, sur les terres qui donnent les moissons : c’est par toi que les animaux de toute espèce prennent la vie et ouvrent les yeux à la lumière. Tu parais, et les vents s’enfuient, les nuages sont dissipés, la terre déploie la variété de ses tapis de fleurs, l’océan prend une face riante ; le ciel, devenu serein, répand au loin la plus vive splendeur.
A peine le printemps à ramené les beaux jours, à peine le zéphyr a recouvré son haleine féconde, les habitants de l’air ressentent ton atteinte, ô déesse ! et annoncent ton retour : aussitôt les troupeaux enflammés bondissent dans leurs pâturages et traversent les fleuves rapides ; épris de tes charmes, saisis de ton attrait, tous les êtres vivants brûlent de te suivre partout où tu les entraînes ; enfin dans les mers, sur les montagnes, au milieu des fleuves impétueux, des bocages touffus, des vertes campagnes, ta douce flamme pénètre tous les cœurs et anime toutes les espèces du désir de se perpétuer.
Puisque tu es l’unique souveraine de la nature, que sans toi rien ne vient à la douce lumière du jour, mère des grâces et du plaisir, daigne, ô Vénus ! t’associer à mon travail et m’inspirer ce poëme, dans lequel je m’efforcerai de chanter la nature : je le consacre à notre Memmius ; de tous temps, déesse, tu l’as orné de tes dons les plus rares ; donne donc à mes vers un charme qui jamais ne se flétrisse.
Cependant assoupis et suspends sur la terre et l’onde les fureurs de la guerre. Toi seule peux faire goûter aux mortels les douceurs de la paix. Mars est le dieu des armes : il règne dans les combats cruels ; mais souvent il se rejette dans tes bras, et là, retenu par la blessure d’un amour éternel, les yeux levés vers toi, la tête posée sur ton sein, la bouche entr’ouverte, il repait d’amour ses regards avides, et son âme reste comme suspendue à tes lèvres. Dans ce moment d’ivresse où tes membres sacrés le soutiennent, à déesse glorieuse ! penchée tendrement sur lui, verse dans son âme la douce persuasion, et demande pour les Romains la paix et le repos[2].
Les dieux, par le privilége de leur nature, doivent jouir, dans une profonde paix, de leur immortalité ; hors de la sphère de nos événements, éloignés de notre monde, à l’abri de la douleur et du danger, se suffisant à eux-mêmes, indépendants de nous, ils ne sont ni sensibles à nos vertus, ni accessibles à la colère.
Dans le temps où l’homme avili rampait sous les chaines pesantes du fanatisme, tyran qui, du milieu des nues, montrait sa tête épouvantable, et dont l’œil effrayant menaçait d’en haut les mortels, un homme né dans la Grèce osa le premier lever contre lui ses regards, et le premier refusa de s’incliner. Ni ces dieux si vantés, ni leurs foudres, ni le bruit menaçant du ciel en courroux ne purent l’intimider : son courage s’irrita par les obstacles ; impatient de briser l’étroite enceinte de la nature, son génie vainqueur s’élança au delà des bornes enflammées du monde, parcourut à pas de géant les plaines de l’immensité, et, triomphant, revint dire aux hommes ce qui peut ou ne peut pas naître, et comment la puissance des corps est bornée par leur essence même. Ainsi la superstition fut à son tour foulée aux pieds, et sa défaite nous rendit égaux aux dieux.
Mais je crains, ô Memmius ! que tu ne m’accuses de t’ouvrir une école d’impiété, et de te conduire dans la route du crime : c’est au contraire la superstition qui trop souvent inspira des actions impies et criminelles. Ainsi jadis en Aulide l’élite des chefs de la Grèce, les premiers héros du monde, souillèrent l’autel de Diane du sang d’Iphigénie. Quand le bandeau funèbre eut paré la chevelure de la jeune princesse et flotté le long de ses joues innocentes, quand elle vit son père, debout et morne, au pied de l’autel, à côté de lui les sacrificateurs qui cachaient sous leurs robes le couteau sacré, et le peuple en larmes autour d’elle, muette d’effroi, elle tomba sur ses genoux, comme une suppliante. Que lui servait, dans cet instant fatal, d’avoir la première donné le nom de père au roi de Mycènes ? Des prêtres la soulèvent et la portent tremblante à l’autel, non pour la reconduire au milieu d’un pompeux cortége après la cérémonie de l’hyménée, mais pour la faire expirer, pure victime d’une rage odieuse, sous les coups de son père, au moment même que l’amour destinait à son mariage. Et pourquoi ? pour que la flotte des Grecs obtienne un heureux départ. Tant la superstition inspire aux hommes de barbarie !
Toi-même, ô Memmius ! fatigué par les récits effrayants des poëtes de tous les siècles, tu me fuiras peut-être, craignant de trouver aussi dans mon poëme des songes lugubres, capables de troubler tout le système de ta vie et d’empoisonner ton bonheur par la crainte. Et Lu aurais raison : car, si l’homme voyait un terme fixé à ses maux, il aurait au moins quelque ressource contre les menaces de la superstition et des poëtes. Mais il n’a aucun moyen pour se défendre, aujourd’hui qu’il a des peines éternelles à redouter après la mort. Car il ignore quelle est la nature de son âme.
Pour dissiper les terreurs de la superstition et les ténèbres de l’ignorance, il est besoin, non des rayons du soleil et de la lumière du jour, mais de l’étude réfléchie de la nature.
Le premier principe qu’elle nous enseigne est celui-ci : la Divinité même ne peut tirer l’être du néant. En effet, la crainte subjugue tellement les cœurs des mortels, qu’à la vue des phénomènes du ciel et de la terre, dont ils ne pouvaient pénétrer les causes, ils ont imaginé des dieux créateurs. Quand nous nous serons assurés que rien ne se fait de rien, nous distinguerons plus aisément le but où nous tendons, la source d’où sortent les êtres, et la manière dont chaque chose peut se former sans le secours des dieux.
Si quelque chose s’engendrait de rien, les êtres de toute espèce pourraient naître indifféremment de toute sorte de corps, sans avoir besoin de germes particuliers. L’homme pourrait naître dans les ondes, les poissons et les oiseaux se former dans la terre, les troupeaux s’élancer des nues. Car, s’il n’y a point de germes, dès lors plus d’ordre ni d’uniformité dans les générations. Mais comme toutes les productions de la nature viennent de semences déterminées, elles ne naissent et ne se montrent qu’à l’endroit où se trouvent la matière et les éléments qui leur conviennent. Et c’est pour cette raison que tout ne peut pas provenir de tout ; cette énergie vitale diffère selon les principes,
Et, en effet, pourquoi voyez-vous la rose naître au printemps, les moissons jaunir en été, la vigne mûrir dans les beaux jours de l’automne, sinon parce que, dans le temps fixé, les semences se rassemblent, les productions se développent, et la terre, au moment marqué par la saison, expose avec assurance ses tendres nourrissons à l’impression de l’air ? Si l’être sortait du néant, elles naîtraient tout à coup, dans des temps indéterminés, dans des saisons contraires, puisqu’il n’y aurait pas d’éléments dont le vice des saisons pût empêcher l’assemblage.
Allons plus loin ; les corps tirés du néant n’auraient pas besoin, pour croître, du temps et de la réunion de leurs germes ; l’enfant deviendrait tout à coup jeune homme, et l’arbuste à peine éclos s’élancerait vers la nue. Ce n’est pas là la marche de la nature : la fixité des éléments assujettit les corps à des progrès lents ; tout en croissant, ils conservent leur caractère, preuve évidente que chaque être a sa matière propre qui sert à le nourrir et à le développer.
Enfin, pourquoi la nature n’a-t-elle pas pu faire des hommes assez grands pour passer à gué l’océan, assez forts pour déraciner de la main les plus hautes montagnes, assez robustes pour survivre à la révolution de plusieurs siècles, sinon parce que la nature fixe les éléments, détermine les qualités des individus ? Avouons donc que rien ne se peut faire de rien, puisque chaque corps à besoin, pour venir à l’air et à la lumière du jour, d’un germe particulier.
Enfin, ne voyons-nous pas les terres cultivées plus fertiles que les déserts, et les productions de la nature s’améliorer sous la main du laboureur ? Il y a donc dans le sol des parties élémentaires, dont nous excitons l’énergie en remuant les glèbes et en déchirant le flanc de la terre. Autrement, sans que nous eussions besoin de nous tourmenter, tous les êtres tendraient d’eux-mêmes à la perfection.
A cette vérité joignons-en une autre : c’est que la nature n’anéantit rien, mais dissout simplement chaque corps en ses parties élémentaires, Si les éléments étaient destructibles, les corps disparaitraient en un moment ; il ne serait pas nécessaire qu’une action lente troublât l’union des principes, en rompit les liens : au lieu que la nature, ayant rendu éternels les éléments de la matière, ne nous présente l’image de la destruction que quand une force étrangère a frappé la masse ou pénétré le tissu des corps.
D’ailleurs, si Le temps anéantissait tout ce qui disparait à nos yeux, dans quelle source puiserait la nature ? Comment Vénus ramènerait-elle à la lumière les différentes espèces d’animaux ? La terre pourrait-elle les nourrir ? De quel réservoir les rivières et les fontaines tireraient-elles les eaux qu’elles viennent de si loin verser dans l’océan ? Comment l’éther entretiendrait-il les feux du ciel ? Si les éléments étaient périssables, la révolution de tant de siècles écoulés devrait en avoir tari la source. Si, au contraire, aussi anciens que les temps, ils travaillent de toute éternité aux reproductions de la nature, il faut qu’ils soient immortels, et que rien dans l’univers ne puisse s’anéantir.
Ces pluies, que l’air fécond verse à grands flots dans le sein de notre mère commune, te paraissent perdues ? Mais par elles la terre se couvre de moissons, les arbres reverdissent, leur cime s’élève, leurs rameaux se courbent sous le poids des fruits. Les pluies fournissent des aliments aux hommes et aux animaux : de là cette jeunesse florissante qui peuple nos villes, ce nouvel essaim d’oiseaux qui dans les bois chantent sous la feuillée, et ces troupeaux qui reposent dans les riants pâturages leurs membres fatigués d’embonpoint, tandis que des ruisseaux d’un lait pur s’échappent de leurs mamelles gonflées : enivrés de cette douce liqueur, les tendres agneaux s’égayent sur le gazon, et essayent entre eux mille jeux folâtres. Les corps ne sont donc pas anéantis en disparaissant à nos yeux : la nature de leurs débris forme de nouveaux êtres, et ce n’est que par la mort des uns qu’elle accorde la vie aux autres.
La nature résulte de deux principes existants par eux-mêmes : les corps et le vide où nagent les corps, et à l’aide duquel ils se meuvent. L’existence des corps nous est démontrée par le témoignage des sens, fondement inébranlable de la certitude, sans lequel la raison, abandonnée à elle-même, nous égare dans un dédale d’obscurités. Quant à l’espace que nous appelons vide, s’il n’existait pas, les corps ne seraient situés nulle part et ne pourraient se mouvoir.
Il n’est rien dans la nature que nous puissions concevoir en dehors du vide et indépendant de la matière, qui constitue un troisième principe. Car tout ce qui existe a nécessairement une étendue, grande ou petite : sans quoi il n’existerait pas. Cette étendue est-elle sensible au toucher : quoique déliée et imperceptible, elle sera rangée au nombre des corps, elle en suivra les lois ; si au contraire elle est impalpable, si dans aucune de ses parties elle n’est impénétrable, nous l’appelons vide.
En général, tous les êtres connus sont actifs ou soumis à l’action des autres, ou fournissent un espace à l’existence et au mouvement : il n’y a que les corps qui soient actifs ou passifs ; il n’y a que le vide qui ouvre un champ à leur activité. Il n’existe donc pas dans la nature un troisième ordre d’êtres ; les sens ne peuvent l’apercevoir, ni l’esprit humain s’en former une idée.
Tout ce qui n’est ni matière ni vide est propriété ou accident de l’un ou de l’autre. Les propriétés sont inséparables du sujet, et ne cessent que par sa destruction. Telle e>t la pesanteur dans les pierres, la chaleur dans le feu, la fluidité dans l’eau, la tangibilité dans les corps, sa négation dans le vide. Les accidents, comme la servitude et la liberté, les richesses et la pauvreté, la paix et la guerre, ne sont que des manières d’être dont la présence ou l’absence n’allèrent pas le fond du sujet.
Le temps n’est pas non plus un être subsistant par lui-même : c’est par l’existence continuée des corps que l’esprit s’accoutume à distinguer le passé du présent et de l’avenir. Personne ne conçoit la durée isolée et indépendante du mouvement ou du repos de la matière.
On aura peut-être de la peine à concevoir, dans la nature, des corps parfaitement solides ; en effet, la foudre, les sons, la voix, percent l’épaisseur des murs ; le fer blanchit dans la fournaise ; la pierre vole en éclats sous l’action du feu ; l’or perd sa dureté et devient fluide dans le creuset ; l’airain dompté par la flamme fond comme la glace ; la chaleur et le froid des liqueurs se font sentir à notre main ; travers les parois d’une coupe d’argent : tant il est vrai que dans la nature nous ne connaissons aucun corps parfaitement solide.
Mais puisque la philosophie, ou plutôt la nature elle-même, nous mène à celte vérité, apprends en peu de mots que les principes de la matière, les éléments du grand tout, sont solides et éternels.
D’abord, comme le corps et l’espace sont entièrement opposés par leur nature, il est nécessaire qu’ils existent l’un et l’autre purs et sans mélange. Il n’y a donc point de matière où s’étend l’espace, ni de vide dans le lieu qu’occupe la matière. Les éléments des corps ne renferment donc pas de vide dans leur tissu, c’est-à-dire qu’ils sont parfaitement solides.
Puisque les corps sont mêlés de vides, il faut que ces vides soient environnés de parties solides ; et si l’on admet que les corps enferment des vides entre leurs parties, il faut bien accorder la solidité aux cloisons qui les environnent. Or ces cloisons, que sont-elles, sinon l’assemblage des éléments de la matière ? Ainsi, tandis que les corps se détruisent, la matière, en vertu de sa solidité, subsiste éternellement.
De plus, s’il n’y avait pas de vide, ce grand tout serait un solide parfait ; et, au contraire, s’il n’existait pas des corpuscules qui remplissent exactement le lieu qu’ils occupent, l’univers ne serait qu’un vide immense. Le corps et l’espace sont donc distincts l’un de l’autre, puisqu’il n’existe ni plein ni vide parlait : or ce sont les éléments de la matière qui, par leur solidité, forment cette distinction.
Ces corps premiers ne peuvent être endommagés par le choc, ni leur tissu pénétré ; nulle action étrangère ne peut les altérer, comme je te l’ai enseigné plus haut. En effet, on ne conçoit pas que sans vide un corps puisse être brisé, décomposé, ou même simplement coupé en deux ; il est inaccessible à l’humidité, au froid et à la chaleur, qui sont les agents ordinaires de la destruction. Aussi les corps offrent-ils d’autant plus de prise à ces causes de dépérissement, qu’ils renferment plus de vide dans leur tissu. Si donc les éléments sont solides et ne renferment pas de vides, il faut nécessairement qu’ils soient éternels.
S’ils n’étaient éternels, le monde serait déjà plus d’une fois tombé dans le néant, et en serait plus d’une fois ressorti. Mais, comme j’ai enseigné que le néant ne produit et n’engloutit point les êtres, il est nécessaire que les éléments soient éternels, étant le terme de toute dissolution et le principe de toute reproduction. Ils sont donc simples et solides ; sans quoi ils n’auraient pu se conserver pendant tant de siècles et fournir depuis un temps infini à la renaissance des êtres.
Enfin, si la nature n’avait prescrit des bornes à la divisibilité de la matière, les éléments du monde, minés par la révolution de tant de siècles écoulés, seraient réduits à un tel degré d’épuisement, que les corps résultant de leur union ne pourraient parvenir à la maturité : car nous voyons les corps se dissoudre plus vite qu’ils ne se produisent ; c’est pourquoi les pertes que les siècles précédents leur auraient fait subir ne pourraient être réparées par les temps qui suivraient. Mais comme dans la nature nous voyons constamment les réparations proportionnées aux pertes, et tous les êtres arriver dans des temps fixes à leur degré de perfection, il faut en conclure que la divisibilité de la matière a des limites invariables et nécessaires.
Malgré cette solidité des éléments, comme tous les corps sont mêlés de vide, il n’y en a pas un qui ne puisse s’amollir, et prendre la nature de l’eau, de l’air, de la terre et du feu. Au contraire, si les éléments étaient mous, il serait impossible d’expliquer la formation des cailloux et du fer : la nature n’aurait plus de base dans ses ouvrages. Les éléments de la matière sont donc simples et solides ; et c’est leur union plus ou moins étroite qui donne aux corps leur dureté et leur résistance.
Enfin la nature a prescrit des bornes à l’accroissement et à la durée des corps ; elle a réglé la mesure de leur pouvoir. Les espèces ne changent jamais ; les générations se suivent sans altération ; les différentes classes d’oiseaux ont constamment certaines taches affectées à leur espèce, qui la caractérisent. Les éléments doivent être immuables comme les espèces. Si une force étrangère peut en triompher, tout devient incertain ; on ne sait ce qui peut ou ne peut point être produit, comment la puissance des êtres est bornée par leur nature même, ni pourquoi les siècles ramènent les mêmes tempéraments, les mêmes mouvements, la même manière de vivre et les mêmes mœurs dans les générations différentes.
En un mot, l’extrémité d’un atome, étant un point délicat qui échappe aux sens, doit être dépourvue de parties : c’est le plus petit corps de la nature ; il n’a jamais existé et n’existera jamais isolé, puisqu’il est lui-même une partie d’un autre corps, la première et la dernière. Joint à d’autres parties de même nature, il forme la masse de l’atome. Si donc les éléments de l’atome ne peuvent exister à part, il faut que leur union soit si intime qu’aucune force ne les puisse séparer. Ainsi les éléments de la matière sont simples et solides, étant composés de parties infiniment délices, dont l’union est le fruit, non pas d’un assemblage hétérogène, mais de l’éternelle simplicité des atomes. Ainsi la nature, voulant en faire la base de ses ouvrages, n’a pas permis qu’aucune partie pût se détacher ou s’échapper de ces corps.
D’ailleurs, si vous n’admettez dans la nature un dernier terme de division, les plus petits corps seront composés d’une infinité de parties, puisqu’il y aura un progrès de moitiés divisibles en d’autres moitiés jusqu’à l’infini. Quelle différence y aurait-il donc entre la masse la plus énorme et le plus petit corps ? Ils ne différeront pas l’un de l’autre. Quand vous supposeriez d’un côté le grand tout, l’atome imperceptible ne lui cède en rien, étant lui-même composé d’une infinité de parties. Mais comme la raison se récrie contre cette conséquence, il faut bien reconnaitre des corpuscules simples, qui soient les derniers termes de la division ; et puisqu’ils existent, il faut avouer aussi qu’ils sont solides et éternels.
Enfin, si la nature, en détruisant les êtres, ne les réduisait en leurs parties extrêmes, ces débris ne pourraient lui servir à former d’autres corps ; car, étant encore formés de plusieurs parties, ils n’auraient pas la sorte de liens, de pesanteur, de chocs, de rencontres et de mouvements, que doit posséder la matière d’où tout est tiré, et sans laquelle il ne peut y avoir de composition.
Mais supposons que la divisibilité des éléments n’ait pas de bornes, au moins vous ne pouvez nier qu’il n’existe de toute éternité des corps qui n’ont jamais reçu d’atteinte. Mais s’ils sont fragiles de leur nature, comment ont-ils pu résister aux assauts continuels que les siècles leur ont livrés ?
Les principes à l’aide desquels ont été construits le ciel, la mer, la terre, les fleuves et le soleil sont les mêmes qui, mêlés avec d’autres el diversement arrangés, ont formé les grains, les arbres et les animaux. Ne remarques-tu pas, dans ces vers que tu lis, les mêmes lettres communes à plusieurs mots ? Cependant les vers et les mots diffèrent beaucoup, soit par les idées qu’ils présentent, soit par le son qu’ils font entendre : telle est la différence que met entre les corps l’arrangement seul des éléments. Mais les principes de la matière ont encore mille autres circonstances qui doivent jeter une variété infinie dans les résultats.
Apprends maintenant les vérités qui me restent à te découvrir. Je n’ignore pas combien elles sont obscures ; mais l’espérance de la gloire aiguillonne mon courage, et verse dans mon âme la passion des muses, cet enthousiasme divin qui m’élève sur la cime du Parnasse, dans des lieux jusqu’alors interdits aux mortels, J’aime à puiser dans des sources inconnues ; j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à ceindre ma tête d’une couronne brillante, dont les muses n’ont encore paré le front d’aucun poëte : d’abord parce que mon sujet est grand, et que j’affranchis les hommes du joug de la superstition ; ensuite parce que je répands des flots de lumière sur les matières les plus obscures, et les grâces de la poésie sur une philosophie aride. Et n’ai-je pas raison ? Comme les médecins, pour engager les jeunes enfants à boire l’absinthe amère, dorent d’un miel pur les bords de la coupe, afin que leurs lèvres séduites par cette douceur trompeuse, avalent sans défiance le noir breuvage, heureux artifice qui rend à leurs jeunes membres la vigueur de la santé : ainsi le sujet que je traite étant trop sérieux pour ceux qui n’y ont pas réfléchi, et rebutant pour le commun des hommes, j’ai emprunté le langage des muses, j’ai corrigé l’amertume de la philosophie avec le miel de la poésie, espérant que, séduit par les charmes de l’harmonie, tu puiseras dans mon ouvrage une profonde connaissance de la nature !
Je t’ai enseigné que les solides éléments de la matière se meuvent de toute éternité à l’abri de la destruction : examinons maintenant si la somme de ces éléments est infinie ou limitée, si le vide dont nous avons établi l’existence, ce lieu, cet espace, ce théâtre éternel de l’action des corps, est fini, ou si son immensité et sa profondeur n’ont point de bornes.
Le monde est infini ; car autrement il devrait avoir une extrémité. Mais un corps ne peut avoir d’extrémité s’il n’a hors de lui quelque chose qui le termine, de manière que l’œil voie clairement qu’il ne peut se porter plus loin sur ce corps. Or, comme on est forcé d’avouer qu’il n’y a rien au delà du monde, on ne peut non plus lui assigner d’extrémité, ni par conséquent lui prescrire de bornes : il n’importe donc en quel lieu du monde tu sois placé, puisque de tous côtés tu as un espace infini en tout sens à parcourir.
En second lieu, si l’espace est borné, et que quelqu’un placé à ses limites lance avec force une flèche rapide, penses-tu que le trait, après avoir fendu l’air, suivra sa direction, ou aimes-tu mieux qu’un obstacle extérieur lui ferme le passage et suspende son vol ? Il faut choisir dans cette alternative : or, quelque parti que tu prennes, tu es forcé d’ôter au grand tout les limites que tu oses lui assigner. Car, soit qu’un obstacle extérieur empêche le trait de parvenir au but, soit qu’il s’élance plus loin, il est évident que tu n’as pas trouvé l’extrémité. Je te poursuivrai de cette manière, et partout où tu fixeras des bornes, je te demanderai ce que deviendra la flèche. Ainsi jamais tu ne trouveras les limites du monde ; son immensité laissera toujours au trait un espace à parcourir.
Outre cela, si la nature avait environné de bornes le grand tout, la matière par sa pesanteur se serait rassemblée dans les lieux les plus bas. Dès lors plus de productions sous la voûte des cieux ; nous ne verrions plus ni l’azur du firmament, ni la lumière du soleil ; la matière affaissée depuis tant de siècles ne serait plus qu’un amas d’atomes sans énergie. Au contraire, les principes élémentaires ne connaissent point le repos, parce qu’il n’y a point de lieu inférieur où ils puissent se rassembler et s’établir dans l’inaction : ainsi un mouvement continuel crée à chaque instant des êtres dans tous les points de l’espace, et l’infini est la source qui fournit sans cesse des flots d’une manière active et éternelle.
Enfin nous voyons tous les corps bornés par d’autres corps, les montagnes par l’air, et l’air par les montagnes ; la terre donne des rivages à la mer, qui à son tour environne les continents : mais ce vaste univers n’a rien hors de lui qui le termine. Telle est donc la nature de l’espace et du lieu, qu’un grand fleuve, après avoir coulé pendant l’éternité, bien loin d’arriver aux bornes de l’univers, ne serait pas plus avancé qu’au commencement de son cours : ainsi le monde, dégagé de limites, s’étend à l’infini en tout sens.
D’ailleurs, l’essence même de l’univers ne comporte pas de limites : la nature a voulu que la matière fût bornée par le vide et le vide par la matière, afin de rendre ainsi tout son ouvrage infini. Si le vide seul était sans bornes et que la matière en eût, ni la mer, ni la terre, ni le palais brillant du ciel, ni l’espèce humaine, ni les corps augustes des dieux ne pourraient un instant subsister. La matière, n’étant plus assujettie, se disperserait dans l’immensité du vide ; ou plutôt jamais elle ne se fût réunie, jamais la somme des atomes n’eût acquis la consistance nécessaire pour former un corps.
Sûrement tu ne diras pas que les principes de la matière se soient placés avec intelligence dans l’ordre où nous les voyons, ni qu’ils aient concerté entre eux les mouvements qu’ils voulaient se communiquer : mais, après un grand nombre de combinaisons diverses, mus de toute éternité dans l’espace par des chocs étrangers, en essayant toute sorte de mouvements et d’assemblages particuliers, ils se sont rangés dans l’ordre dont notre monde est le résultat ; et c’est en conséquence de cet ordre, auquel ils sont demeurés fidèles depuis un grand nombre de siècles, que nous voyons constamment les grands fleuves abreuver l’immense océan, l’astre du jour renouveler par sa chaleur les productions de la terre, la fleur de la santé se répandre sur toutes les espèces vivantes, et les flambeaux éthérés se repaitre de leurs éternels aliments : ce qui ne pourrait avoir lieu si une infinité d’éléments ne travaillait sans cesse à la reproduction des êtres. De même que les animaux, privés de nourriture, languissent et meurent, ce grand tout périra aussi quand la matière, détournée de son cours naturel, cessera de fournir aux reproductions.
Il est doux de contempler du rivage les flots soulevés par la tempête, et le péril d’un malheureux qui lutte contre la mort : non pas qu’on prenne plaisir à l’infortune d’autrui, mais parce que la vue est consolante des maux qu’on n’éprouve point. Il est doux encore, à l’abri du danger, de promener ses regards sur deux grandes armées rangées dans la plaine. Mais rien n’est plus délicieux que d’abaisser ses regards du temple serein élevé par la philosophie, de voir les mortels épars s’égarer à la poursuite du bonheur, se disputer la palme du génie ou les honneurs que donne la naissance, et se soumettre nuit et jour aux plus pénibles travaux, pour s’élever à la fortune ou à la grandeur.
Malheureux humains ! cœurs aveugles ! dans quelles ténèbres, au milieu de quels périls vous passez ce peu d’instants de votre vie ! N’entendez-vous pas le cri de la nature ? Elle ne demande qu’un corps exempt de douleur, une âme libre de terreurs et d’inquiétudes.
Les besoins du corps sont bornés : peu de choses suffisent pour le garantir de la douleur et lui procurer un grand nombre de sensations agréables ; la nature n’en demande pas davantage. Si vos festins nocturnes ne sont point éclairés par des flambeaux que soutiennent de magnifiques statues, si l’or et l’argent ne brillent point dans vos palais, si le son de la lyre ne retentit point pour vous sous des lambris décorés d’or et d’argent, vous pouvez du moins vous étendre sur un épais gazon, près d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, goûter à peu de frais de grands plaisirs, surtout dans la riante saison, quand le printemps sème à pleines mains les fleurs sur la verdure. La fièvre brûlante ne quitte pas plus promptement le riche étendu sur la pourpre et la broderie, que le plébéien couché sur la bure.
Si la fortune, la naissance et le trône même ne contribuent point au bonheur du corps, croyez qu’ils n’assurent point à l’âme un sort plus heureux. Quand lu vois tes nombreuses légions se déployer dans la plaine et faire voler leurs étendards, ou la mer écumer sous le nombre de tes vaisseaux, la superstition est-elle effrayée de cet appareil, et les terreurs de la mort laissent-elles ton cœur en paix ?
Vaine et ridicule illusion ! Le cliquetis des armes n’en impose point aux soucis rongeurs ; ils se présentent fièrement à la cour des rois, ils s’asseyent près des maîtres du monde, sans respect pour l’éclat de la pourpre ni l’or du diadème. Peut-on douter que ces vaines terreurs ne soient les fruits de l’ignorance et des ténèbres où nous vivons plongés ?
Les enfants s’alarment de tout et tremblent pendant la nuit ; et nous, en plein jour, nous sommes parfois les jouets de craintes aussi frivoles que les fantômes enfantés par l’obscurité et la crainte. Pour calmer ces terreurs, pour dissiper ces ténèbres, il n’est besoin ni des rayons du soleil, ni de la lumière du jour, mais de l’étude réfléchie de la nature[3].
Apprends maintenant, ô Memmius ! par quel mouvement les éléments de la matière forment et détruisent les corps, par quelle impulsion et avec quelle rapidité ils volent sans cesse dans l’espace immense : prête ton attention à mes paroles.
La matière ne forme pas une masse immobile : ne voyons-nous pas tous les corps diminuer ou s’épuiser à la longue par des émanations continuelles, jusqu’à ce que le temps les dérobe à nos yeux ? Cependant la masse générale ne souffre point de ces pertes particulières : les éléments, en appauvrissant une partie, vont en enrichir une autre, et ne laissent d’un côté la décrépitude que pour porter ailleurs la fraicheur du jeune âge. Ainsi jamais ils ne se fixent ; l’univers se renouvelle tous les jours, les mortels se prêtent mutuellement la vie pour un moment. On voit des espèces se multiplier, d’autres s’épuiser : un court intervalle change les générations, et, comme aux courses des jeux sacrés, nous nous passons de main en main le flambeau de la vie.
Si tu penses que les principes de la matière puissent se reposer et par leur inaction donner lieu à de nouveaux mouvements, lu es loin de la vérité. Puisque les atomes se meurent dans le vide, il faut qu’ils obéissent à la direction de leur pesanteur ou à l’impulsion d’une cause étrangère ; en se précipitant des régions supérieures, ils rencontrent d’autres atomes qui les écartent de leur route ; effet très-naturel, puisqu’ils sont pesants, durs, solides, et que rien derrière eux ne les retient.
Mais pour te convaincre encore plus du mouvement général des atomes, rappelle-toi qu’il n’y a point dans l’univers de lieu inférieur où les corps arrivés s’arrêtent, parce que l’espace est infini et n’a de toutes parts d’autres bornes que l’immensité : c’est une vérité que j’ai établie sur des preuves certaines.
Ainsi les atomes ne se reposent jamais dans le vide : en proie à un mouvement continuel par sa nature et varié par ses directions, les uns sont renvoyés à une grande distance, les autres s’écartent moins et s’unissent sous le choc. Quand leur union est intime, leur répulsion peu considérable et leur tissu étroitement lié, ils servent de base aux rochers solides, au fer, et à un petit nombre d’autres substances de la même nature : quand, au contraire, le choc les rejette, les disperse et les fait flotter dans l’espace, à de grands intervalles, nous leurs devons le fluide rare de l’air et la lumière éclatante du soleil.
Il y en a encore en grand nombre qui nagent au hasard dans le vide, qui ont été exclus de tout assemblage, ou incorporés à une masse, sans pouvoir participer à son mouvement général : nous en avons tous les jours une image sensible sous les yeux. Quand les rayons du soleil s’insinuent par les ouvertures d’un appartement ténébreux, regarde, tu verras une infinité de corpuscules s’agiter de mille manières dans le sillon lumineux, et, comme s’ils s’étaient déclaré une guerre éternelle, se livrer des combats et des assauts sans fin ; tantôt ils se divisent, tantôt ils se rallient. Cet exemple peut te faire comprendre comment {es atomes s’agitent perpétuellement dans le vide. Les effets les plus communs peuvent seuls nous servir de modèles et de guides dans la recherche des plus grandes vérités.
Ces corpuscules, mus rapidement aux rayons du soleil, méritent d’autant plus ton attention que leur mouvement est la preuve d’un choc secret et invisible des atomes. Tu les verras souvent écartés de leur route par des coups imperceptibles, repoussés en arrière, chassés à droite et à gauche, dans toutes les directions : ce sont les atomes qui occasionnent ces dérangements.
En effet les éléments, mus par eux-mêmes, impriment leur mouvement aux corpuscules dont la masse est la plus déliée et la plus analogue à leurs faibles efforts ; ceux-ci vont attaquer des corps un peu plus grossiers. Ainsi le mouvement né des atomes se communique de proche en proche, jusqu’à ce qu’il devienne sensible dans les corpuscules mus au soleil, quoique la cause de leur agitation se dérobe à nos yeux.
Apprends maintenant en peu de mots jusqu’à quel point les éléments de la matière sont mobiles. Quand l’aurore verse ses premiers feux sur la terre, quand les oiseaux dans les forêts, voltigeant de branche en branche, remplissent l’air de leur douce harmonie, tu vois avec quelle promptitude le dieu du jour répand les flots de sa lumière et couvre la nature d’un voile éclatant. Cependant ces brillants corpuscules, émanés du soleil, n’ont point un espace vide à traverser ; leur marche se ralentit sans cesse en divisant le fluide de l’air : d’ailleurs, n’étant point simples ni isolés, mais des faisceaux et des masses, ils trouvent en eux-mêmes et hors d’eux des causes de retardement ; au lieu que les éléments de la matière, solides et simples, mus dans le vide, à l’abri des obstacles extérieurs, formant un seul et même tout, et réunissant les efforts de toute leur partie vers l’unique but de leur première impulsion, doivent sans doute être plus actifs, et parcourir un espace infiniment plus considérable dans le même temps où les feux du ciel s’élancent du soleil à nos yeux. Car sûrement tu ne diras pas que les atomes s’arrêtent par réflexion, ni qu’ils aient concerté entre eux un plan régulier de mouvements.
Il y a pourtant des philosophes qui croient que la matière ne peut, sans le secours des dieux, produire tant d’effets réglés et analogues à nos besoins, varier la scène des saisons et produire les végétaux. Insensés ! ils ne voient pas que la volupté, fille du ciel et mère de tout ce qui respire, invite les animaux à engendrer leurs semblables, et qu’ainsi, par Vénus, se perpétue le genre humain. Ils rapportent ces phénomènes à des dieux créateurs ; mais l’univers dément leur système. Oui, quand même je ne connaîtrais pas la nature des éléments, le spectacle du ciel et les phénomènes du monde me prouveraient assez qu’un tout aussi défectueux ne peut être l’ouvrage de la Divinité. Mais réservons ces vérités pour la suite de ce poëme, et continuons à traiter du mouvement des atomes.
Quoique les éléments tendent par leur propre poids vers les régions inférieures, sache néanmoins, ô Memmius ! qu’ils s’écartent tous de la ligne droite dans des temps et des espaces indéterminés ; mais ces déclinaisons sont si peu de chose, qu’à peine elles en méritent le nom.
Les atomes, sans écarts, seraient tombés parallèlement dans le vide, comme les gouttes de la pluie ; jamais ils ne se seraient ni rencontrés ni heurtés, et jamais la nature n’eût rien produit.
Si l’on suppose que les corps les plus lourds, mus plus vite dans leur ligne droite, tombent sur les plus légers, et enfantent par leur choc des mouvements créateurs, on s’écarte des principes de la raison. Il est vrai que, dans l’eau ou dans l’air, les corps accélèrent leur chute à proportion de leur pesanteur, parce que les ondes et le fluide léger de l’air n’opposent pas à tous la même résistance, mais cèdent plus aisément aux plus lourds. Il n’en est pas de même du vide : jamais et en aucun endroit il ne résiste aux corps : il leur ouvre également à tous un passage. Ainsi les atomes, malgré l’inégalité de leurs masses, doivent se mouvoir avec une égale vitesse dans le vide, théâtre oisif de leur activité. Les corps les plus lourds ne peuvent donc tomber sur les plus légers, ni les heurter, ni, en changeant leurs directions, faciliter à la nature la formation des êtres.
Ainsi, je le répète, il est nécessaire que les atomes s’écartent de la ligne droite : mais n’oublie pas que cet écart doit être le moindre possible, et ne m’accuse point d’introduire dans la nature des mouvements obliques que réprouve la saine philosophie. Il est évident sans doute, et l’œil seul nous en instruit, que les corps lourds, dans leur chute, ne suivent pas une direction oblique. Mais qu’ils ne s’écartent point du tout de la ligne perpendiculaire, quel œil assez sûr osera le décider ?
Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si un ordre nécessaire les fait naître les uns des autres, si la déclinaison des éléments ne produit pas une nouvelle combinaison qui rompe la chaîne de la fatalité et trouble la succession éternelle des causes motrices, d’où vient cette liberté dont jouissent tous les animaux, ces déterminations indépendantes du destin, ce pouvoir d’aller où nous appelle le plaisir ? D’ailleurs, nos mouvements ne sont affectés ni à des temps ni à des lieux déterminés ; c’est notre volonté qui en est le principe, et la source d’où ils se répandent dans tout le corps. Ne remarques-tu pas, au montent où s’ouvre la barrière, les coursiers frémissant de ne pouvoir s’élancer assez tôt, au gré de leur bouillante ardeur ? Il faut que toutes les molécules éparses dans les membres se soient rassemblées et mises en jeu pour obéir aux déterminations de l’âme : ce qui te fait voir que le principe du mouvement est dans le cœur, qu’il part de la volonté, et de là se communique à fout le corps et dans les membres.
Il n’en est pas de même quand une force étrangère nous pousse et nous force d’aller en avant ; il est évident qu’alors la masse de nos corps est emportée malgré nous, jusqu’à ce que la volonté ait su s’en rendre maitresse. Tu vois donc que, malgré les causes extérieures qui agissent souvent sur l’homme et malgré lui le meuvent et l’entraînent, il y a au fond de son cœur une puissance qui combat ces impressions involontaires, et qui sait à son gré détourner le cours de la matière, mettre un frein à ses transports, et la faire retourner sur ses pas.
Il faut donc reconnaître aussi dans les principes de la matière une force motrice différente de la pesanteur et du choc, de laquelle naisse la liberté : sans quoi tu admettrais un effet sans cause. La pesanteur empêche à la vérité que tous les mouvements ne soient l’effet d’une force étrangère ; mais, si l’âme n’est pas déterminée dans toutes ses actions par une nécessité intérieure, et si elle n’est pas une substance purement passive, c’est l’effet d’une légère déclinaison des atomes dans des temps et des espaces indéterminés.
La somme des éléments n’a jamais été plus dense ni plus rare qu’aujourd’hui, parce que leur nombre n’augmente ni ne diminue. Ainsi le mouvement dont ils sont doués maintenant est le même qu’ils ont eu dans les siècles précédents, et qu’ils conserveront à jamais ; les corps qui sont produits d’ordinaire le seront encore suivant la même loi ; ils reparaîtront, ils croîtront, ils acquerront les qualités propres chacun à sa nature, et aucune force ne pourra changer ce grand tout. Car il n’y a pas d’endroits par où des éléments fugitifs puissent s’échapper de la masse, ni par où des atomes étrangers, par une incursion subite, puissent troubler l’ordre de la nature et en détourner les mouvements.
Tu ne dois pas être surpris que, malgré ce mouvement continuel des atomes, l’univers paraisse immobile, à l’exception des corps qui ont un mouvement propre. En effet, les éléments de la matière échappent à nos organes, et si leur masse est insensible, leur mouvement ne doit-il pas l’être à plus forte raison, puisque la distance nous dérobe le mouvement des corps même les plus sensibles ? Souvent les brebis, en paissant les verts gazons, se traînent sur le dos des collines, où les appelle une herbe fraîche et brillante des perles de la rosée, tandis que les tendres agneaux, rassasiés d’un lait pur, folâtrent à côté de leurs mères et exercent leurs jeunes fronts à des luttes innocentes : ce tableau mobile, vu de loin, se confond pourtant, et ne laisse distinguer à l’œil que la verdure, sur laquelle ressort la blancheur des troupeaux. Qu’une armée nombreuse couvre la plaine et suive à grands pas ses drapeaux flottants ; que la cavalerie tantôt voltige autour des légions, tantôt franchisse en un moment des espaces immenses ; que l’acier renvoie ses éclairs au ciel ; que les campagnes se colorent par le reflet de l’airain ; que la terre retentisse sous les pas des soldats, et que les monts voisins repoussent leurs cris guerriers jusqu’aux voûtes du monde : cependant, du sommet d’une montagne, cette
multitude paraît immobile, et son éclat semble appartenir à la terre.Passons maintenant aux autres qualités des atomes, à la différence de leurs formes, à la variété de leurs figures : non qu’il y en ait un grand nombre de formes dissemblables ; mais parce que les êtres qu’ils composent ne sont jamais parfaitement semblables. Et tu n’en seras pas étonné ; car, puisque le nombre en est illimité, comme je l’ai prouvé, tu sentiras qu’ils ne peuvent avoir exactement les mêmes formes ni être terminés rigoureusement par les mêmes contours.
Considère l’espèce humaine, les muets habitants de l’onde avec leurs écailles, Les riants arbrisseaux, les animaux sauvages. les oiseaux de toute espèce, soit qu’ils se plaisent au bord des eaux des fleuves, des fontaines et des lacs, soit qu’ils volent dans les bois solitaires ; compare les individus de chaque espèce, tu y trouveras des différences. Sans ces nuances variées, les mères et les enfants ne pourraient pas se reconnaître ; cependant l’instinct ne les trompe jamais, et les hommes ne se distinguent pas plus sûrement.
Quand, au milieu des vapeurs de l’encens, la hache sacrée a fait tomber au pied de l’autel un jeune taureau, que des flots de sang s’échappent en bouillonnant de sa poitrine, sa mère, qui déjà n’est plus mère, parcourt les forêts et empreint sur le sable la trace profonde de ses pieds ; ses regards inquiets demandent à tous les lieux voisins le tendre nourrisson qu’elle a perdu. Elle s’arrête dans l’obscurité des bois, qu’elle fait retentir de ses plaintes ; puis elle retourne à l’étable, elle y reste immobile, occupée de sa perte. Les tendres saules, les herbes rajeunies par la rosée, les bords riants des larges fleuves, n’ont plus de charmes pour la détourner de sa douleur ; les jeunes troupeaux qu’elle voit bondir sur le gazon ne peuvent faire illusion à sa tendresse. Ce n’est pas là son enfant, celui qu’elle connaît et qu’elle cherche. Les agneaux bondissants, les chevreaux dont la voix est encore tremblante, savent aussi reconnaître leurs mères, et, guidés par la nature, ils courent aux mamelles où ils trouvent leur nourriture.
Choisis un épi dans la plaine : malgré la ressemblance des grains, tu y remarqueras des nuances différentes : il en est ainsi entre les coquillages qui colorent le sein de la terre, aux endroits où le sable s’est abreuvé des flots de l’océan. Par une même raison les éléments, puisqu’ils sont l’ouvrage de la nature, puisque l’art ne les a pas fondus dans un moule commun, doivent nager dans le vide sous des formes diverses.
Si tu considères, d’un autre côté, que le lait et le miel flattent délicieusement le palais, tandis qu’il est blessé par la forte saveur de l’absinthe amère et de la sauvage centaurée, tu reconnaitras que les sensations agréables résultent d’atomes lisses et sphériques, que l’amertume et l’âpreté naissent au contraire de l’assemblage de principes recourbés, qui, fortement unis, ne peuvent pénétrer au siége du sentiment qu’en brisant les fibres de nos organes.
En un mot, le plaisir et la douleur qu’excitent en nous les corps dépendent de la configuration de leurs principes, à moins que tu n’aimes mieux croire que l’aigre sifflement de la scie soit produit par des éléments aussi polis que les accords touchants de la lyre sous les doigts agiles d’un musicien.
Tu ne donneras pas non plus la même forme aux atomes fétides d’un cadavre qui se consume, et à ceux qu’exhalent les temples des dieux ou nos théâtres embaumés de parfums de Cilicie.
Tu ne donneras pas les mêmes principes aux couleurs bienfaisantes dont l’œil aime à se repaître, et à celles qui blessent l’organe, lui arrachent des larmes, et le forcent de se détourner avec horreur. Car tout ce qui réjouit et flatte nos organes est formé d’atomes polis et sphériques ; ce qui les blesse et les inquiète, d’éléments plus rudes et moins parfaits.
Il y a encore des atomes qui ne sont ni absolument lisses, ni entièrement recourbés, mais hérissés de pointes saillantes qui chatouillent l’organe plutôt qu’ils ne le déchirent : tels sont ceux de la fécule et de l’aulnée.
Enfin, les flammes ardentes et les glaces de l’hiver piquent nos organes avec des aiguillons d’une structure différente, c’est ce que nous montre le tact : le tact, ô dieux ! ce sens du corps entier, qui se manifeste soit quand un objet étranger y pénètre, soit quand une cause intérieure en dérange l’organisation, ou lorsque enfin le choc, en troublant l’harmonie des principes, y porte la douleur avec la confusion. Tu en feras l’expérience à chaque instant, en frappant de la main quelque partie de ton corps. On n’explique donc les différentes impressions des objets que par les différentes figures de leurs éléments.
A cette vérité joignons-en une autre qui y est lice, et dont elle est la preuve. Comme les figures des atomes sont limitées, il est nécessaire que leur nombre soit infini dans chaque classe de figures : c’est une conséquence naturelle des principes déjà établis ; sans cela l’univers serait borné, et nous avons réfuté cette erreur.
Quand même je t’accorderais qu’il y eût dans la nature un corps unique, dont le semblable n’existât pas dans le reste du monde, néanmoins, si les atomes destinés à le former ne sont infinis en nombre, jamais cet individu privilégié ne pourra ni être produit pi s’accroitre et se nourrir.
Suppose en effet les éléments d’un corps unique finis et dispersés dans le grand tout : au milieu de cette foule, de cet océan d’atomes, comment, où, et par quelle force pourront-ils se rassembler ? Tu n’en saurais trouver le moyen. Au contraire, comme l’on voit, après une violente tempête, la vaste mer rejeter au loin des bancs, des gouvernails, des antennes, des proues, des mâts et des cordages qui vont échouer sur tous les rivages, leçon terrible pour apprendre aux mortels à fuir un élément perfide et à se défier même de son attrait au milieu du calme : de même, si tu supposes fini le nombre des éléments poussés par les flots de la matière, ils nageront dispersés pendant l’éternité : jamais ils ne se rassembleront ; jamais du moins leur assemblage ne pourra s’accroître et se nourrir. Mais comme une expérience journalière nous rend témoins de la formation et du progrès de tous les corps, tu es obligé de convenir que chaque espèce est entretenue par un nombre infini d’éléments.
Voilà pourquoi les mouvements destructeurs ne peuvent tenir les corps dans un état de dissolution continuelle, ni les mouvements créateurs leur assurer une éternelle durée. Ces principes ennemis se font la guerre avec des succès à peu près égaux. Tantôt les uns, tantôt les autres remportent la victoire, pour être défaits à leur tour. Les vagissements que poussent les enfants au moment de leur entrée dans la vie se mêlent au râle de la mort, et jamais l’aurore ni la nuit n’ont visité ce globe sans entendre les cris plaintifs de l’enfant au berceau, et de tristes sanglots autour d’un cercueil.
Mais une vérité qu’il faut graver dans ta mémoire en traits ineffaçables, c’est que, de tous les corps dont la nature nous est connue, il n’y en a aucun qui soit formé d’une seule espèce de principes, aucun qui ne résulte d’un mélange d’éléments. Et plus ua corps a de propriétés, plus ses atomes constitutifs différent en nombre et en figures.
Ne crois pas pourtant que les atomes de toute espèce puissent se lier ensemble : les monstres seraient plus communs dans la nature. On verrait tous les jours des corps humains terminés en bêtes féroces, des branches touffues s’élever du corps d’un animal vivant, des substances terrestres unies à des substances marines, et des chimères redoutables, dont la gueule armée de feux dévasterait toutes les productions de la terre. Si ces prodiges n’ont pas lieu dans la nature, c’est que tous les êtres formés de certains éléments, par une certaine force génératrice, conservent, en s’accroissant, chacun son espèce particulière.
Cet ordre ne peut jamais s’interrompre, parce que chaque animal tire des aliments les sucs les plus analogues à sa constitution, qui s’unissent au corps, et contribuent au mouvement et à la vie de la machine : au contraire, les molécules qui n’ont pu s’unir à la masse, recevoir l’impression de la vie et concourir aux mouvements créateurs, la nature les rend à la terre ou s’en débarrasse par une action insensible.
Au reste, ne crois pas que les seuls animaux soient assujettis à cette loi : elle s’étend à tous les êtres. Comme ils diffèrent tous entre eux, il faut que leurs éléments soient doués de figures diverses : non qu’il y ait beaucoup d’élémens de différentes figures, mais parce que les individus qu’ils composent ne peuvent jamais être semblables en tout.
Si les éléments diffèrent les uns des autres, il faut qu’il y ait aussi une différence entre leurs distances, leurs directions, leurs liaisons, leurs chocs, leurs rencontres et leurs mouvements, qualités relatives, à l’aide desquelles nous distinguons non-seulement les animaux d’avec les animaux, mais encore la mer d’avec la terre, et la terre d’avec le ciel.
Continue, ô Memmius ! à recueillir le fruit de mes doux travaux, et garde-toi de croire que les corps ne te paraissent blancs ou noirs, ou teints de toute autre couleur, que parce que leurs éléments sont doués de la même qualité. Les éléments n’ont aucune couleur, ni semblable, ni différente.
Si tu penses que les atomes dépouillés de couleur ne peuvent plus se concevoir, tu es dans l’erreur. Les malheureux dont les yeux n’ont jamais été ouverts à la lumière s’accoutument dès l’enfance à connaître au toucher les objets dont ils ne voient pas la couleur : de même nous pouvons nous former une idée des corps primitifs, sans qu’ils soient colorés. Enfin, nous ne sentons pas la couleur des corps que nous touchons pendant la nuit.
Mais joignons le raisonnement à l’expérience. Il n’y a pas de couleur qui ne puisse se convertir en toute autre : or les atomes ne peuvent subir de pareils changements. Leur nature exige qu’ils soient immuables : sans quoi l’univers serait anéanti, puisqu’un corps ne peut franchir les bornes de sa nature sans cesser d’être ce qu’il était. Garde-toi donc de croire que les éléments de la matière soient colorés, ou ce grand tout tombe dans le néant.
Enfin les atomes ne sont pas colorés, parce qu’ils ne reçoivent pas l’impression de la lumière : c’est la lumière qui produit les couleurs. Comment existeraient-elles dans les ténèbres, puisque souvent, même en plein jour, elles se changent et s’altèrent, suivant que les objets sont frappés par des rayons directs ou obliques ? Ainsi le brillant collier qui orne la gorge des colombes réfléchit tantôt les feux des rubis, tantôt le vert de l’émeraude avec l’azur du firmament. Ainsi la queue du paon, frappée d’une vive lumière, change de couleur selon ses différentes expositions. Les couleurs dépendent donc de la chute des rayons, et l’on ne conçoit pas qu’elles existent sans lumière.
D’ailleurs, en divisant les corps, tu peux remarquer que plus les parties sont atténuées, plus les couleurs s’éteignent, et elles finissent par s’évanouir : ainsi l’or réduit en poudre, et la pourpre en fils déliés, perdent tout leur éclat. L’expérience t’enseigne donc que les éléments de la matière se dépouillent de leurs couleurs ayant même d’être réduits à l’état d’atomes.
Mais ne crois pas que la couleur soit la seule qualité sensible refusée par la nature aux atomes ; ils sont encore inaccessibles au froid, au chaud, à la tiédeur, privés de sons, dénués de sucs, et incapables d’exhaler aucune odeur. Ainsi, lorsque tu composes une essence de marjolaine, de myrrhe et de nard précieux, tu lui donnes pour base l’huile la moins odorante, de peur que sa vapeur échauffée ne corrompe le parfum des fleurs.
Enfin les atomes qui entrent dans la composition des corps n’ont point d’odeur ni de son, parce qu’il n’en émane point de parties ; pour la même raison, ils ne sont ni savoureux, ni froids, ni chauds, ni tièdes : quant aux autres qualités qui causent la ruine des corps, mollesse et souplesse, fragilité et corruption, mélange de matière et de vide, garde-toi de les attribuer aux atomes, si tu veux donner à la nature des fondements inébranlables, assurer sa conservation et la
sauver de l’anéantissement.Tu es encore obligé de reconnaître que tous les corps doués de sentiment sont pourtant formés d’atomes insensibles : l’expérience, loin de combattre cette vérité, semble nous y conduire par la main, en nous montrant des animaux nés de semences inanimées.
On voit le vermisseau trouver la vie au sein de la fange, quand la terre a été putréfiée par des pluies trop abondantes ; tous les corps éprouvent de semblables métamorphoses. Les fleuves, les feuillages, les riantes prairies, se changent en troupeaux ; les troupeaux deviennent des corps humains, et trop souvent nos membres eux-mêmes ont accru les forces des monstres sauvages et des oiseaux carnassiers.
Ainsi la nature convertit en substances vivantes les aliments de toute espèce, comme elle change en flammes pétillantes le bois aride et d’autres matières.
Enfin nous sommes tous enfants de l’air. L’air est notre père commun ; la terre, notre mère commune, fécondée par les gouttes liquides qu’elle reçoit d’en haut, produit à la fois les arbrisseaux, les moissons, les hommes et tous les animaux, puisque c’est elle qui leur fournit à tous les aliments à l’aide desquels ils nourrissent leurs corps, jouissent de la vie et la transmettent à leur génération. C’est pour cela que nous lui avons donné avec raison le nom de mère. Les corps sortis de son sein y rentrent une seconde fois, et les particules descendues de l’air sont reçues de nouveau dans les plaines éthérées. Si les atomes se détachent sans cesse de la surface des corps, s’ils paraissent naître et mourir à chaque instant, ce n’est pas une raison pour douter qu’ils soient éternels. La mort, en détruisant les corps, ne touche point aux éléments ; son pouvoir se borne à rompre les tissus, à former de nouveaux assemblages, à changer les formes et les couleurs, à donner ou à reprendre à son gré le sentiment : d’où tu dois comprendre combien il est essentiel d’avoir égard au mélange, à l’arrangement et aux mouvements réciproques des atomes, puisque les mêmes éléments dont résultent le ciel, la mer, la terre, les fleuves et le soleil concourent aussi à former les grains, les arbres et les animaux. Ainsi, dans ces vers, l’ordre et la combinaison des lettres sont essentiels, parce que les mots, composés en partie des mêmes éléments, ne diffèrent que par l’arrangement. Il en est de même des corps de la nature : change les distances, les directions, les liens, les pesanteurs, les chocs, les rencontres, l’ordre, l’arrangement et la figure des atomes, lu auras des résultats différents.
Maintenant, ô Memmius ! prête l’oreille à la voix de la philosophie. Elle va te faire entendre des vérités inconnues et exposer à tes yeux un nouvel ordre de choses. Comme il n’y a pas d’opinion si simple qui ne soit difficile à adopter au premier abord, il n’y a pas non plus d’objets si admirables qui ne cessent avec le temps de nous surprendre : ainsi le pur et brillant azur des cieux et la lumière errante des astres, la lune et le disque pompeux du soleil, si pour la première fois ils se présentaient aux regards des mortels, que pourrait offrir la nature de comparable à ce spectacle, et qui d’entre eux eût osé le croire possible ? Aucun assurément : telle serait l’admiration dont les frapperait la vue de ces merveilles. Cependant nous en sommes rassasiés : à peine daignons-nous jeter un coup d’œil sur la voûte brillante des cieux. Ainsi, Memmius ! la nouveauté des objets que je t’offre, au lieu de te rebuter, doit réveiller ton attention, afin de peser mes idées, de les embrasser si elles sont vraies, et de t’armer contre elles si elles sont fausses. J’examine ce qu’il y a au delà des limites de notre monde dans ces immenses régions où l’esprit, libre d’entraves, aime à s’égarer sur les ailes de l’imagination.
Je l’ai déjà dit, ce grand tout est infini : à droite, à gauche, au-dessus de ta tête, au-dessous de tes pieds, il n’y a point ? limites : ainsi l’attestent et la voix de l’évidence, et la nature même de l’infini. Si donc un espace sans bornes ? stend en tout sens, si des germes innombrables, mus de toute éternité, nagent sous mille formes dans ces plaines immenses, est-il probable qu’il n’y ait eu que notre globe ? notre firmament de créés, et qu’un si grand nombre d’atomes restent oisifs dans les espaces ultérieurs, surtout si tu considères que notre monde est l’ouvrage de la nature, ce les principes des corps, par leur seule tendance naturelle, sis autre guide que le hasard, après mille mouvements et 1.lle chocs inutiles, se sont enfin réunis, et ont construit les masses particulières auxquelles la mer, la terre, le ciel et les animaux doivent leur origine ? Tu es donc forcé de convenir qu’il a dû se former ailleurs d’autres agrégats, semblables à celui que l’air embrasse dans son enceinte immense.
D’ailleurs, toutes les fois qu’il y a de la matière en abondance, un espace pour la recevoir, que nul obstacle n’arrête s mouvement, il doit nécessairement se former des êtres. si, avec cela, le nombre des éléments est tel qu’aucune astence humaine ne puisse suffire à les compter, s’ils ont, pur se réunir ailleurs, les mêmes facultés et la même nature ce les atomes de notre monde, il faut avouer que les autres régions de l’espace ont aussi leurs mondes, leurs hommes et leurs animaux divers.
Ajoute à cela qu’il n’y a point dans la nature d’individu uique de son espèce, qui naisse et croisse isolé, et qui ne fasse partie d’une classe nombreuse : c’est ce que tu remarqueras dans les animaux, les féroces habitants des montagnes, et les hommes, et les muets habitants de l’onde, et les viatiles. La même raison doit nous persuader que le ciel, la terre, le soleil, la lune, la mer et les autres corps de la nature nr sont pas uniques, mais qu’il existe d’autres corps semblables eux et en nombre infini, puisque leur durée est limitée et qu’ils sont soumis à la naissance, comme toutes les espèces ce nous voyons généralement composées d’un grand
nombre d’individus.Après la naissance du monde et la formation de la terre, de la mer et du soleil, le grand tout, par ses émissions, déposa un grand nombre d’atomes et de semences autour de notre monde et hors de ses limites : c’est de là que l’océan et la terre solide tirent leur accroissement ; c’est de là que le ciel emprunte la matière dont il entretient ses palais si élevés au-dessus de notre globe ; c’est enfin de là que l’air se renouvelle sans cesse. De tous les points de l’espace, ces atomes supplémentaires sont distribués par le choc aux substances analogues à leur nature : l’eau se joint à l’eau, la terre à la terre, le feu au feu, l’air à l’air, jusqu’à ce que la nature, cette ouvrière universelle, ait conduit tous les êtres à leur dernier terme ; ce qui arrive quand les restitutions se font dans la même proportion que les pertes. Alors la vie reste un moment en équilibre, et la nature met un frein à ses accroissements.
En effet, les corps que tu vois par d’heureux progrès s’élever lentement à l’état de maturité acquièrent plus qu’ils ne dissipent. Il faut convenir que nos corps font des pertes considérables ; mais ils les réparent avec usure, jusqu’au terme de leur accroissement. Alors les forces se perdent insensiblement, la vigueur s’épuise, et l’animal va toujours en déclinant. Ces émanations sont d’autant plus abondantes quand l’accroissement est parvenu à son dernier période, que les corps ont plus de masse et d’étendue. Les aliments ne se répandent plus en entier ni avec facilité dans les veines, et la nature n’est pas assez riche pour réparer les flots de matière qui s’écoulent sans cesse du corps de l’animal. Il faut donc alors que la machine périsse, étant moins dense à cause de ses émanations, et plus faible contre les attaques extérieures : car, dans la vieillesse, la nourriture vient enfin à lui manquer ; et, dans cet état d’affaissement, les objets du dehors ne cessent de la tourmenter et de la fatiguer par leurs chocs destructeurs.
Ainsi les voûtes de notre monde, assaillies de tous côtés, tomberont elles-mêmes en ruine et deviendront la proie de la corruption. Car tous les corps ont besoin d’être réparés et renouvelés par des aliments, des sucs nourriciers, qui soutiennent l’édifice entier de la machine. Mais ce mécanisme ne peut durer éternellement, parce que ni les canaux nourriciers ne sont toujours en état de recevoir autant de substance qu’il en faudrait, ni la nature ne peut fournir sans cesse aux réparations. En effet, notre monde est déjà sur son déclin ; la terre épuisée n’enfante plus qu’avec peine de chétifs animaux, elle dont le sein fécond créa jadis toutes les espèces vivantes et construisit les flancs robustes des bêtes féroces. Car je ne crois pas qu’une chaîne d’or ait fait descendre les animaux du ciel dans nos plaines, ni qu’ils aient été produits par les flots qui se brisent contre les rochers : la même terre qui les nourrit aujourd’hui leur donna la naissance autrefois. C’est elle qui créa pour les mortels et qui leur offrit d’elle-même les humides pâturages, les moissons jaunissantes et les riants vignobles. A peine accorde-t-elle aujourd’hui ces mêmes productions aux efforts de nos bras : le taureau maigrit sous notre joug, le cultivateur s’épuise à la charrue, les mines produisent à peine assez de fer pour déchirer le sol, et la récolte va toujours en diminuant, comme la fatigue en augmentant. Le vieux laboureur, secouant sa tête chauve, raconte en soupirant combien de fois ses pénibles travaux ont été frustrés ; il compare le temps passé avec le présent, il envie le sort de ses pères ; il parle sans cesse de ces siècles fortunés où l’homme, plein de respect pour les dieux, vivait plus heureux avec moins de terres, el recueillait des moissons abondantes de son modique héritage : il ne voit pas que tous les corps vont en dépérissant, et que le temps est l’écueil fatal où tous les êtres font naufrage.
Si ces vérités sont bien gravées dans ton esprit, la nature devient libre, elle secoue le joug de ses maîtres superbes et gouverne elle-même son empire sans en répondre aux dieux, les dieux, dont la vie sereine coule paisiblement dans un calme éternel ! Qui d’entre eux donne des lois à l’univers et tient dans ses mains les rênes du grand tout ? Qui d’entre eux fait rouler à la fois tous les cieux, verse sur la terre les
influences des astres, et suffit en tout temps à tous les besoins particuliers ?O toi, l’ornement de la Grèce, qui le premier portas la lumière au milieu des ténèbres pour éclairer l’homme sur ses vrais intérêts, je suis tes pas, j’ose marcher sur tes traces, mais comme ton disciple et non pas comme ton rival. Vit-on jamais l’hirondelle défier le cygne, et le chevreau tremblant lutter à la course avec le coursier vigoureux ? O mon père ! ô génie créateur ! Quelles sages leçons tu donnes à tes enfants ! L’abeille ne cueille pas plus de miel sur les fleurs que nous ne puisons de vérités précieuses dans tes divins écrits, dignes de vivre à jamais.
A peine ta sagesse nous a-t-elle révélé que l’univers n’est point l’ouvrage des dieux, aussitôt les terreurs de la superstition s’évanouissent, les bornes da monde disparaissent : je vois l’univers se former au milieu du vide ; je vois la cour des dieux, dans ces tranquilles demeures qui ne sont jamais ébranlées par les vents ni troublées par les orages, que respectent les flocons de la neige condensés par le froid piquant, qu’entoure sans cesse un air pur, et où brille radieuse une lumière toujours égale. La nature leur prodigue tous ses soins : rien ne peut en aucun temps altérer la paix de leurs âmes ; ils ne voient point le noir séjour de l’Achéron, et la terre ne les empêche point de contempler sous leurs pieds les scènes diverses qui se passent dans le vide. Quand je médite sur ces grands objets, je me sens pénétré d’une volupté divine, j’éprouve un saint frémissement, en considérant par quel heureux effort tu as su déchirer le voile dont se couvrait la nature[4].
Il me reste maintenant à expliquer dans mes vers la nature de l’esprit et de l’âme, à chasser les fantômes de l’Achéron, ces chimères qui empoisonnent le bonheur dans sa source, qui donnent à toutes nos idées la teinte lugubre de la mort, et qui ne nous laissent jouir d’aucune volupté pure,
Il est des hommes qui disent que la douleur et l’infamie sont plus à craindre que les abîmes de la mort, qu’ils n’ignorent pas que l’âme est de la nature même du sang, et qu’ils n’ont pas besoin des leçons de notre philosophie. Mais c’est le désir de la gloire, ou plutôt d’une vaine fumée, et non pas la persuasion, qui leur dicte ces discours : veux-tu t’en assurer ? Considère ces mêmes hommes : bannis de leur patrie, proscrits de la société, flétris par des accusations infamantes, en proie aux peines les plus amères, ils vivent pourtant, et, en quelque lieu qu’ils traînent leurs malheurs, ils y célèbrent des funérailles, ils égorgent des brebis noires, ils sacrifient aux mânes, et l’adversité réveille encore plus vivement dans leurs esprits toutes les idées religieuses. Ce sont donc les dangers qui nous apprennent à juger les hommes. C’est alors que de leur poitrine s’échappe la vérité ; le masque tombe, l’homme reste.
Enfin l’avarice et l’aveugle désir des honneurs, ces passions qui poussent l’homme à franchir les bornes de l’équité, qui lui font souvent entreprendre ou partager des crimes, qui l’assujettissent nuit et jour aux plus durs travaux pour s’élever à la fortune, ces poisons de la société, c’est en grande partie la crainte de la mort qui les verse dans les âmes. L’ignominie, le mépris et l’indigence paraissent aux hommes incompatibles avec une vie douce et tranquille ; ils croient voir devant eux les portes de la mort ; en proie à ces fausses alarmes, ils veulent se dérober à ce funeste cortége, et, pour y échapper, ils cimentent leur fortune du sang de leurs concitoyens, accumulent des trésors en accumulant des crimes, suivent avec joie les funérailles de leur frère, et redoutent les festins de leurs parents.
C’est la même crainte de la mort qui ronge le cœur de l’envieux : elle lui répète que tel autre est puissant, que tel autre attire sur lui tous les regards et marche au milieu des honneurs, tandis qu’il est plongé, lui, dans l’obscurité et la fange. Les uns s’immolent au désir d’un vain nom et d’une statue. La crainte de la mort inspire à d’autres un tel dégoût pour la vie, que souvent, dans leur désespoir, ils vont au-devant du trépas, oubliant que la source de leurs peines était celtte crainte même, que c’est elle qui persécute l’innocence, qui brise les liens de l’amitié, et qui foule aux pieds la nature elle-même. En effet, n’a-t-on pas vu souvent des hommes trahir leur patrie, leurs parents, pour éviter la demeure de l’Achéron ?
Comme les enfants s’effrayent de tout pendant la nuit et se forgent des fantômes, nous-mêmes, en plein jour, nous sommes les jouets de terreurs aussi frivoles. Pour bannir ces alarmes, pour dissiper ces ténèbres, il est besoin, non des rayons du soleil ni de la lumière du jour, mais de l’étude réfléchie de la nature.
D’abord je dis, ô Memmius ! que l’esprit humain, ce principe de nos actions, auquel nous donnons souvent le nom d’intelligence, est une partie de nos corps aussi réelle que les mains, les pieds et les yeux. En vain une foule de philosophes nous assurent que le sentiment n’a point dans l’homme de siége particulier, qu’il n’est qu’une habitude vitale du corps, nommée par les Grecs harmonie[5], parce qu’il anime la machine sans y occuper un lieu déterminé, et que, comme la santé est une manière d’être et non pas une partie de nos corps, il ne faut pas non plus assigner à l’âme un siége particulier. Cette opinion, à ce qu’il me semble, s’écarte infiniment de la vérité.
Car nous voyons souvent le corps, l’enveloppe extérieure, souffrir, quand le principe intérieur est satisfait : souvent, au contraire, l’âme est rongée de maux dans un corps sain et vigoureux, tout comme les pieds sentent quelquefois de la douleur, sans que la tête en reçoive l’atteinte.
D’ailleurs, quand nos membres se livrent au sommeil, que le corps appesanti est étourdi, privé de sentiment, il y a toujours en nous un autre principe qui éprouve à sa place ou le tressaillement de la joie ou le tourment de l’inquiétude.
Mais, pour te faire connaître que l’âme reste dans nos membres lors même que l’harmonie en est troublée, considère qu’après la perte d’une partie du corps la vie continue d’animer notre corps ; elle fuit au contraire de nos veines, elle abandonne la machine sitôt que celle-ci a été privée de quelques particules de chaleur, et qu’un peu d’air est sorti par la bouche ; de là tu peux conclure que toutes les parties de nos corps n’y jouent pas le même rôle, ne sont pas également essentielles à notre conservation, que la chaleur et l’air sont les principaux soutiens de la vie, les derniers éléments qui se retirent de nos membres mourants.
Puisque nous avons prouvé que l’esprit et l’âme font partie de nos corps[6], rends aux Grecs leur mot d’harmonie, qu’ils ont emprunté sans doute aux bois du mélodieux Hélicon ou de quelque autre endroit pour les transporter dans les sujets où il leur était nécessaire. Qu’ils le gardent pour eux ; mais toi, suis le fil de mes raisonnements.
Je dis que l’esprit (animus, mens) et l’âme (anima)[7] sont étroitement unis et forment une même substance ; mais le jugement est, pour ainsi dire, le chef : c’est lui qui commande au corps, sous les noms d’esprit et d’intelligence ; il habite au centre de la poitrine. C’est là en effet que palpitent la crainte et la terreur, là que tressaille le plaisir : c’est donc là le siége de la sensibilité. L’âme, substance subalterne répandue dans tout le reste du corps, attend pour se mouvoir le signal de l’esprit : l’esprit seul a le privilége de s’entretenir avec lui-même, de jouir de son être dans les moments où l’âme et le corps n’éprouvent aucune impression. Et de même que la tète ou l’œil peut ressentir une douteur particulière sans que le corps entier en soit affecté, ainsi l’esprit est souvent abattu par le chagrin ou animé par la joie, sans que l’âme change sa manière d’être dans nos membres. Mais quand l’esprit est saisi d’une crainte plus violente, nous voyons aussitôt l’âme entière y prendre part, le corps se couvrir de sueur et pâlir, la langue bégayer, la voix s’éteindre, la vue se troubler, les oreilles tinter, les membres s’affaisser ; et souvent le trépas est la suite de ces terreurs soudaines : tant est intime l’union de l’esprit et de l’âme, puisque celle-ci ne frappe le corps que du même coup qu’elle a reçu de l’esprit.
De là nous pourrons encore conclure que l’esprit et l’âme sont corporels : car, s’ils font mouvoir nos membres, s’ils nous arrachent des bras du sommeil, s’ils altèrent la couleur du visage et gouvernent à leur gré l’homme entier, comme ces opérations supposent un contact, et le contact une substance corporelle, ne faut-il pas avouer que l’esprit et l’âme sont matériels ?
D’ailleurs, ne voit-on pas l’âme partager les fonctions du corps et les impressions qu’il reçoit ? Si le coup n’est point mortel, si le choc n’endommage point les os et le tissu des nerfs, il en résulte néanmoins une défaillance générale, un doux abandon des membres, une pente délicieuse à tomber, suivie d’efforts combattus par une volonté indécise de se relever. La nature de l’âme est donc corporelle, puisqu’elle subit les atteintes corporelles d’un projectile.
Mais quels sont les éléments de cette âme ? De quelle espèce d’atomes est-elle composée ? C’est ce que je vais t’exposer. Je dis d’abord qu’elle résulte de principes très-subtils et très-déliés : tu en conviendras, si tu réfléchis à l’étonnante promptitude avec laquelle l’âme se décide et agit. La nature ne nous montre point de corps plus actifs. Or cette grande mobilité suppose des éléments arrondis et déliés, qui la forcent de céder aux plus légères impulsions. Si l’eau se meut avec facilité, si la moindre cause la met en agitation, c’est qu’elle a des atomes plus subtils et plus divisés. Au contraire, le miel est plus tardif, sa liqueur plus lente, son écoulement moins facile, parce que ses parties se lient et s’embarrassent, étant moins lisses, moins subtiles et moins arrondies. Le souffle le plus insensible dissipe en un moment un amas de graines de pavots ; mais il ne peut rien sur un monceau de pierres ou sur un faisceau de lances. La mobilité des corps est donc proportionnée à leur petitesse et au poli de leur surface ; et ils ont d’autant plus de consistance que leurs éléments sont plus grossiers et plus anguleux.
Ainsi l’âme, cette substance si mobile, doit être formée des atomes les plus petits, les plus lisses et les plus arrondis. Tu sentiras plus d’une fois, Memmius, l’importance et l’utilité de ce principe.
L’éducation, en perfectionnant quelques âmes, ne peut effacer les traits dominants que la main de la nature elle-même y a gravés. N’espérez pas pouvoir extirper les germes des vices, guérir celui-ci de son penchant à la colère, celui-là de sa timidité, un autre de cette faiblesse qui le rend parfois plus indulgent qu’il ne faut. Il y a des différences essentielles dans les caractères comme dans les mœurs, qui en sont la suite : je ne puis maintenant en développer les causes secrètes, ni trouver assez de noms pour les figures des principes d’où résulte cette diversité. Mais je crois pouvoir assurer que l’étude et la réflexion, sans faire disparaitre ces traces primitives, les affaiblissent à un tel point que rien ne nous empêche d’arriver à cet heureux calme dont jouissent les immortels.
Notre corps est donc l’enveloppe de l’âme, qui, de son côté, en est la gardienne et la protectrice. Tous deux tiennent aux mèmes racines, et l’on ne peut les séparer sans les détruire. De même qu’il est impossible doter à l’encens son odeur sans détruire sa nature, l’on ne peut non plus arracher l’âme et l’esprit du corps sans la dissolution des deux substances. Tant leurs principes, dés le premier moment de leur formation, ont été liés intimement pour être soumis à la même destinée ! Ils ne peuvent ni agir ni sentir sans le secours l’un de l’autre, et c’est la réunion de leurs mouvements qui allume en nous le flambeau de la vie.
En effet, le corps ne naît point sans l’âme ; il ne croit point sans elle, il ne peut lui survivre. Les particules de feu dont se pénètre l’eau bouillante peuvent s’évaporer sans que l’eau elle-même se décompose ; mais les membres délaissés ne peuvent soutenir le départ de l’âme ; leur tissu se brise et se putréfie. Exercées dès l’âge le plus tendre à portier conjointement le fardeau de la vie, ces deux substances sont unies si intimement que, dans le sein maternel même, elles ne peuvent se séparer sans périr. Et quand leurs conservations réciproques sont aisi liées, il faut bien avouer que leurs natures le sont aussi.
Au reste, l’esprit (animus) est le principal soutien de la vie : notre conservation dépend plus de lui que de l âme (anima). En effet, sans l’esprit et le jugement, l’âme ne peut rester un seul instant dans nos membres ; elle se dissipe jusqu’à la moindre particule, elle suit son guide dans les airs, et ne laisse aux membres flétris que le froid de la mort. Mais l’homme reste vivant tant qu’il conserve l’esprit et le jugement : son corps pourra être mutilé et perdre en partie son âme et ses membres ; ce tronc informe respirera toujours et conservera le sentiment. Tant qu’il n’est pas dépouillé de son âme tout entière, quelque faible portion qui en subsiste, par ce lien il tient encore à la vie. Ainsi, quand même les parties qui environnent l’œil seraient déchirées, si la prunelle demeure intacte, la faculté de voir se conserve dans toute sa vigueur : pourvu que la sphère entière de l’organe ne soit pas affectée, coupez les parties voisines et laissez la prunelle isolée, la vue ne sera point en danger. Mais si vous endommagez le centre de l’organe, qui n’est qu’une si petite partie de l’œil, quand même le reste de l’orbite serait pur et transparent, la lumière s’éteint tout à coup, et les ténèbres lui succèdent. Telles sont les lois invariables de l’union de l’esprit et de l’âme.
L’âme, comme je te l’ai enseigné, est formée de molécules imperceptibles, beaucoup plus déliées que les éléments de l’eau, des nuages et de la fumée[8]. Or, si l’onde s’échappe de toutes parts d’un vase mis en pièces, si les nuages et la fumée se dissipent dans les airs, crois que l’âme, séparée des membres, s’évapore de même après sa retraite, que sa substance périt encore plus promptement, que ses principes se dissolvent en beaucoup moins de temps. Et quand le corps, qui est, pour ainsi dire, le vaisseau de l’âme, décomposé par une attaque mortelle ou raréfié par la perte du sang, n’est plus capable d’arrêter sa fuite, sera-t-elle retenue par l’air, fluide moins dense et plus facile à pénétrer ?
D’ailleurs, nous la voyons naître avec le corps, croitre et vieillir avec lui. Dans l’enfance, une machine frêle et délicate sert de berceau à un esprit aussi faible qu’elle. L’âge, en fortifiant les membres, mûrit aussi l’intelligence et augmente la vigueur de l’âme. Ensuite, quand l’effort puissant des années a courbé le corps, émoussé les organes et épuisé les forces, le jugement chancelle et l’esprit s’embarrasse comme la langue : tout manque et fait défaut à la fois. Il est donc naturel que l’âme se décompose aussi et se dissipe comme une fumée dans les airs, puisque nous la voyons, comme le corps, naître, s’accroître et succomber à la fatigue des ans.
De plus l’esprit, étant tourmenté par les soucis, la tristesse et l’effroi, comme le corps par la douleur et la maladie, doit comme lui participer à la mort.
Souvent, même dans les maladies du corps, la raison s’égare, la démence et le délire s’emparent de l’âme. Quelquefois une violente léthargie la plonge dans un assoupissement profond et éternel ; les yeux se ferment, la tête tombe. Le malade n’entend point la voix, ne reconnaît point les traits de ceux qui l’entourent, et qui s’efforcent, en versant des larmes, de le rappeler à la vie. Puisque la contagion du mal gagne ainsi l’âme, il faut donc en conclure qu’elle est aussi sujette à la dissolution ; ex une expérience souvent répétée nous apprend que la douleur et la maladie sont les deux ministres de la mort.
Enfin, lorsque le vin, cette liqueur active, s’est rendu maitre de l’homme et a fait couler son feu dans ses veines brûlantes, pourquoi ses membres sont-ils pesants, sa démarche incertaine, ses pas chancelants, sa langue embarrassée, son âme noyée, ses yeux flottants ? Pourquoi ces clameurs, ces hoquets, ces querelles et ces disputes, enfin tout ce que l’ivresse traîne à sa suite ? Que signifient-ils, sinon que la force du vin attaque l’âme elle-même au fond de nos corps ? Or toute substance qui peut être troublée et altérée sera nécessairement détruite et privée de l’immortalité, si elle est exposée à l’action d’une cause supérieure[9].
D’autres fois un malheureux, attaqué d’un mal subit, tombe tout à coup à nos pieds comme frappé de la foudre : sa bouche écume, sa poitrine gémit, ses membres palpitent ; il se roidit, se débat, se met hors d’haleine, se tourmente, s’épuise et s’agite en tout sens. C’est que la violence du mal, répandue dans les membres, pénètre jusqu’à l’âme et la trouble, comme le souffle d’un vent impétueux fait bouillonner l’onde salée. Ces gémissements sont arrachés par la douleur, parce que les éléments de la voix, chassés tous à la fois, se précipitent en foule par le canal qu’ils trouvent ouvert, et que l’habitude leur a rendu familier. La démence naît du trouble de l’esprit et de l’âme, qui, séparés, comme je l’ai déjà dit, par la violence du mal, exercent en désordre leurs facultés. Mais quand la cause de la maladie s’est détournée, quand le noir poison est rentré dans ses réservoirs cachés, le malheureux se relève d’abord en chancelant et recouvre peu à peu l’usage des sens et de la raison. Quand l’âme est en proie dans le corps même à de telles maladies, peux-tu croire que, sortie de ce corps, elle subsiste dans l’air au milieu des vents et des orages[10] ?
D’ailleurs, puisque nous voyons l’âme se guérir, comme un corps malade, et se rétablir avec les secours de la médecine, cela même prouve qu’elle est mortelle. En effet, il en est de l’âme comme de toutes les substances connues : l’on ne peut changer son état qu’en lui ajoutant des parties, en lui en tant, ou en les transposant[11]. Mais une substance immortelle ne souffre point qu’on change l’ordre, qu’on accroisse ou qu’on diminue le nombre de ses éléments, parce que tout être qui franchit les bornes de son essence par quelque changement cesse aussitôt d’être ce qu’il était. Ainsi ce que l’âme éprouve, soit dans la maladie, soit dans la convalescence, doit nous convaincre qu’elle est mortelle : ainsi la vérité heurte de front l’erreur, lui interdit tout subterfuge, et, par des raisonnements sans réplique, triomphe de ses vains sophismes.
Enfin, nous voyons quelquefois des hommes s’éteindre par degrés, et leurs membres perdre l’un après l’autre le sentiment : d’abord les ongles et les doigts des pieds deviennent livides ; ensuite la mort gagne les pieds, les jambes, et laisse ses traces sur toutes les autres parties qu’elle parcourt successivement. Puisque l’âme est alors divisée et n’existe pas tout entière à la fois, nous devons la regarder comme mortelle[12].
D’ailleurs, l’âme étant une partie du corps, y occupant une place déterminée[13], comme les oreilles, les yeux et les autres sens qui gouvernent nos actions, puisque la main, l’œil et le nez, séparés du corps, ne peuvent ni sentir ni exister, mais se corrompent en peu de temps, l’âme ne peut vivre non plus sans le corps, qui en est le vaisseau et même quelque chose de plus intime, puisqu’il ne forme qu’une seule substance avec elle.
Enfin le corps et l’âme ne doivent qu’à leur union leur existence et leur conservation. L’âme, séparée du corps, est incapable de produire toute seule les mouvements de la vie ; et le corps, privé de son âme, ne peut ni subsister ni user de ses organes. L’œil, arraché de son orbite, et séparé du corps, ne voit plus les objets ; de même l’esprit et l’âme ne peuvent rien par eux-mêmes : c’est que leurs éléments, disséminés parmi les veines, les viscères, les nerfs et les os, et retenus par le corps entier, ne peuvent s’écarter à de grandes distances ; et cet obstacle qui les retient facilite les mouvements de la vie, qui ne peuvent plus avoir lieu lorsque, après la retraite de l’âme, ses principes ne sont plus de même assujettis dans l’atmosphère. En effet, l’air pourrait devenir un corps animé, si l’âme y était aussi à l’étroit, si son activité y était aussi resserrée qu’elle l’était auparavant dans les organes de notre corps. Je le répète donc : après la dissolution de l’enveloppe corporelle et l’expiration du souffle vital, il faut que le sentiment s’éteigne dans l’âme, puisque ce sont deux effets soumis à la même cause.
Enfin, puisque les membres ne peuvent soutenir le départ de l’âme sans se corrompre avec une odeur fétide, peut-on douter que l’âme décomposée ne se soit échappée du fond de nos corps comme la fumée de l’intérieur du bois ? Cette altération des membres, causée par la putréfaction, cet écroulement général de l’édifice corporel n’annoncent-ils pas que l’âme, qui lui servait de base, a été déplacée, et que ses parties se sont dissipées par toutes les issues, tous les conduits de la machine ? Ainsi tout prouve que l’âme sort des membres divisés, et qu’elle ne nage dans le fluide de l’air qu’après avoir été décomposée dans le corps.
Souvent même, sans quitter le séjour de la vie, l’âme, ébranlée par une violente secousse, paraît sur le point de s’en aller ; tout l’organisme se relâche, le visage devient languissant comme au moment du trépas, et les membres flottants semblent prêts à se détacher d’un tronc où le sang ne circule plus. Tel est l’état d’un homme qui tombe en défaillance et qui perd la connaissance ; assaut terrible dans lequel toutes les forces du corps cherchent à retrouver le lien qui les unit. Car alors l’âme entière tombe abattue avec le corps, et périrait, si le choc devenait plus violent. Et tu crois que, sortie des membres, impuissante contre les attaques extérieures, sans abri, sans défense, il lui est possible de subsister, je ne dis pas pendant l’éternité, mais même un seul instant ?
D’ailleurs, un mourant ne sent pas son âme sortir saine et sauve de son corps, et monter successivement du gosier au palais : elle s’éteint à son tour, comme les autres sens, à l’endroit où la nature l’a placée. Si elle était immortelle, bien loin de gémir de sa dissolution, elle s’en irait avec joie ; elle sortirait du corps, comme le serpent quitte sa dépouille, comme le cerf se défait de son vieux bois.
Mais si l’âme est immortelle de sa nature, si, dégagée du corps, elle a la faculté de sentir, il faut, ce me semble, qu’elle ait cinq organes : on ne peut pas se la représenter autrement errant sur les rives de l’Achéron, et c’est ainsi que les peintres et les poëtes anciens lui ont donné des sens. Mais l’âme ne peut, sans corps, avoir des yeux, un nez, des mains, comme la langue et les oreilles ne peuvent, sans âme, sentir ni exister.
Si l’âme est immortelle, si elle s’insinue dans le corps au moment qu’il naît, pourquoi ne pouvons-nous nous rappeler notre vie passée[14] ? Pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos anciennes actions ? Si ses facultés sont si fort altérées qu’elle ait entièrement perdu le souvenir des événements précédents, cet état diffère, ce me semble, bien peu de celui de la mort. Avouons donc que les âmes d’autrefois sont mortes, et que celles d’aujourd’hui sont d’une nouvelle formation.
D’ailleurs, si l’âme s’insinuait en nous lorsque, après la formation du corps, nous mettons, pour ainsi dire, le pied sur le seuil de la vie, on ne la verrait pas croitre avec les membres dans le sang même. Comme l’oiseau prisonnier dans sa cage, elle vivrait pour elle seule, indépendante du corps qu’elle anime. Répétons-le donc sans cesse : les âmes ne sont ni exemples d’origine, ni affranchies des lois du trépas.
Est-il croyable, en effet, qu’une substance étrangère eût pu se lier aussi intimement que nous le voyons à nos organes, se répandre dans nos veines, nos nerfs, nos viscères et nos os, et communiquer du sentiment aux dents même, qui, outre leurs maladies propres, sont encore blessées par l’impression de l’eau glacée et par le froissement imprévu d’un os ? Etant aussi étroitement unie à la machine, l’âme ne peut, sans une dissolution totale, se dégager des nerfs, des os, des articulations. Si tu regardes les âmes comme autant de substances étrangères qui se sont jointes à leurs corps, tu ne peux cependant te dispenser de répondre à une question : chacune de ces âmes choisit-elle les germes qu’elle veut animer, pour y construire sa demeure, ou sont-elles reçues dans des organes déjà formés ? On ne voit pas pourquoi elles se tourmenteraient à se bâtir une prison, elles qui, sans organes, volent à l’abri des maladies, du froid, de la faim, de tous les maux qui sont le partage du corps, et que l’âme ne ressent que par son union avec lui. Mais supposons qu’il lui soit avantageux de se construire un corps pour y entrer, on ne voit pas au moins par quel moyen elle pourrait y réussir. Donc l’âme ne se construit pas elle-même un corps et des membres. Elle n’entre pas non plus dans des membres tout formés ; autrement cette liaison intime, cet accord parfait ne saurait exister entre les deux substances.
Enfin il est ridicule de s’imaginer que les âmes se rendent au moment précis de l’accouplement et de la naissance des animaux, qu’un nombreux essaim de substances immortelles s’empressent autour d’un germe mortel, et se disputent l’avantage d’être introduite la première, à moins que, pour prévenir la discorde, elles ne conviennent entre elles de céder la place à la plus diligente.
Chaque être a son lieu marqué pour exister et pour croître : l’âme ne peut non plus naître isolée, ni vivre indépendante du sang et des nerfs. Si elle avait ce privilége, elle pourrait à plus forte raison se former dans la tête, dans les épaules, dans les talons, ou dans toute autre partie du corps, puisqu’enfin elle resterait toujours dans le même homme, dans le même vaisseau. Or, si nous sommes sûrs que l’esprit et l’âme ont dans le corps un siége marqué pour leur existence et leur accroissement, nous sommes bien plus autorisés à nier qu’ils puissent naître et subsister sans lui. Ainsi quand le corps périt, il faut que l’âme elle-même soit décomposée.
C’est folie d’unir le mortel à l’immortel, de supposer entre eux un accord mutuel, une communauté de fonctions. Qu’y a-t-il de plus différent, de plus distinct, et de plus opposé que ces deux substances, l’une périssable et l’autre indestructible, que l’on prétend allier, pour leur faire supporter conjointement mille accidents funestes ?
Enfin un corps subsiste éternellement, ou parce que sa solidité résiste au choc, à la pénétration, à la dissolution, comme les principes de la matière, dont nous avons ci-dessus fait connaître la nature, ou parce qu’il ne donne pas de prise au choc, comme le vide, cet espace impalpable dans lequel se perd toute action destructive, ou enfin parce qu’il n’est point environné d’un espace qui puisse recevoir ses débris après sa dissolution, comme le grand tout, hors duquel il n’y a ni lieu où se dissipent ses parties, ni corps pour les heurter et les séparer. Or l’âme n’est pas immortelle en tant que solide, puisque je l’ai enseigné qu’il y a du vide dans la nature ; elle ne l’est pas non plus comme vide : il n’y a que trop de corps, dans cet univers infini, dont l’irruption soudaine ébranle son être et l’expose au danger de périr ; enfin il existe des espaces immenses où ses parties élémentaires peuvent se disperser, el sa substance périr de quelque manière que ce soit. Ce n’est donc pas pour elle qu’ont été fermées les portes du trépas[15].
Qu’est-ce donc que la mort, et que nous importent ses terreurs, si âme doit périr avec le corps ? Et de même que dans les siècles qui ont précédé notre naissance nous n’étions pas sensibles aux alarmes de Rome lorsque les Carthaginois vinrent l’assaillir, lorsque les airs ébranlés retentirent au loin du bruit de la guerre, lorsque le genre humain attendit en suspens sur la terre et l’onde duquel des deux peuples il allait devenir la conquête, de même quand nous ne serons plus, quand la mort aura séparé les deux substances dont l’union forme notre être, nous serons à l’abri des événements, et les débris mêlés du ciel, de la terre et de la mer ne pourront réveiller en nous le sentiment.
Mais quand même l’esprit et l’âme, après leur retraite, auraient encore des sensations, nous n’y pourrions prendre aucun intérêt, nous qui ne sommes que le résultat de l’union intime du corps et de l’esprit. Et, quand même, après le trépas, le temps viendrait à bout de rassembler toute la matière de nos corps, de remettre chaque molécule dans l’ordre et la situation qu’elle a présentement, et de nous rendre une seconde fois le flambeau de la vie, cette renaissance ne nous regarderait plus, la chaîne de notre existence ayant été une fois interrompue. Qui de nous s’inquiète maintenant de ce qu’il fut jadis, ou de ce que le temps fera des débris de son cadavre ? En effet, en considérant le nombre infini des siècles passés et l’étonnante variété des mouvements de la matière, on concevra aisément que les atomes se sont trouvés plus d’une fois arrangés comme ils sont aujourd’hui ; mais il est impossible que la mémoire nous en instruise, parce que, pendant la longue pause de notre vie, les principes de nos âmes se sont égarés dans des mouvements tout à fait étrangers à la sensibilité.
On n’a rien à craindre du malheur, si l’on n’existe dans le temps où il pourrait se faire sentir. Mais puisque la mort, faisant disparaître l’homme sur qui pourraient fondre les maux auxquels nous sommes exposés, l’empêche d’exister auparavant, il est clair qu’il n’a rien à redouter. Ce qui n’existe pas ne saurait être malheureux, et celui qu’une mort éternelle a délivré de la vie n’est-il pas au même état que s’il ne fût jamais né ?
Ainsi quand tu entends un homme se plaindre du sort qui le condamne à servir de pâture aux vers, aux flammes, aux bêtes féroces, sois sûr qu’il n’est pas de bonne foi, et que son cœur est, sans qu’il le sache, le jouet de quelque secrète inquiétude ; à l’entendre, il ne doute pas que la mort n’éteigne en lui le sentiment. Mais il ne tient point sa parole : il ne peut se faire mourir tout entier, et, à son insu, il laisse toujours subsister une partie de son être. Quand il se représente pendant la vie que son cadavre sera déchiré par les monstres et les oiseaux carnassiers, il déplore son malheur : c’est qu’il ne se dépouille point de lui-même, il ne se détache point de ce corps que la mort a terrassé ; il croit que c’est encore lui, et, debout à ses côtés, il l’anime encore de sa sensibilité, Voilà pourquoi il s’indigne d’être né mortel : il ne voit pas que la vraie mort ne laissera pas subsister un autre lui-même, un être vivant, pour gémir de sa mot, pour pleurer debout sur son cadavre étendu, pour être déchiré par les bêtes et consumé par la douleur. Car si une des horreurs de la mort est de servir d’aliment aux hôtes des bois, je ne vois pas qu’il soit moins douloureux d’être consumé par les flammes, d’être étouffé par le miel ou transi de froid dans un tombeau de marbre, ou d’être écrasé sous le poids de la terre.
« Mais, dis-tu, cette famille dont je faisais le bonheur, cette épouse vertueuse, ces enfants chéris qui volaient au-devant de moi pour s’emparer de mes premiers baisers, et qui pénétraient mon cœur d’une joie intérieure et secrète ! une gloire qui n’est pas encore à son comble, des amis à qui je puis être utile ! ô malheureux, malheureux que je suis ! un seul jour, un instant fatal m’enlève toutes les douceurs de la vie. » Sans doute ; mais tu n’ajoutes pas que la mort t’en ôte aussi le regret. Si on était bien convaincu de cette vérité, on s’exempterait de bien des peines et des alarmes. L’assoupissement de la mort a fermé tes paupières ; te voilà pour le reste des siècles à l’abri de la douleur : nous, à côté d’un bûcher lugubre, nous versons sur tes cendres des flots de larmes, et le temps n’effacera jamais les traces de notre douleur. Insensés ! pourquoi nous dessécher dans le deuil et dans les pleurs ? Un sommeil paisible, un repos éternel, ne voilà-t-il pas un grand sujet d’affliction ?
Souvent, la coupe à la main, des convives couronnés de fleurs s’écrient dans leur ivresse : « Le plaisir est fugitif : bientôt il va nous quitter pour ne plus revenir ; » comme s’ils craignaient après la mort d’être dévorés par la soif, épuisés par la sécheresse, ou tourmentés par d’autres désirs !
Quand le corps et l’âme reposent dans les bras du sommeil, on ne s’inquiète ni de soi ni de la vie ; et, bien que cet état de calme puisse durer éternellement, il n’est jamais troublé par le regret de notre existence : néanmoins les mouvements de la sensibilité ne sont pas tellement égarés pendant le sommeil, que le réveil ne puisse aisément les ramener à leur direction. La mort est donc encore moins que le sommeil, si ce qui n’est rien peut avoir des degrés. Elle cause plus de désordre et de confusion dans les principes, et il ne se réveille plus, celui qui s’est endormi dans la mort.
Si la nature élevait tout à coup la voix et nous faisait entendre ces reproches : « Mortel, pourquoi te désespérer ainsi sans mesure ? Pourquoi gémir et pleurer aux approches de la mort ? Si tu as passé jusqu’ici des jours agréables, si ton âme n’a pas été un vase sans fond où se soient perdus les plaisirs et le bonheur, que ne sors-tu de la vie comme un convive rassasié ? Pourquoi, insensé, ne vois-tu pas arriver tranquillement le moment du repos ? Si, au contraire, tu as laissé échapper tous les biens qui se sont offerts, si la vie ne t’offre plus que des dégoûts, pourquoi voudrais-tu multiplier des jours qui doivent s’écouler avec le même désagrément, et s’évanouir à jamais sans te procurer aucun plaisir ? Que ne cherches-tu dans la fin de ta vie un terme à tes peines ? Car enfin, quelques efforts que je fasse, je ne peux rien inventer de nouveau qui te plaise ; toujours reviendra le même enchaînement. Ton corps n’est pas encore usé par la vieillesse, ni tes membres flétris par les ans ; mais attends-toi à voir toujours la même suite d’objets, quand même ta vie triompherait d’un grand nombre de siècles, et bien plus encore si jamais elle ne doit finir. »
Eh bien, qu’aurions-nous à répondre à la nature, sinon que le procès qu’elle nous intente est juste ? Mais si c’est un malheureux plongé dans la misère qui se lamente au bord de la tombe, n’aurait-elle pas encore plus de raison de l’acccabler de reproches et de lui crier d’une voix menaçante : « Lâche, va pleurer loin d’ici, et ne m’importune plus de tes plaintes ? » Et à ce vieillard accablé d’années, qui ose encore murmurer : « Homme insatiable, tu as joui de tous les biens de la vie, et tu t’y attaches encore ? Moins riche de ce que tu as que pauvre de ce que tu n’as pas, tu as toujours vécu sans plaisir, tu n’as vécu qu’à demi, et la mort vient te surprendre avant que ton avidité soit assouvie. L’heure est venue : renonce de bonne grâce à mes présents, ils ne sont plus de ton âge ; laisse jouir les autres, il le faut. »
Ces reproches seraient justes, car c’est une loi de la nature que la vieillesse cède la place au jeune âge, et qu’ainsi les êtres se perpétuent les uns par les autres. Rien ne tombe dans l’abime du Tartare. Il faut que la génération présente serve de semence aux races futures : elles passeront bientôt elles-mêmes, et ne tarderont pas à te suivre. Les êtres actuellement existants disparaîtront, comme ceux qui les ont précédés. Chacun fournit sa part aux reproductions de la nature, et nous n’avons que l’usufruit de la vie, sans en avoir la propriété.
Quel rapport ont eu avec nous les siècles sans nombre qui ont précédé notre naissance ? C’est un miroir où la nature nous montre les temps qui suivront notre mort. Qu’ont-ils donc de si triste et de si effrayant ? N’est-ce pas la tranquillité du plus profond sommeil ?
Toutes les horreurs qu’on raconte des enfers, c’est dans la vie que nous les trouvons. Tantale n’est pas glacé d’effroi sous un énorme rocher qui menace ruine ; mais sur la terre l’homme livré à la superstition redoute le vain courroux des dieux dans tous les événements qu’amène le hasard.
Il n’est pas vrai que Titye, couché sur le bord de l’Achéron, soit dévoré par des oiseaux : ils ne pourraient trouver pendant l’éternité de quoi fouiller dans sa vaste poitrine, quand même l’énorme étendue de son corps couvrirait la terre entière au lieu de neuf arpents, ni lui-même suffire à une douleur sans fin et fournir d’éternels aliments à la voracité de ses bourreaux. Le vrai Titye est celui que l’amour a terrassé, que rongent les soucis dévorants, et dont le cœur est en proie à tous les tourments des passions.
Le vrai Sisyphe est aussi devant nos yeux : il s’obstine à demander au peuple les haches et les faisceaux, et toujours se retire avec des refus et la tristesse dans le cœur. S’épuiser en travaux continuels pour un honneur qui n’est rien et qu’on ne peut obtenir, voilà ce que j’appelle pousser avec effort vers la cime d’un mont un rocher qui retombe aussitôt et roule précipitamment dans la plaine.
Repaitre à chaque instant la faim de son âme, la combler de biens sans jamais la rassassier, voir le retour annuel des saisons, en cueillir les fruits, s’enivrer de leurs douceurs, et n’être pas encore content de tous ces avantages, n’est-ce pas le supplice de ces jeunes filles qui versent de l’eau dans un vase sans fond, sans pouvoir jamais le combler ?
Ce Cerbère, ces Furies, ce Tartare ténébreux dont les bouches vomissent la flamme, n’existent point et ne peuvent exister. Mais les malfaiteurs sont punis dans cette vie par la crainte des peines proportionnées à leurs crimes : tels sont les cachots, la cime du Capitole, les faisceaux, les tortures, les poteaux, la poix, les lames, les torches. Et si les bourreaux manquent, la conscience elle-même en fait la fonction ; elle déchire le cœur de ses fouets, elle le perce de ses aiguillons. Bien plus, le criminel ne sait quel doit être le terme des maux qu’il endure, il craint que la mort ne les aggrave encore : ainsi la vie présente est l’enfer des insensés.
On devrait se dire quelquefois : Ancus lui-même est mort, ce bon prince qui était bien plus vertueux que moi. Les rois, les grands de la terre, après avoir gouverné le monde, ont tous disparu ; celui qui s’ouvrit jadis une route par-dessus la vaste mer, qui apprit à ses légions à marcher sur l’abîme, et qui, insultant les flots, brava leur vain courroux, il est mort, et son âme a quitté ses membres défaillants. Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a livré ses ossements à la terre, comme le plus vil de ses esclaves. Joignez-y les inventeurs des sciences et des arts, les compagnons des Muses, et Homère, leur souverain ; il s’est comme eux endormi dans le repos éternel. Démocrite, averti par l’âge que les ressorts de son esprit commençaient à s’user, alla présenter lui-même sa tête à la mort. Epicure aussi a vu le terme de sa carrière, lui dont le génie dépassa de beaucoup toutes les autres intelligences, et qui éclipsa tous les autres, comme l’éclat du soleil levant efface la lumière des étoiles.
Et tu balances, tu t’indignes de mourir, toi dont la vie est une mort continuelle, qui te vois mourir à chaque instant ; toi qui livres au sommeil la plus grande partie de tes jours, qui dors même en veillant, et dont les idées sont des songes ; toi qui, toujours en proie aux préjugés, aux terreurs chimériques, aux inquiétudes dévorantes, ne sais pas en démêler la cause, et dont l’âme est toujours incertaine, flottante, égarée !
Si les hommes connaissaient la cause et l’origine des maux qui assiégent leur âme comme ils sentent le poids accablant qui s’appesantit sur eux, leur vie ne serait pas si malheureuse ; on ne les verrait pas chercher toujours sans savoir ce qu’ils désirent, et changer sans cesse de place, comme s’ils pouvaient par là se délivrer du fardeau qui les opprime.
Celui-ci quitte son riche palais pour se dérober à l’ennui ; mais il y rentre un moment après, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet autre se sauve à toute bride dans ses terres : on dirait qu’il court y éteindre un incendie ; mais à peine en a-t-il touché les limites qu’il y trouve l’ennui ; il succombe au sommeil, et cherche à s’oublier lui-même : dans un moment il regagnera la ville avec la même promptitude. Ainsi chacun se fuit sans cesse : mais on ne peut s’éviter ; on se retrouve, on s’importune, on se tourmente toujours : c’est qu’on ignore la cause de son mal. Si on la connaissait, renonçant à tous ces vains remèdes, on se livrerait à l’étude de la nature, puisqu’il est question, non pas du sort d’une heure, mais de l’état éternel qui doit succéder à la mort.
Que signifient ces alarmes qu’un amour mal entendu de la vie vous inspire dans les dangers ? Les jours des mortels sont comptés, et, l’heure fatale venue, il faut partir sans délai, D’ailleurs, en vivant plus longtemps, nous serions toujours habitants de la même terre, et la nature n’inventera pas pour nous de nouveaux plaisirs. Mais le bien qu’on n’a pas paraît toujours le bien suprême. En jouit-on, c’est pour soupirer après un autre ; et les désirs, en se succédant, entretiennent dans l’âme la soif de la vie. Ajoutez l’incertitude de l’avenir et du sort que l’âge futur nous prépare.
Au reste, la durée de votre vie ne sera pas retranchée de celle de votre mort ; vous n’en serez pas moins de temps victimes du trépas. Quand même vous verriez la révolution de plusieurs siècles, il vous restera toujours une mort éternelle à attendre, et celui que la terre vient de recevoir ne sera pas moins longtemps mort que celui dont elle enferme les dépouilles depuis un grand nombre d’années.
Ce sont les lieux les moins fréquentés du Pinde que je me plais à parcourir ; je n’y rencontre aucun vestige qui guide mes pas : j’aime à puiser dans des sources inconnues, j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à ceindre ma tête d’une couronne brillante dont les Muses n’ont encore paré le front d’aucun poëte : d’abord parce que j’enseigne aux hommes des vérités importantes, et que j’affranchis leurs esprits du joug de la superstition ; ensuite parce que je répands la lumière sur les matières les plus obscures, et les fleurs de la poésie sur la philosophie. Et ce n’est pas sans raison ; comme les médecins, pour engager les enfants à boire la liqueur repoussante de l’absinthe, dorent d’un miel pur les bords de la coupe, afin que leurs lèvres, séduites par cette douceur trompeuse, avalent sans défiance le breuvage amer, trahison salutaire qui leur rend la vigueur de la santé ; de même, cette philosophie que je traite paraissant triste et austère à ceux pour qui elle est nouvelle, et rebutante pour le commun des hommes, j’ai choisi le langage des Muses pour exposer ma doctrine, j’ai tâché de l’adoucir avec le miel de la poésie, afin que tu sois retenu par les charmes de l’harmonie, jusqu’à ce que ton esprit ait puisé dans mes vers la connaissance de la nature et se soit pénétré de l’utilité de cette étude.
Jusqu’ici, Memmius, je t’ai fait connaître les qualités des atomes et la diversité de leurs figures ; tu sais comment ces éléments de toutes choses, par une tendance qui leur est propre, volent de toute éternité dans l’espace, et comment tous les êtres peuvent résulter de leurs combinaisons ; tu connais la nature de l’âme, les principes qui lui donnent son existence et son activité quand elle est unie au corps, et la manière dont, après sa séparation, elle se résout en ses principes élémentaires.
Je vais maintenant traiter un sujet étroitement lié au précédent. IL existe des êtres auxquels je donne le nom de simulacres, des espèces de membranes détachées de la surface des corps, qui, en voltigeant au hasard dans l’atmosphère, effrayent nos esprits le jour comme la nuit, et leur présentent ces figures monstrueuses, ces spectres, ces fantômes dont l’apparition nous arrache souvent au sommeil : ainsi nous ne devons pas croire que ce soient des âmes fugitives qui abandonnent les rives de l’Achéron, des ombres qui viennent errer parmi les vivants ; et la mort ne peut laisser subsister aucune partie de notre être, quand le corps et l’âme, une fois séparés, ont été rendus l’un et l’autre à leurs éléments.
Je dis donc que de la surface de tous les corps émanent des effigies, des figures déliées, auxquelles conviennent les noms de membrane ou d’écorce, parce qu’elles ont la même apparence et la même forme que les corps dont elles s’échappent pour se répandre dans les airs.
L’esprit le moins pénétrant peut se convaincre de leur existence, puisqu’il y a un grand nombre de corps dont les émanations sont sensibles à l’œil : dans les uns, ce sont des parties détachées qui se répandent en tout sens, comme la fumée qui sort du bois et la chaleur qui s’élance du feu ; dans les autres, c’est un tissu ourdi et serré, comme la vieille robe que la cigale dépose pendant l’été, la membrane dont le veau naissant se débarrasse, et la dépouille du serpent, que nous voyons souvent flotter sur les buissons. Ces exemples te prouvent que la surface de tous les corps doit envoyer de pareilles mages, quoique plus subtiles. Car il est impossible d’expliquer pourquoi ces effigies grossières auraient plutôt lieu que celles dont la ténuité nous échappe, surtout la superficie de tous les corps étant garnie d’une multitude de corpuscules imperceptibles, qui peuvent se détacher sans perdre leur ordre et leur forme primitive, et s’élancer avec d’autant plus de rapidité qu’ils ont moins d’obstacles à vaincre, déliés comme ils sont et placés à la surface.
En effet, nous voyons un grand nombre de particules se détacher non-seulement de l’intérieur des corps, mais de leur surface même, comme les couleurs : c’est l’effet que produisent ces voiles jaunes, rouges et noirs, suspendus par des poutres aux colonnes de nos théâtres et flottant au gré de l’air dans leur vaste enceinte. L’éclat de ces voiles se réfléchit sur tous les spectateurs, la scène en est frappée : les sénateurs, les dames, les statues des dieux, sont teints d’une lumière mobile ; et cet agréable reflet a d’autant plus de charme pour les yeux que le théâtre est plus exactement fermé et laisse moins d’accès au jour. Or, si les couleurs de ces toiles sont détachées de leur superficie, tous les corps ne doivent-ils pas envoyer aussi des effigies délices, puisque ces deux espèces d’émanations viennent de la surface ? Nous avons donc découvert la trace de ces simulacres qui volent dans l’air avec des contours si déliés, que, pris séparément, ils échappent à l’œil.
Apprends maintenant à quel point ces images sont subtiles, puisque leurs principes sont infiniment plus imperceptibles et plus déliés que les corpuscules qui commencent à échapper à l’œil. Mais, pour t’en convaincre encore davantage, apprends en peu de mots quelle est la ténuité des principes de la matière.
D’abord il y a des animalcules si petits, que le tiers de leur grosseur est absolument invisible. Que penserons-nous donc de leurs intestins, de leur cœur, de leurs yeux, de leurs membres, de leurs articulations ? Quelle finesse ! Et si l’on songe aux principes dont il faut que leurs esprits et leurs âmes soient composés, peut-on concevoir un tissu aussi subtil et aussi délicat ?
Agite légèrement la tige des plantes qui exhalent une odeur piquante, telles que le panace, l’absinthe amère, l’aurone acerbe et la triste centaurée ; tu reconnaîtras aussitôt l’existence d’une foule de simulacres qui volent de mille manières, sans aucune énergie, et sans être sensibles à nos organes. Mais combien ces images sont-elles petites, comparées aux corps dont elles sont les émanations ! C’est ce que personne ne pourra jamais ni apprécier ni exprimer.
Avec quelle facilité et quelle promptitude se forment ces simulacres ! Avec quelle abondance ils se détachent et s’échappent sans cesse des objets ! Des surfaces de tous les corps émanent incessamment des corpuscules qui, arrivés aux objets extérieurs, pénètrent les uns, comme les étoffes, sont divisés par les autres sans en réfléchir l’image, comme par le bois et les rochers.
Remarque que la vitesse est le partage des corps légers et formés d’atomes subtils. Ainsi la lumière et la chaleur du soleil ont une grande vélocité, parce qu’elles résultent d’éléments déliés, qui, se poussant les uns les autres, pénètrent sans peine les interstices de l’air, aidés par l’impulsion des atomes qui les suivent. Car la lumière fournit sans cesse à la lumière, et la vitesse des rayons s’accélère toujours par la nouvelle secousse de ceux qui leur succèdent. Les simulacres, pour la même raison, doivent parcourir en un moment des espaces incroyables : d’abord parce que ces corpuscules subtils sont continuellement chassés par une impulsion postérieure, ensuite parce que, leur tissu étant aussi délié, ils peuvent sans peine pénétrer tous les corps, et se filtrer, pour ainsi dire, dans tous les interstices de l’air.
D’ailleurs, si l’on voit des corpuscules émanés de l’intérieur même des corps, comme la lumière et la chaleur du soleil, se répandre en un moment dans toute l’étendue de l’atmosphère, se disperser sur la terre et les eaux, s’élever vers le ciel, le baigner de leurs feux, enfin se porter de toutes parts avec tant de rapidité, ne vois-tu donc pas que des simulacres placés à la surface des corps, et dont l’émanation n’est retardée par aucun obstacle, doivent nécessairement s’élancer plus vite et plus loin, et parcourir un espace beaucoup plus considérable dans un temps égal à celui que la lumière du soleil emploie à franchir les espaces des cieux ?
Mais voici une expérience qui te montrera avec quelle vitesse se meuvent les simulacres : expose à l’air une onde transparente, au mure instant, si le ciel est parsemé d’étoiles, les flambeaux éclatants du monde viennent se peindre dans l’eau. Tu vois donc combien peu de temps il faut à l’image pour se rendre des extrémités du monde à la surface de notre globe.
Ainsi, je Le répète, il faut reconnaitre que des émanations des simulacres frappent nos yeux et produisent en nous la sensation de la vue. Les odeurs ne sont que les émissions continuelles de certains corps ; le froid émane des fluides, la chaleur du soleil ; de la mer émane le sel rongeur, qui mine les édifices construits sur ses rivages. Mille sons de toute espèce volent sans cesse dans l’air : quand nous nous promenons sur les bords de l’Océan, nos palais sont affectés d’une vapeur saline, et nous ne regardons jamais préparer l’absinthe sans en ressentir l’amertume. Tant il est vrai que tous les corps envoient continuellement des émanations de toute espèce, qui se portent de tous côtés sans jamais s’arrêter ni se tarir, puisqu’à chaque instant nous avons des sensations, puisqu’il nous est toujours possible de voir, d’odorer et d’entendre.
Si les tours carrées des villes semblent rondes de loin, c’est que tout angle paraît obtus dans l’éloignement, ou plutôt on ne le voit pas : son action s’éteint, et lorsque l’angle ainsi usé est devenu insensible, on ne distingue plus qu’un amas cliyndrique de pierres, non pas précisément comme les corps vraiment ronds que nous avons sous les yeux, mais avec une forme plus confuse et moins parfaite.
On croirait aussi que notre ombre se meut au soleil, s’attache à nos traces, imite nos gestes, si l’on pouvait se persuader qu’un air privé de lumière (car l’ombre n’est rien autre chose) ait la faculté de marcher et d’exprimer les mouvements humains. C’est que la terre étant tour à tour privée ou frappée de la lumière du soleil, selon que nos corps, en marchant, ferment ou laissent un passage aux rayons, il nous semble que c’est la même ombre qui n’a cessé de nous suivre. Et la lumière n’étant qu’une succession de rayons qui meurent et renaissent sans interruption, comme de la laine qu’on déviderait dans le feu, il est aisé de concevoir comment la terre est sans cesse dépouillée et revêtue alternativement de lumière.
Nous ne convenons pas pour cela que les yeux se trompent. Leur fonction est de voir de l’ombre et de la lumière où il y en a. Mais cette lumière est-elle toujours la même, ou non ? Est-ce la même ombre qui passe d’un lieu à un autre, ou la chose arrive-t-elle comme nous venons de l’expliquer ? C’est à la raison à décider : les yeux sont incapables de connaître la nature des corps ; ne leur imputons donc pas les erreurs de l’esprit.
Le navire qui nous emporte vogue en paraissant immobile ; le navire immobile dans la rade paraît emporté par le courant ; les collines et les campagnes le long desquelles le vent enfle nos voiles semblent fuir vers la poupe. Les astres paraissent tous attachés et immobiles à la voûte céleste ; cependant ils sont sans cesse en mouvement : ils ne se lèvent que pour aller trouver un coucher lointain, après avoir promené leurs feux éclatants dans toute l’enceinte du ciel. Le soleil et la lune paraissent de même stationnaires, quoique la raison nous apprenne que ces deux astres sont en mouvement. Une chaîne de montagnes élevées au-dessus de la mer, entre lesquelles des flottes entières trouveraient un libre passage, ne nous paraît de loin qu’une même masse, et, quoique très-distantes l’une de l’autre, elles se réunissent à l’œil sous l’aspect d’une grande île. Les enfants, en cessant de tourner sur eux-mêmes, sont tellement persuadés que l’appartement se meut en rond et que les colonnes tournent autour d’eux, qu’à peine peuvent-ils se défendre de craindre que le toit ne les écrase de sa chute. Quand la nature commence à élever au-dessus des montagnes les feux tremblants du soleil, ces monts sur la cime desquels son disque paraît se reposer et qu’il semble toucher immédiatement de ses feux, ne sont éloignés de nous que de deux mille ou même de cinq cents portées de traits : entre ces montagnes et le soleil, les mers s’étendent à l’infini sous la voûte des cieux, et, au delà de ces mers, des régions sans nombre peuplées d’habitants divers et d’animaux de toute espèce.
Un amas d’eau d’un pouce de profondeur entre les pierres dont nos rues sont pavées nous fait apercevoir sous nos pieds un espace aussi vaste que celui qui, sur nos têtes, sépare le ciel de la terre ; on croirait que le globe, percé dans toute sa profondeur, expose à nos yeux de nouveaux nuages, nous montre l’autre moitié du ciel et les corps cachés dans cette enceinte inconnue.
Si votre coursier s’arrête au milieu d’un fleuve et que vous regardiez fixement l’onde sous vos pieds, le quadrupède, quoique immobile, vous paraîtra emporté par une force étrangère contre le courant ; et, de quelque côté que vous jetiez les yeux, vous verrez tous les corps, entraînés de la même manière, remonter rapidement le fleuve.
Un portique formé de colonnes parallèles et égales en hauteur, vu de l’une de ses extrémités dans toute sa longueur, se resserre peu à peu sous la forme d’un cône ; le toit s’abaisse vers le sol, le côté droit se rapproche du gauche, jusqu’à ce que l’œil ne distingue plus que l’angle confus d’un cône.
Les matelots voient le soleil se lever du sein de l’onde, se coucher dans l’onde et y ensevelir sa lumière, parce qu’en effet ils n’aperçoivent que le ciel et l’eau : ne taxez donc pas légèrement leurs sens de mensonge. D’un autre côté ceux qui ne connaissent point la mer croient voir tous les navires dont elle est couverte, déformés et brisés, faire effort contre les flots. La partie des rames et du gouvernail élevée au-dessus de l’onde est droite ; la partie plongée dans la mer paraît se courber, remonter horizontalement, et, par cette réfraction, presque flotter à la surface.
Quand les vents, pendant la nuit, chassent dans l’air des nuages clairsemés, les astres brillants paraissent s’avancer contre les nues, et rouler au-dessus d’elles dans une direction contraire à leur cours naturel.
Pressez de la main la partie inférieure d’un de vos yeux, tous les objets vous paraîtront doubles : vos flambeaux porteront deux lumières, vos riches ameublements croîtront de moitié, vous verrez les hommes avec deux corps et deux visages.
Enfin, quand le sommeil a lié nos membres de ses douces chaînes, quand notre corps est étendu dans les bras d’un profond repos, il nous semble quelquefois être éveillés et en mouvement : nous croyons, au milieu des ténèbres, voir le soleil et la lumière du jour ; dans un lieu étroitement fermé, changer de climats, de mers, de fleuves, de montagnes, et franchir à pied des plaines immenses ; entendre des sons au milieu d’un silence profond et général, et répondre, quoique la langue reste immobile.
Nous voyons avec surprise une foule de pareils phénomènes qui tendent tous, mais en vain, à diminuer la conflance due aux sens ; l’erreur vient en grande partie des jugements de l’âme, que nous ajoutons de nous-mêmes aux rapports des sens, croyant avoir vu ce que les organes ne nous ont point montré. En effet, rien de plus rare que de dégager les rapports évidents des sens des conjectures incertaines que l’âme leur associe de son propre mouvement.
Celui qui soutient qu’on ne peut rien savoir ne sait pas même s’il est vrai qu’on ne puisse rien savoir, puisqu’il avoue qu’il ne sait rien. Je ne dispute point avec un homme qui contredit les notions les plus évidentes. Mais quand même je lui accorderais qu’il est sûr qu’on ne sait rien, je lui demanderais où il a appris ce que c’est que savoir et ignorer, n’ayant jamais rien trouvé de certain, d’où lui vient l’idée du vrai et du faux, et comment il distingue Le doute de la certitude.
Tu verras alors que la connaissance de la vérité nous vient primitivement des sens, que les sens ne peuvent être convaincus d’erreur, qu’ils méritent le plus haut degré de confiance parce que, par leur propre énergie, ils peuvent découvrir le faux, en lui opposant la vérité. En effet, où trouver un guide plus sûr que les sens ? Dira-t-on que la raison, fondée sur ces organes illusoires, pourra déposer contre eux, elle qui leur doit toute son existence, la raison, qui n’est qu’erreur, s’ils se trompent ? Dira-t-on que les oreilles peuvent rectifier les yeux, et être elles-mêmes rectifiées par le tact ; que le goût, l’odorat ou les yeux nous préserverout des surprises du tact ? Non, saus doute : chaque sens a ses fonctions et ses facultés à part. Il est donc nécessaire que la dureté ou la mollesse, le froid ou le chaud, soient du ressort d’un sens particulier, les couleurs et les qualités relatives à la couleur du ressort d’un autre ; qu’enfin les saveurs, les odeurs et les sons aient aussi leur juge à part ; et par couséquent les sens ne peuvent se rectifier les uns les autres. Ils ne pourront pas non plus se rectifier eux-mêmes, puisqu’ils mériteront toujours le même degré de confiance. Leurs rapports sont donc vrais en tout temps.
Si ia raison ne peut pas expliquer pourquoi les objets qui sont carrés de près paraissent ronds dans l’éloiguement, il vaut mieux, au défaut d’une solution vraie, donner uue fausse raison de cette double apparence que de laisser échapper l’évidence de ses mains, que de détruite toute certitude, que de démolir cette base sur laquelle sont fondées notre vie et notre conservation. Car ne crois pas qu’il ne s’agisse ici que des intérêts de la raison ; la vie elle-même ne se soutient qu’en osant, sur le rapport des sens, ou éviter les précipices et les autres objets nuisibles, ou se procurer ce qui est utile. Ainsi tous les raisonnements dont on s’arme contre les sens ne sont que de vaines déclarations.
Enfin, dans la coustruction d’uu édifice, si la règle dont se sert l’architecte est défectueuse, si l’équerre s’écarte de la direction perpendiculaire, si le niveau s’éloigne par quelque endroit de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, alfaissé, saus grâce, sans aplomb, sans proportion ; qu’une partie paraisse prête à s’écrouler, et que tout s’écroule, en elfet, pour avoir été d’abord mal conduit : de même, si l’on ne peut compter sur le rapport des sens, tous les jugernents qu’on portera seront trompeurs et illusoires.
Maintenant, ô Memmius ! apprends en peu de mots quels sont les corps qui agissent sur l’âme, et d’où lui viennent ses idées. Je dis d’abord qu’il y à une espèce particulière de simulacres qui voltigent en foule, sous mille formes diverses, dans tous les points de l’espace, et dont le tissu est si subtil, qu’ils ne peuvent se rencontrer dans l’air sans se réunir, comme des fils d’araignée et des feuilles d’or battu. Car ils sont encore beaucoup plus déliés que les effigies auxquelles nous devons la vue des objets, puisqu’ils s’insinuent dans tous les conduits de nos corps et vont émouvoir intérieurement la substance délicate de l’âme, dont ils mettent en jeu les facultés. Voilà pourquoi nous voyons des Centaures, des Scyllas, des Cerbères, et les fantômes des morts, dont la terre enferme les dépouilles : c’est que l’atmosphère est remplie de simulacres de toute espèce, dont les uns se forment d’eux-mêmes au milieu des airs, les autres émanent des corps, d’autres enfin sont le produit de ces deux espèces réunies. Par exemple, l’image d’un Centaure n’est point l’émanation d’un Centaure vivant, puisque la nature n’a jamais enfanté d’animal de cette espèce ; mais, quand l’image d’un cheval s’est rencontrée par hasard unie à celle d’un homme, ces deux images se confondent facilement, comme nous l’avons expliqué, à cause de leur nature subtile et de la finesse de leurs tissus. Les autres images de cette nature sont produites de même, et, comme leur légèreté les rend très-agiles, il leur est aisé, dès la première impulsion, d’affecter nos âmes, qui sont elles-mêmes d’une finesse et d’une mobilité surprenante.
Ce qui prouve combien cette explication est certaine, c’est que les objets dont l’âme a la perception ne ressembleraient pas aussi parfaitement à ceux que voit l’œil, si ces deux impressions n’étaient l’effet du même mécanisme. Ainsi, ayant déjà prouvé que je n’aperçois un lion, par exemple, qu’à l’aide des simulacres qui frappent mes yeux, il faut en conclure que l’âme est émue pareillement par d’autres simulacres de lions, qu’elle voit aussi distinctement que l’œil, avec la seule différence qu’ils sont plus déliés. Si donc l’âme demeure éveillée quand les membres sont étendus dans les bras du sommeil, c’est que les mêmes simulacres qui nous ont affectés pendant le jour se présentent alors à elle avec tant de vérité, qu’on croit voir et entendre ceux même dont la mort et la terre se sont emparées depuis longtemps. La nature rend ces illusions inévitables, parce que, pour lors, les sens, plongés dans un profond sommeil, ne peuvent opposer la vérité ; l’erreur, parce que la mémoire elle-même, assoupie et languissante, ne contredit point ces apparences, en rappelant que celui qu’on croit voir en vie est depuis longtemps victime du trépas.
Mais avant tout, ô Memmius ! mets-toi en garde contre une erreur trop commune : ne crois pas que la brillante orbite de nos yeux n’ait été arrondie que pour nous procurer la vue des objets ; que ces jambes et ces cuisses mobiles n’aient été élevées sur la base des pieds que pour donner plus d’étendue à nos pas ; que les bras enfin n’aient été formés de muscles solides, et terminés par les mains à droite et à gauche, que pour être les ministres de nos besoins et de notre conservation.
Par de pareilles interprétations, on a renversé l’ordre respectif des effets et des causes. Nos membres n’ont pas été faits pour notre usage, mais on s’en est servi parce qu’on les a trouvés faits. La vue n’a point précédé les yeux ; la parole n’a point été formée avant la langue : au contraire, le langage a suivi de bien loin la naissance de l’organe ; les oreilles existaient longtemps avant qu’on entendit des sons, et tous nos membres, longtemps avant qu’on en fil usage. Ce n’est donc pas la vue de nos besoins qui les a fait naître[17].
Les hommes combattaient avec les poings, se déchiraient mutuellement avec les ongles, se souillaient de sang, longtemps avant que les flèches brillantes volassent dans l’air. La nature leur avait appris à éviter les blessures, avant que l’art leur eût suspendu au bras gauche un bouclier pour se mettre à couvert. Le sommeil et le repos sont beaucoup plus anciens que les lits et le duvet. On apaisait sa soif avant l’invention des coupes. Toutes ces découvertes, qui sont la suite du besoin et le fruit de l’expérience, on peut croire qu’elles ont été fuites en vue de notre utilité. Mais il n’en est pas de même des objets dont l’usage n’a été trouvé que longtemps après leur naissance, tels que nos membres et nos organes. Ainsi tout nous défend de croire qu’ils ont été faits pour notre usage.
Mais d’où nous vient la faculté de marcher quand nous le voulons, et de mouvoir nos membres de différentes manières ? Quel est l’agent accoutumé à pousser en avant une masse aussi lourde que celle de nos corps ? C’est ce que je vais l’expliquer ; redouble d’attention. Il faut avant tout, comme nous l’avons dit, que les simulacres qui invitent au mouvement viennent frapper l’esprit. De là naît la détermination : car on ne se met en devoir d’agir qu’après que l’âme a connu l’objet de sa volonté, et elle ne connaît rien que grâce à la présence des simulacres. L’esprit, ainsi déterminé, annonce sa volonté par un mouvement qui se communique aussitôt à l’âme, disséminée dans tous les membres, et rien n’est plus aisé, puisque ces deux substances sont infiniment unies. Le contre-coup de l’âme se fait sentir au corps, et ainsi toute la masse commence à se mouvoir et à s’avancer peu à peu.
Maintenant comment le sommeil verse le repos dans nos membres et bannit l’inquiétude de nos âmes, c’est ce que je vais t’expliquer en peu de vers, mais en vers harmonieux ; les faibles accents du cygne flattent plus l’oreille que les cris perçants dont les grues remplissant les airs. De ton côté, prête-moi une oreille attentive et un esprit appliqué, pour ne point nier les faits dont je te démontrerai la possibilité, et, par ton obstination à repousser l’évidence, devenir toi- même la cause de ton aveuglement…
Comme la surface de tous les corps reçoit le contact immédiat de l’air, il est nécessaire qu’elle soit sans cesse frappée de ses coups fréquents. Voilà pourquoi presque tous les êtres sont couverts de cuir, de soie, de coquilles, d’écorces ou de membranes calleuses. Les parties intérieures sont aussi battues sans cesse par ce flux et reflux d’air que la respiration y amène et en chasse continuellement. Le corps étant ainsi heurté de deux côtés, et ce choc, à l’aide des pores, se faisant sentir jusqu’aux atomes élémentaires, la destruction se prépare ainsi peu à peu. Bientôt les principes de l’esprit et du corps se déplacent. Le sentiment s’enfuit au milieu de ce désordre. Le corps, n’ayant plus de soutien, s’affaiblit ; tous les membres languissent, les bras tombent, les paupières se ferment et les jarrets s’affaissent.
Le sommeil vient à la suite des repas, parce que les aliments, répandus dans les veines, y produisent le même effet que l’air : l’assoupissement est même plus profond quand il succède à la plénitude ou à la fatigue ; c’est que la fatigue cause plus de désordre dans les éléments.
Les objets habituels de nos occupations, ceux qui nous ont retenus le plus longtemps, et qui ont exigé le plus de contention d’esprit, sont ceux qui reparaissent le plus souvent dans nos songes. Les avocats croient plaider des causes et interpréter les lois, le général livrer des combats et des assauts, le pilote faire la guerre aux vents ; moi-même je n’interromps point mes travaux pendant la nuit ; je continue d’interroger la nature et d’en dévoiler les secrets dans la langue de ma patrie. En un mot, les autres études et les autres arts occupent ordinairement en songe les hommes par de semblables illusions.
Nous voyons souvent ceux qui assistent assidûment aux jeux plusieurs jours de suite, lors même que les spectacles ont cessé de frapper leurs sens, conserver dans leur âme des routes ouvertes par où les mêmes simulacres peuvent encore s’introduire. Les mêmes objets se présentent à eux pendant plusieurs jours : ils voient, même en veillant, les danseurs bondir, et mouvoir leurs membres avec souplesse ; ils entendent les accords de la lyre et le doux langage des cordes ; ils retrouvent la même assemblée et la même variété de décorations dont brillait la scène. Tant est grand le pouvoir du penchant, du goût et de l’habitude, non-seulement sur les hommes, mais sur les animaux eux-mêmes !
En effet, on voit des chevaux, quoique étendus et profondément endormis, se baigner de sueur, souffler fréquemment, et tendre tous leurs muscles, comme si les barrières étaient déjà ouvertes, comme s’ils disputaient le prix de la course. Souvent encore, au milieu du sommeil, les chiens des chasseurs agitent tout à coup leurs pieds, jappent avec allégresse et respirent avec précipitation, comme s’ils étaient sur la trace de la proie. Souvent même, en se réveillant, ils continuent de poursuivre les vains simulacres d’un cerf qu’ils s’imaginent voir fuir devant eux, jusqu’à ce qu’ils reviennent à eux-mêmes, et que leur illusion se soit dissipée. Au contraire, les oiseaux de toute espèce prennent la fuite, et, en agitant leurs ailes, vont implorer pendant la nuit un asile dans les bois sacrés, s’ils voient au milieu d’un sommeil paisible l’épervier vorace fondre sur eux ou les poursuivre d’un vol rapide.
Et les âmes humaines, de quels grands mouvements ne sont-elles pas agitées pendant le sommeil ! Combien de vastes projets formés et exécutés en un moment ! Ce sont des rois dont on devient le maître ou l’esclave, des combats qu’on livre, des cris qu’on pousse, comme si l’on était égorgé sur la place : il en est qui se débattent, qui gémissent de douleur, qui remplissent l’air de leurs cris, comme s’ils étaient déchirés par la dent du lion ou de la panthère. Il en est qui s’entretiennent en songe des affaires les plus importantes, et qui se trahissent souvent eux-mêmes par des aveux involontaires. Beaucoup se voient conduire à la mort ; beaucoup, croyant tomber de tout leur poids dans un précipice, se réveillent avec effroi, hors d’eux-mêmes, et se remettent difficilement de leur trouble.
Quel génie peut chanter dignement un si noble sujet, de si grandes découvertes ? Quelle voix assez éloquente pour célébrer les louanges de ce sage dont l’esprit créateur nous a transmis de si riches présents ? Cette tâche est sans doute au-dessus des efforts d’un mortel. Car, s’il faut en parler d’une façon qui réponde à la grandeur de ses ouvrages, ce fut sans doute un dieu : oui, Memmius, un dieu seul a pu trouver le premier cet admirable plan de conduite auquel on donne aujourd’hui le nom de sagesse, et, par cet art vraiment divin, faire succéder dans la vie humaine le calme et la lumière à l’orage et aux ténèbres. D’autres ont découvert le fruit de Cérès et le jus de la vigne, deux présents sans lesquels on peut subsister, et qui maintenant encore, à ce que l’on assure, sont inconnus à plusieurs nations. Mais on ne pouvait vivre heureux sans un cœur pur, et c’est avec raison que nous honorons comme un dieu celui dont les préceptes, répandus chez tous les peuples de la terre, servent à soutenir et consoler les esprits dans les amertumes de la vie.
Si tu crois que les travaux d’Hercule méritent la préférence, tu es dans l’erreur. Qu’aurions-nous à craindre aujourd’hui de la gueule béante du lion de Némée, ou des soies hérissées du sanglier arcadien ? Que pourraient maintenant ou le taureau de Crète, ou le fléau de Lerne, cette hydre armée de serpents venimeux ? Et les trois corps de l’énorme Géryon, et les chevaux de Diomède, dont les narines soufflaient la flamme dans la Thrace, sur les côtes bistoniennes, près de l’Ismare, ou la griffe recourbée des redoutables hôtes du lac Stymphale ? Le gardien du jardin des Hespérides et de ses pommes d’or, ce dragon furieux, cruel, au regard menaçant, qui de son énorme corps embrassait à plusieurs replis le tronc précieux, quel mal pourrait-il nous faire près des rives atlantiques de cette mer inaccessible, sur laquelle ni Romains ni barbares n’osent jamais s’exposer ? Les autres monstres de cette nature, s’ils vivaient encore, s’ils n’eussent été détruits, pourraient-ils nous nuire ? Non, sans doute : la terre est encore aujourd’hui peuplée d’animaux féroces, et l’effroi règne dans les bois, sur les montagnes, et au fond des forêts ; ces dangers, il est presque toujours en notre pouvoir de les éviter.
Mais si nos cœurs ne sont délivrés des vices, que de combats intérieurs à soutenir ! Que de périls à vaincre ! De quels soucis, de quelles inquiétudes, de quelles craintes n’est pas déchiré l’homme en proie à ses passions ! Quels ravages ne font pas dans son âme l’orgueil, la débauche, l’emportement, le luxe et l’oisiveté ! Celui qui a dompté ces ennemis, qui les a chassés des cœurs avec les seules armes de la raison, n’est-il pas juste qu’il soit mis au nombre des dieux ? Que sera-ce si le même sage a parlé des immortels en termes divins, et dévoilé à nos yeux tous les secrets de la nature ?
C’est en marchant sur ses traces que je continuerai de t’enseigner combien il est nécessaire que tous les êtres subsistent pendant un temps limité, selon les lois de leur formation, sans pouvoir jamais franchir les bornes prescrites à leur nature. Ainsi, après avoir établi que l’âme naît avec nous, qu’elle ne peut subsister pendant l’éternité, et que ces fantômes, ces images des morts que nous croyons voir en songe, ne sont que de vains simulacres, l’ordre de mon sujet nie conduit à traiter de la naissance et de la ruine future du monde, à expliquer de quelle manière les atomes, par leur assemblage, ont formé la terre, le ciel, la mer, les astres, le soleil, et le globe de la lune.
Je t’expliquerai encore les lois que la nature a prescrites au cours du soleil et aux révolutions de la lune, pour t’empêcher de croire que, par un mouvement spontané, ces astres roulent librement de toute éternité entre le ciel et la terre pour l’accroissement des grains et des animaux, ou que leurs révolutions soient dues à la volonté des dieux. En effet, ceux mêmes qui sont persuadés que les dieux vivent dans une profonde oisiveté, en réfléchissant avec admiration aux causes des phénomènes naturels, et surtout de ceux qu’ils aperçoivent au-dessus de leurs têtes, dans les régions éthérées, retombent dans leurs anciens préjugés religieux, et font intervenir des tyrans inflexibles, auxquels, pour comble de malheur, ils attribuent un pouvoir suprême ; ils ignorent ce qui peut ou ne peut point exister, et les limites invariables
que la nature a prescrites à l’énergie de chaque être.Mais pour ne pas t’arrêter plus longtemps par de simples promesses, considère la mer, la terre et le ciel : ces trois substances, ces trois masses dont l’aspect est si différent, dont le tissu est si solide, un seul jour les verra périr, et la machine du monde, après s’être soutenue pendant un grand nombre de siècles, s’écroulera tout à coup.
Je n’ignore pas combien c’est une opinion nouvelle et incroyable que de croire à la ruine future du ciel et de la terre, et combien il m’est difficile de convaincre les hommes ; c’est ce qui arrive quand on leur apporte une vérité qui n’a pas encore frappé leurs oreilles, et qui, de plus, n’est sou- mise ni à la vue ni au tact, les deux seules voies qui portent l’évidence jusque dans le sanctuaire de l’esprit humain. Je parlerai cependant peut-être l’expérience viendra-t-elle à l’appui de mes discours ; peut-être verras-tu avant peu le globe succomber sous d’affreux tremblements. Puisse la destinée détourner de nos jours un pareil désastre, et le raisonnement, plutôt que l’effet même, te convaincre de la possibilité d’une destruction générale.
Mais, avant de te révéler ces arrêts du destin, plus sacrés et plus sûrs que les oracles de la Pythie couronnée de lauriers sur le trépied d’Apollon, je veux prémunir ton courage par quelques vérités consolantes ; peut-être, intimidé par la superstition, crois-tu que la terre et le soleil, le ciel et la mer, les astres et la lune sont des substances divines dont l’éternité est le partage ; qu’ainsi c’est une impiété semblable à celle des Géants, et digne des châtiments les plus terribles, d’oser par de vains arguments ébranler les voûtes du monde, éteindre ce soleil qui brille dans les cieux et soumettre à la destruction des êtres immortels.
Mais tous ces corps sont si éloignés d’avoir rien de commun avec la nature divine et si indignes d’être placés au rang des dieux, qu’ils sont propres au contraire à nous donner l’idée d’une matière brute et inanimée.
Refuse-toi aussi à croire que les dieux habitent aucune des régions du monde. Les dieux sont des substances déliées que les sens ne peuvent apercevoir, que l’âme elle-même saisit à peine. Si donc ils se dérobent au contact de nos mains, ils ne doivent toucher aucun des objets soumis à notre tact, puisqu’il est impossible de toucher à ce qui est intangible de sa nature. Leur séjour doit donc être bien différent du nôtre, et aussi subtil que leurs corps ; vérité que je prouverai dans la suite avec plus d’étendue.
Dire que les dieux ont établi en notre faveur le bel ordre de la nature, que par conséquent nous devons bénir et croire immortel l’ouvrage de leurs mains, et que c’est un crime de saper par des discours audacieux les fondements de cet édifice indestructible que la sagesse divine a construit pour l’espèce humaine, de pareilles fables, ô Memmius ! sont le comble de la folie. Quel bien notre reconnaissance pouvait-elle procurer à ces êtres immortels et fortunés, pour les déterminer à faire de nos plaisirs communs la fin de leurs travaux[19] ? Tranquilles de toute éternité, quel nouvel intérêt, au bout d’un si grand nombre de siècles, aurait pu leur faire souhaiter de changer d’état ? Le changement n’est désirable que pour ceux dont le sort est malheureux ; mais des êtres qui, durant les siècles précédents, n’avaient jamais connu l’infortune, et dont la vie coulait dans une sérénité continuelle, qui aurait pu allumer en eux le désir de la nouveauté ? Dira-t-on qu’ils languissaient dans les ténèbres et dans l’abattement, jusqu’au moment où l’on vit briller l’éclat de la nature naissante ? Et nous-mêmes, était-ce un malheur pour nous de n’être pas nés ? Quiconque est entré dans le séjour de la vie doit désirer d’y rester, tant que la douce volupté l’y retient ; mais ; qui n’a jamais goûté le plaisir d’exister, qu’importe de n’être point venu au monde ?
Quand même je ne connaîtrais pas la nature des éléments, j’oserais assurer, à la simple vue du ciel et de la nature entière, qu’un tout aussi défectueux n’est point l’ouvrage de la Divinité.
D’abord ce globe qu’environne la voûte céleste est en grande partie occupé par des montagnes et des forêts abandonnées aux bêtes féroces, par des rochers stériles, d’immenses marais et la mer, dont les vastes circuits resserrent les continents. Presque deux parties de ce même globe nous sont interdites par des ardeurs brûlantes et les glaces continuelles qui les couvrent. Ce qui reste de terrain, la nature, abandonnée à elle-même, le hérisserait de ronces, si l’industrie humaine ne luttait sans cesse contre elles, si le besoin de vivre ne nous forçait à gémir sous de pénibles travaux, à déchirer la terre par l’empreinte du soc, à féconder la glèbe et à dompter le sol ingrat, pour exciter les germes qui ne peuvent d’eux-mêmes se développer et se montrer au jour. Encore trop souvent ces fruits conquis par tant de travaux, à peine en herbe ou en fleurs, sont brûlés par les chaleurs excessives, emportés par des orages subits, détruits par des gelées fréquentes, ou tourmentés par le souffle violent des aquilons. Et les bêtes féroces, ces cruels ennemis du genre humain, pourquoi la nature se plaît-elle à les multiplier et à les nourrir sur la terre et dans les ondes ? Pourquoi chaque saison nous apporte-t-elle ses maladies ? Pourquoi tant de funérailles prématurées ?
Semblable au matelot que la tempête a jeté sur le rivage, l’enfant qui vient de naître est étendu à terre, nu, incapable de parler, dénué de tous les secours de la vie, dès le moment que la nature l’a arraché avec effort du sein maternel pour lui faire voir la lumière : il remplit de ses cris plaintifs le lieu de sa naissance, et il a raison sans doute, le malheureux à qui il reste une si vaste carrière de maux à traverser. Au contraire, les troupeaux de toute espèce et les bêtes féroces croissent sans peine ; ils n’ont besoin ni du hochet bruyant, ni du langage enfantin d’une nourrice caressante, ni de vêtements différents pour les différentes saisons. Il ne leur faut ni armes pour défendre leurs biens, ni forteresses pour les mettre à couvert, puisque la terre et la nature fournissent à chacun d’eux toutes choses en abondance.
Si la terre et l’eau, le souffle léger de l’air et la brûlante vapeur du feu sont soumis à la naissance et à la mort, le monde, qui est le résultat de ces quatre éléments, doit avoir la même destinée, puisque les parties ne peuvent naître et mourir sans que le tout partage le même sort. Ainsi, quand je vois les vastes membres du monde s’épuiser et se reproduire alternativement, je ne puis douter que le ciel et la terre n’aient eu un premier instant et ne doivent finir un jour.
Ne regarde pas, ô Memmius ! comme une prétention hasardée d’avancer, comme je l’ai fait, que la terre et le feu soient mortels, l’air et l’eau sujets à périr, pour renaître et s’accroître de nouveau. D’abord une partie de la terre, brûlée par l’ardeur continuelle du soleil et foulée sans cesse aux pieds, se dissipe en tourbillons de poussière, nuages légers que le souffle des vents disperse dans les airs : la pluie résout en eau une partie des glèbes, et les rivages des fleuves sont sans cesse minés par le courant. Enfin tout corps qui en nourrit un autre de sa propre substance essuie des pertes nécessaires : donc, puisque la terre est à la fois la mère commune et le tombeau de tous les êtres, il faut que tour à tour elle s’épuise et se répare.
Que la mer, les fleuves et les fontaines se remplissent toujours de nouvelles ondes et se perpétuent par ce moyen, c’est ce que prouve l’immense quantité d’eau qui s’y précipite de toutes parts. Mais les pertes continuelles que fait l’eau l’empêchent d’être trop abondante : Les vents, en la balayant de leur souffle, le soleil, en la pompant de ses rayons, diminuent son volume. Une autre partie se répand dans l’intérieur de la terre, où elle se filtre, se dégage de ses sels, se replie sur elle-même, se rassemble à la source des fleuves, et, ainsi purifiée, coule sur la surface du globe, dans les endroits où la terre entr’ouverte facilite la trace liquide de ses pas.
Passons donc maintenant à l’air, qui éprouve à chaque instant des vicissitudes innombrables. C’est dans ce vaste océan que vont se perdre toutes les émanations des corps ; et s’il ne leur restituait à son tour de nouvelles parties pour réparer leurs pertes, tout se dissoudrait et se changerait en air. Il ne cesse donc point d’être engendré par les corps et de s’y résoudre, puisque de tous les êtres s’échappent des émanations continuelles.
Enfin le soleil, cette source féconde de lumière, baigne sans cesse le ciel d’un éclat renaissant et alimente la lumière d’une lumière toujours nouvelle, Car ses rayons se perdent aussitôt qu’ils arrivent à leur destination : veux-tu en être convaincu ? Lorsqu’un nuage se place devant le soleil et semble, par son interposition, couper ses rayons, leur partie inférieure est sur-le-champ perdue pour nous, et la terre se couvre d’ombre partout où se porte la nue ; d’où il faut conclure que les corps ont toujours besoin d’un éclat nouveau, que chaque rayon meurt aussitôt après qu’il est né, et qu’il serait impossible d’apercevoir les objets, sans les écoulements continuels de la source du jour.
Nos flambeaux artificiels eux-mêmes, ces lampes suspendues, ces torches résineuses d’où s’échappent des tourbillons de flamme et de fumée, s’empressent de même, à l’aide de leurs feux tremblants, de fournir toujours une nouvelle lumière : leurs émissions ne sont jamais interrompues, tant est grande la rapidité avec laquelle tous leurs feux remplacent la lumière qui s’éteint par la formation subite d’une lumière nouvelle. Ainsi, bien loin de regarder le soleil, la lune et les étoiles comme des corps inaltérables, tu dois croire qu’ils ne nous éclairent que par des émissions successives, toujours perdues et toujours réitérées.
Enfin, ne vois-tu pas le temps triompher des pierres mèmes, les tours les plus hautes s’écrouler, les rochers se réduire en poudre, les temples et les statues des dieux s’affaisser et tomber en ruine, sans que la Divinité puisse leur faire franchir les bornes fixées par le destin, ni lutter elle-même contre les lois immuables de la nature ? En un mot, ne voyons-nous pas tous les monuments humains céder à la destruction et tomber tout à coup, minés par la vieillesse, les cailloux rouler arrachés de la cime des monts, incapables de résister aux efforts violents d’une durée limitée ? Car ils ne se détacheraient pas tout à coup et ne tomberaient pas en un moment, si depuis un nombre infini de siècles ils avaient soutenu tous les assauts du temps sans y avoir succombé.
Enfin, considère cette vaste enceinte qui embrasse de tous côtés la, terre, ce ciel qui (suivant certains philosophes) enfante tous les êtres et les reçoit après leur dissolution ; tout immense qu’il est, il a commencé et finira un jour, puisqu’un être ne peut en nourrir d’autres sans s’épuiser, ni les réunir à lui-même sans se réparer…
Je n’en doute pas, notre monde est nouveau ; il est encore dans l’enfance, et son origine ne date pas de fort loin. Voilà pourquoi il y a des arts qu’on ne perfectionne et d’autres qu’on n’invente que d’aujourd’hui : c’est d’aujourd’hui que la navigation fait des progrès considérables ; la science de l’harmonie est une découverte de nos jours. Enfin cette philosophie dont j’expose les principes n’est connue que depuis peu, et je suis le premier qui ait pu traiter ces matières dans la langue de ma patrie.
Maintenant, comment le concours fortuit des atomes a-t-il posé les fondements du ciel et de la terre, creusé l’abime de l’Océan, réglé le cours du soleil et de la lune ? C’est ce que je vais t’expliquer. Car, je le répète, ce n’est point par un effet de leur intelligence ni par réflexion que les éléments du monde se sont placés dans l’ordre où nous les voyons ; ils n’ont point concerté entre eux les mouvements qu’ils voulaient se communiquer ; mais, infinis en nombre, mus de mille façons diverses, soumis depuis des siècles innombrables à des impulsions étrangères, entrainés par leur propre pesanteur, après s’être rapprochés et réunis de toutes manières, après avoir tenté toutes les combinaisons possibles, à force de temps, d’assemblages et de mouvements, ils se sont coordonnés et ont formé de grandes masses, qui sont devenues pour ainsi dire la première ébauche de la terre, des mers, du ciel et des êtres animés.
On ne voyait pas encore dans les airs le char éclatant du soleil, ni les flambeaux du monde, ni la mer, ni le ciel, ni la terre, ni l’air, ni rien de semblable aux objets qui nous environnent, mais un assemblage orageux d’éléments confondus, Ensuite, quelques parties commencèrent à se dégager de cette masse, les atomes homogènes se rapprochèrent ; le monde se développa, ses membres se formèrent, et ses immenses parties furent composées d’atomes de toute espèce. En effet, la discorde des éléments jetait trop de trouble et de confusion entre les intervalles, les directions, les liens, les pesanteurs, les forces impulsives, les combinaisons et les mouvements ; la diversité de leurs formes, la variété de leurs figures, les empêchaient de rester ainsi unis et de se communiquer mutuellement des mouvements convenables : ainsi le ciel se sépara de la terre, la mer attira toutes les eaux dans ses réservoirs, et les feux éthérés allèrent briller à part dans toute leur pureté.
Alors parurent le soleil et la lune, ces deux globes qui roulent dans l’air entre le ciel et la terre : leurs éléments ne purent s’incorporer ni à ceux de la terre, ni à ceux de la matière éthérée, parce qu’ils n’étaient ni assez pesants pour se déposer dans la partie inférieure, ni assez légers pour s’élever à l’extrémité supérieure. Suspendus dans l’espace intermédiaire, ils se meuvent comme des corps vivants, comme des membres du monde. C’est ainsi que quelques-uns de nos membres demeurent immobiles dans leur poste, tandis que d’autres sont destinés à se mouvoir.
Quels ont été les premiers essais de la terre naissante, les premières productions qu’elle hasarda d’exposer à l’inconstance des airs et des vents ?
D’abord, la terre revêtit les collines et les campagnes d’herbes et de verdure de toute espèce ; les fleurs brillèrent parmi le gazon dans les vertes prairies ; ensuite les arbres, animés par une sève abondante, élevèrent à l’envi leurs rameaux dans les airs. De même que les plumes, les poils et la soie sont les premières parties qui naissent aux volatiles et aux quadrupèdes, de même la terre, encore nouvelle, commença par produire des plantes et des arbrisseaux ; ensuite elle créa toutes les espèces mortelles, avec une variété et et des combinaisons infinies : car certes les animaux ne sont pas tombés du ciel, et les habitants de la terre ne sont pas sortis de l’onde salée. Il faut donc que la terre ait reçu avec raison le nom de mère, puisque tout a été tiré de son sein. Aujourd’hui encore beaucoup d’êtres vivants se forment dans la terre à l’aide des pluies et de la chaleur du soleil. Est-il donc surprenant qu’un plus grand nombre d’animaux plus robustes en soient sortis dans le temps où la terre et l’air jouissaient de la vigueur du jeune âge ?
Dans ces premiers siècles, plusieurs espèces ont dû périr sans pouvoir se reproduire et se multiplier. En effet, tous les animaux actuellement existants ne se conservent que par la ruse, la force ou la légèreté dont ils ont été doués en naissant, excepté un certain nombre que nous avons pris sous notre protection, à cause de leur utilité. Les lions cruels et les autres bêtes féroces se défendent par la force, les renards par l’adresse, les cerfs par la fuite. Le chien fidèle et vigilant, les bêtes de somme, la brebis couverte de laine, le bœuf laborieux, sont des espèces confiées à note garde. Ils évitaient les bêtes féroces, recherchaient la paix, et voulaient une nourriture abondante, acquise sans danger : nous la leur accordons, comme un salaire des services qu’ils nous rendent. Mais les animaux que la nature n’avait pas pourvus des qualités nécessaires pour vivre indépendants ou pour nous être de quelque utilité, pourquoi nous serions-nous chargés de leur nourriture et de leur défense ? Enchainés par le malheur de leur destinée, il fallait qu’ils servissent de proie aux autres animaux, jusqu’à ce que la nature eût entièrement détruit leurs espèces.
Les hommes de ce temps étaient beaucoup plus vigoureux que ceux d’aujourd’hui, parce que la terre, dont ils étaient les enfants, avait alors toute sa vigueur : la charpente de leurs os était plus vaste, plus solide, et le tissu de leurs nerfs et de leurs viscères plus robuste ; ils n’étaient facilement affectés ni par le froid, ni par le chaud, ni par la nouveauté des aliments, ni par les attaques de la maladie. Ils survivaient à la révolution d’un grand nombre de lustres, errants par troupeaux, comme les bêtes. Personne ne savait encore parmi eux conduire la pénible charrue ; ils ignoraient l’art de dompter les champs avec le fer, de confier de jeunes arbustes au sein de la terre, et de trancher avec la faux les vieux rameaux des grands arbres. Ce que le soleil et la pluie leur donnaient, ce que la terre produisait d’elle-même, suffisait pour apaiser leur faim. Les fleuves et les fontaines les invitaient à se désaltérer, conne aujourd’hui les torrents qui roulent du haut des monts semblent avertir au loin les bêtes féroces de venir y apaiser leur soif. La nuit, ils se reliraient dans les bois consacrés depuis aux Nymphes, dans ces asiles solitaires d’où sortaient des sources d’eaux vives.
Ils ne savaient pas encore traiter les métaux par le feu ; ils ne connaissaient point l’usage des peaux, ni l’art de se revêtir de la dépouille des bêtes féroces. Les bois, les forêts et les cavités des montagnes étaient leur demeure ordinaire : forcés de chercher un asile contre les pluies et la fureur des vents, ils allaient se blottir parmi des broussailles. Incapables de s’occuper du bien commun, ils n’avaient institué entre eux ni lois ni rapports moraux. Chacun s’emparait du premier butin que lui offrait le hasard ; la nature ne leur avait appris à vivre et à se conserver que pour eux-mêmes…
Pourvus de mains robustes et de pieds agiles, ils faisaient la guerre aux animaux sauvages, leur lançaient de loin des pierres, les attaquaient de près avec de pesantes massues, en massacraient un grand nombre, et s’enfuyaient dans leurs retraites à l’approche de quelques autres ; quand la nuit les surprenait, ils étendaient à terre leurs membres nus, comme les sangliers couverts de soies, et s’enveloppaient de feuilles et de broussailles. On ne les voyait point, saisis de crainte, errer au milieu des ténèbres et chercher avec des cris lugubres le soleil dans les plaines ; mais ils attendaient en silence, dans les bras du sommeil, que cet astre, reparaissant sur horizon, éclairât de nouveau le ciel de ses feux. Accoutumés dès l’enfance à la succession alternative du jour et de la nuit, ce n’était plus une merveille pour eux ; ils ne craignaient point qu’une nuit éternelle régnât sur la terre, et leur dérobât pour toujours la lumière du soleil. Leur plus grande inquiétude était causée par les bêtes sauvages, dont les incursions troublaient leur sommeil et le leur rendaient souvent funeste : chassés de leur demeure, ils se réfugiaient dans les antres à l’approche de quelque énorme sanglier ou d’un lion furieux ; et glacés d’effroi ils cédaient au milieu de la nuit leurs lits de feuillage à ces hôtes cruels.
Cependant la mort ne moissonnait guère plus de têtes dans ces premiers siècles qu’elle n’en moissonne aujourd’hui. Il est vrai qu’un plus grand nombre d’entre eux, surpris et déchirés par les bêtes féroces, leur donnaient un repas vivant ; mais un même jour ne faisait pas périr des milliers d’hommes sous des drapeaux différents, mais la mer orageuse ne broyait pas contre les écueils navires et passagers. C’était alors la disette des vivres qui donnait la mort, comme l’abondance nous lue aujourd’hui : on s’empoisonnait par ignorance, nous nous empoisonnons à force d’art.
Enfin, lorsqu’on eut connu l’usage des cabanes, de la dépouille des bêtes et du feu, lorsque la femme se fut retirée à part avec l’époux qui s’était joint à elle, et que les parents virent autour d’eux une famille qui leur devait le jour, l’espèce humaine commença dès lors à s’amollir. Le feu rendit les corps plus sensibles au froid, la voûte des cieux ne fut plus un toit suffisant ; les tendres caresses des enfants adoucirent sans peine le naturel farouche des pères. Alors ceux dont les habitations se touchaient commencèrent à former entre eux des liaisons, convinrent de s’abstenir de l’injustice et de la violence, de protéger réciproquement les femmes et les enfants, faisant entendre dès lors même par leurs gestes et leurs sons inarticulés que la pitié est une justice due à la faiblesse. Cependant cet accord ne pouvait pas être général ; mais le plus grand nombre et les plus raisonnables observèrent fidèlement les lois établies ; sans cela le genre humain aurait été entièrement détruit et n’aurait pu se propager de race en race jusqu’à nos jours.
La nature apprit ensuite aux hommes à varier les inflexions de leurs voix, et le besoin assigna des noms à chaque chose : ainsi l’impuissance de se faire entendre par des bégayements inarticulés force les enfants à recourir aux gestes, en indiquant du doigt les objets présents. Car chacun a la conscience des facultés dont il peut faire usage : le taureau menace et frappe déjà des cornes avant qu’elles commencent à poindre sur son front ; les nourrissons de la panthère et de la lionne se défendent avec leurs griffes, leurs pieds et leurs dents avant même d’en avoir ; enfin nous voyons tous les petits des oiseaux se confier à leurs ailes naissantes et s’aider dans les airs d’un vol chancelant.
Penser qu’alors un seul homme imposa des noms aux objets et que les autres hommes apprirent de lui les premiers mots, c’est le comble de la folie ; car, si les autres hommes n’avaient pas encore fait usage de paroles entre eux, comment en connaissait-on l’utilité ? comment ce premier inventeur a-t-il pu faire entendre et adopter son projet ?
Enfin, est-il donc si surprenant que, avec une voix et une langue, les hommes, suivant qu’ils étaient affectés des différents objets, les aient désignés par des paroles, quand nous voyons les animaux domestiques et les bêtes sauvages elles-mêmes faire entendre des sons différents, selon que la crainte, la douleur ou la joie se succèdent dans leurs âmes ? C’est ce que l’expérience nous montre clairement. Quand l’énorme chienne des Molosses, dans le premier accès de sa fureur, montre sous ses lèvres mobiles et retirées deux redoutables rangées de dents, le son menaçant de sa voix diffère de celui qu’on entend lorsqu’elle fait retentir tous les lieux d’alentour de ses longs aboiements. Mais quand elle façonne de sa langue caressante les jeunes membres de ses petits, quand elle les foule mollement aux pieds, les agace par des morsures innocentes, les happe doucement et sans appuyer la dent, le tendre murmure de sa voix ne ressemble ni aux hurlements plaintifs par lesquels elle déplore sa solitude, ni aux accents douloureux avec lesquels elle fuit en rampant le châtiment qui la menace. Enfin les volatiles, les oiseaux de toute espèce, l’épervier, l’orfraie, le plongeon qui cherche sa nourriture au fond de la mer, varient tous leurs cris selon les circonstances, surtout quand ils disputent leur subsistance ou qu’ils défendent leur proie. Il y en a même dont la voix rauque change avec les saisons : telles sont les corneilles vivaces et ces troupes de corbeaux dont les croassements annoncent et appellent, suivant l’opinion commune, les vents, la pluie et les orages. Si donc les différentes sensations des animaux leur font proférer des sons différents, tout muets qu’ils sont, combien n’est-il pas plus naturel que l’homme ait pu désigner les divers objets par des sons particuliers ?
Maintenant, ô Memmius ! pour prévenir une question que tu me fais peut-être intérieurement, sache que c’est la foudre qui a apporté le feu sur la terre, qu’elle est le foyer primitif de toutes les flammes dont nous jouissons. On voit souvent encore aujourd’hui des corps embrasés par les feux célestes, quand l’air orageux lance ses flammes sur la terre. Cependant, comme il arrive que des arbres touffus agités par les vents s’échauffent en heurtant les branches d’arbres voisins, au point que le choc, devenant plus fort, fait jaillir des étincelles et quelquefois des feux ardents au milieu de ce frottement mutuel des rameaux, on peut assigner au feu ces deux origines.
Ensuite les hommes, voyant les rayons du soleil adoucir et mûrir toutes les productions terrestres, essayèrent de cuire et d’amollir leurs aliments par l’action de la flamme : et ceux dont le génie était plus inventif et l’esprit plus pénétrant, introduisaient tous les jours, par le moyen du feu, de nouveaux changements dans la nourriture et l’ancienne manière de vivre.
Alors les rois commencèrent à bâtir des villes et à construire des forteresses pour y trouver leur défense et leur asile ; ce furent eux qui réglèrent le partage des troupeaux et des terres, à proportion de la beauté, de la force du corps et des qualités de l’esprit : car ces avantages naturels étaient les premières distinctions. On imagina ensuite la richesse, on découvrit l’or, qui ôta sans peine à la force et à la beauté leur prééminence : car la force et la beauté vont d’elles-mêmes grossir la cour des riches.
Si l’on se conduisait par les conseils de la raison, la suprême richesse serait la modération et l’égalité d’âme, car on ne manque jamais quand on désire peu. Mais les hommes ont voulu se rendre puissants et illustres, pour établir leur fortune sur des fondements solides, et mener ainsi une vie tranquille au sein de l’opulence. Vains efforts ! Le concours de ceux qui aspirent à la grandeur en a rendu la route périlleuse, et, s’ils arrivent au faite, l’envie, comme la foudre, les précipite souvent dans les horreurs d’une mort humiliante.
Ainsi, après le meurtre des rois, les débris des trônes et des sceptres, autrefois l’objet de tant de respects, demeuraient confondus dans la poussière ; les pieds des peuples foulaient ces ornements superbes, qui, arrachés de la tête des princes et souillés de sang, regrettaient leur ancienne place ; car on écrase avec joie ce qu’on a adoré avec crainte. L’autorité retourna donc alors au peuple et à la multitude ; comme chacun voulait commander et s’ériger en souverain, on choisit parmi eux un certain nombre de magistrats, on institua des lois, auxquelles on se soumit volontairement ; car les hommes, las de vivre sous l’empire de la violence, épuisés d’ailleurs par les inimitiés particulières, eurent moins de peine à recevoir le frein des lois et de la justice ; et comme le ressentiment portait la vengeance plus loin que les lois ne le permettent aujourd’hui, ils s’ennuyèrent de cet état de violence et d’anarchie : de là cette crainte d’être puni qui empoisonne tous les plaisirs de la vie. L’homme injuste et violent s’enlace lui-même dans ses propres filets ; l’iniquité retombe presque toujours sur son auteur, et il n’y a plus de paix ni de tranquillité pour celui qui a violé le pacte social. Quand même il se serait caché aux dieux et aux hommes, il doit être dans des alarmes continuelles que son délit ne soit découvert ; car on dit qu’il s’est trouvé bien des gens qui, en songe ou dans le délire de la maladie, se sont souvent accusés eux-mêmes, et ont révélé des crimes qui avaient été tenus secrets pendant longtemps.
Maintenant quelle cause a répandu chez tous les peuples de la terre la croyance de l’existence des dieux, a rempli les villes d’autels, a institué les cérémonies religieuses, ces pompes augustes partout en usage aujourd’hui, et qui précèdent toutes les entreprises importantes ? Quelle est aussi l’origine de ces sombres terreurs dont les mortels sont pénétrés, qui tous les jours élèvent de nouveaux temples sur toute la face de la terre et instituent des fêtes en l’honneur des immortels ? C’est ce qu’il n’est pas difficile d’expliquer.
Dès ces premiers temps, les hommes voyaient, même en veillant, des simulacres surnaturels, que l’illusion du sommeil exagérait encore à leur imagination. D’un autre côté, les hommes, en remarquant l’ordre constant et régulier du ciel et le retour périodique des saisons, ne pouvaient pénétrer les causes de ces phénomènes ; ils n’avaient d’autre ressource que d’attribuer tous ces effets aux dieux, et d’en faire les arbitres souverains de la nature. Ils placèrent la demeure et le palais des immortels dans les cieux, parce que c’est là que le soleil et la lune paraissent faire leur révolution, parce que de là nous viennent le jour et la nuit, et les flambeaux errants qui brillent dans les ténèbres, les feux volants, les nuages, la rosée, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle et le tonnerre rapide au murmure menaçant. Hommes infortunés d’avoir attribué tous ces effets à la divinité et de l’avoir armée d’un courroux inflexible ! Que de gémissements il leur en a dès lors coûté ! Que de plaies ils nous ont faites ! Quelle source de larmes ils ont ouverte à nos descendants !
La piété ne consiste pas à se tourner souvent, la tête voilée, devant une pierre, à fréquenter tous les temples, à se prosterner contre terre, à élever ses mains vers les statues des dieux, à inonder les autels du sang des animaux, à enchaîner les vœux aux vœux, mais bien plutôt à regarder tous les événements d’un œil tranquille. En effet, quand on contemple au-dessus de sa tête ces immenses voûtes du monde et ces étoiles qui brillent dans l’azur éthéré, quand on réfléchit sur le cours réglé du soleil et de la lune, alors une inquiétude que les autres maux de la vie semblaient avoir étouffée se réveille tout à coup au fond des cœurs ; on se demande s’il n’y aurait pas quelque divinité toute-puissante qui mût à son gré ces globes éclatants. L’ignorance des causes rend l’esprit perplexe et vacillant : on recherche si le monde a eu une origine, s’il doit avoir une fin, jusqu’à quand il pourra supporter la fatigue continuelle d’un mouvement journalier, ou si, assuré par les dieux de l’immortalité, il pourra pendant une infinité de siècles braver les efforts puissants d’une éternelle durée.
Mais, outre cela, quel est le cœur qui ne soit pas troublé par la crainte des dieux ? Quel est l’homme dont les membres glacés d’effroi ne se traînent, pour ainsi dire, en rampant, lorsque la terre embrasée tremble sous les coups redoublés de la foudre, lorsqu’un murmure épouvantable parcourt tout le ciel ? Les peuples et les nations ne sont-ils pas consternés, et le superbe despote, frappé de crainte, n’embrasse-t-il pas étroitement les statues de ses dieux, tremblant que le moment redoutable ne soit arrivé d’expier ses actions criminelles, ses ordres tyranniques ? Et quand les vents impétueux, déchainés sur les flots, balayent devant eux le commandant de la flotte avec ses légions et ses éléphants, ne tâche-t-il pas d’apaiser la Divinité par ses vœux, et d’obtenir à force de prières des vents plus favorables ? Mais en vain : emporté par un tourbillon violent, il n’en trouve pas moins la mort au milieu des écueils ; tant il est vrai qu’une certaine force secrète se joue des événements humains et paraît se plaire à fouler aux pieds la hache et les faisceaux ! Enfin, quand la terre entière vacille sous nos pieds, quand les villes ébranlées s’écroulent ou menacent ruine, est-il surprenant que l’homme, plein de mépris pour sa faiblesse, reconnaisse une puissance supérieure, une force surnaturelle et divine qui règle à son gré l’univers ?
Au reste, l’or et l’argent, l’airain, le fer et le plomb ont été découverts quand le feu eut consumé de vastes forêts sur les montagnes, soit par la chute de la foudre, soit que tes hommes, en combattant dans les bois, employassent la flamme pour effrayer leurs ennemis ; soit qu’engagés par la bonté du sol, ils voulussent convertir les forêts en terres labourables ou en prairies ; soit enfin pour détruire plus facilement les bêtes féroces et s’enrichir de leurs dépouilles ; car on se servait pour la chasse de fossés et de feux, avant d’entourer les bois de filets et de les battre avec une meute. Quoi qu’il en soit, quelle qu’ait été la cause de l’incendie, quand la flamme pétillante eut dévoré les forêts jusqu’à la racine et cuit la terre par son ardeur, des ruisseaux d’or et d’argent, d’airain et de plomb, après avoir coulé dans les veines brûlantes du globe, se rassemblèrent dans les cavités, et, s’y étant durcis et consolidés, on les vit briller ensuite au sein de la terre, et on les recueillit avec soin à cause de leur éclat et de leur beauté. On remarqua qu’ils avaient la même forme que les cavités d’où on les tirait, ce qui fit conjecturer qu’on pouvait, en les fondant au feu, leur faire prendre toutes les formes et les figures possibles, et, en les frappant, les étendre, les amincir et les aimer même d’une pointe aiguë : on vit qu’alors ils étaient propres à faire des armes, à couper des forêts, à polir et à façonner les matériaux, à équarrir les poutres, à percer, à excaver, à creuser. On voulut d’abord employer l’or et l’argent aux mômes usages que l’airain ; mais on ne put y réussir : ces deux métaux n’avaient pas assez de consistance et ne pouvaient résister à la fatigue. Aussi l’airain fut-il préféré dans ces premiers temps, et l’or, dont la pointe s’émoussait trop facile-, ment, fut négligé comme un métal inutile : aujourd’hui c’est l’airain qu’on dédaigne, et l’or s’est emparé de toute la considération. Ainsi la révolution des siècles change le sort de tous les êtres. On méprise ce qu’on estimait, on attache de la valeur à ce qu’on dédaignait, on le désire de plus en plus ; il devient l’objet de tous les éloges, il tient le premier rang aux yeux des humains.
Tu es maintenant à portée de deviner par toi-même comment on découvrit l’usage du fer. Les premières armes étaient les ongles, les mains, les dents, les pierres et les branches d’arbres ; ensuite la flamme et le feu, quand ils eurent été trouvés. Ce ne fut que longtemps après qu’on connut les propriétés du fer et de l’airain ; mais l’usage de l’airain précéda celui du fer, parce qu’il était plus aisé à travailler et plus commun. C’était avec l’airain qu’on labourait la terre, avec l’airain qu’on livrait les combats, qu’on semait la mort et qu’on s’emparait des troupeaux et des champs. Nu et sans défense, pouvait-on résister à des gens armés ? Insensiblement le fer se convertit en épée, la faux d’airain fut rejetée avec mépris : ce fut avec le fer qu’on déchira le sol et qu’on décida le sol incertain des batailles.
On imagina de presser les flancs du coursier et de régler ses mouvements avec les rênes, en combattant de la main droite, avant d’affronter les hasards de la guerre sur un char à deux chevaux ; et cette dernière invention précéda l’attelage de quatre coursiers et l’usage des chars armés de faux. Ensuite le Carthaginois apprit au monstrueux quadrupède dont le dos porte des tours et dont la trompe se replie comme un serpent, à supporter les blessures et à répandre le trouble dans les armées. Ainsi la discorde sanguinaire inventa l’un après l’autre les moyens de destruction en ajoutant chaque jour un surcroît d’horreur à la guerre…
On nouait les vêtements avant d’en faire des tissus ; l’art du tisserand suivit la découverte du fer : c’était avec le fer seul qu’on pouvait se procurer des instruments aussi délicats que la marche, le fuseau, la navette et la lame.
La nature força les hommes à travailler la laine avant qu’ils la livrassent aux femmes, parce que les hommes sont plus industrieux et plus propres à exceller dans les arts ; mais le mâle laboureur leur en ayant fait un crime, ils abandonnèrent cette occupation aux mains des femmes, et gardèrent pour eux les travaux les plus pénibles, les exercices les plus propres à endurcir et à fortifier leurs membres. Ce fut encore la nature elle-même qui apprit aux hommes l’art de planter et de greffer, en leur montrant les graines et les glands, qui, chacun dans sa saison, produisaient sous les arbres d’où ils étaient tombés un nouvel essaim d’arbustes. Ce fut sur ce modèle qu’ils essayèrent d’insérer dans les rameaux des rejetons d’une nature différente et de planter de nouveaux arbustes dans les champs. Ils faisaient ainsi tous les jours de nouvelles tentatives sur la culture des terres, et voyaient les fruits les plus sauvages s’adoucir avec des soins et de tendres ménagements. Ils forcèrent les forêts de se reculer de plus en plus sur la cime des monts et de céder à la culture les lieux inférieurs, afin que les collines et les plaines ne fussent plus occupées que par les prairies, les lacs, les ruisseaux, les moissons et les vignobles, au milieu desquels serpentaient de longues rangées d’oliviers, dirigées dans toute l’étendue des collines, des monticules et des plaines. Ainsi nous voyons encore aujourd’hui les campagnes coupées ou bordées d’arbres fruitiers offrir à l’œil une variété agréable.
On imitait avec la voix le gazouillement des oiseaux longtemps avant que des vers harmonieux, soutenus des charmes de la mélodie, flattassent les oreilles. Le sifflement des zéphyrs dans le creux des roseaux apprit d’abord aux hommes à enfler un chalumeau champêtre. Insensiblement la flûte, animée par des doigts agiles et accompagnée de la voix, fit entendre ses douces plaintes ; c’est dans les forêts écartées qu’elle fut découverte, dans les bois, dans les solitudes, et on la doit aux doux loisirs des bergers. Ainsi le temps donne peu à peu naissance aux différents arts, et le génie les perfectionne. Ces amusements innocents charmaient leurs ennuis à la suite d’un repas frugal, dans ces moments où le repos est délicieux. Souvent même, étendus en cercle sur un doux gazon, au bord d’un ruisseau, à l’ombre d’un arbre élevé, ils se procuraient à peu de frais des plaisirs simples et purs, surtout dans la riante saison, quand le printemps émaillait la verdure des prairies de l’éclat des fleurs. Alors, au milieu des ris, des jeux, des doux propos, leur muse agreste prenait son essor ; la gaieté leur inspirait d’orner leurs têtes et leurs $paules de couronnes de fleurs et de guirlandes de feuillages, et leurs pieds rustiques frappaient lourdement, sans souplesse et sans mesure, cette terre, leur mère commune, De là naissaient des rires et une joie innocente, parce que la nouveauté de ces plaisirs les rendait plus piquants. Ceux qui ne pouvaient dormir se consolaient de l’insomnie en pliant leur voix à des accents variés ou en promenant leurs lèvres serrées sur des chalumeaux ; tels sont encore aujourd’hui nos amusements pendant la veillée, Nous connaissons les règles de l’harmonie ; mais avec plus de ressources nous ne sommes pas plus heureux que ces anciens habitants des forêts, tous enfants de la terre.
Car le bien présent obtient la préférence, si nous n’avions rien connu de supérieur auparavant ; mais une nouvelle découverte fait tort aux anciennes et change entièrement nos goûts. Ainsi nous avons dédaigné le gland, nous avons renoncé à ces simples couches de feuilles et de gazon ; les dépouilles des bêtes féroces sont tombées même dans le mépris. Cependant je ne doute pas que l’inventeur de ce vêtement grossier n’ait été l’objet de la jalousie générale, que les autres hommes ne l’aient fait périr en trahison et n’aient partagé entre eux sa dépouille sanglante sans en jouir eux-mêmes.
C’étaient donc jadis de simples peaux, c’est aujourd’hui l’or et la pourpre qui sont devenus l’objet de nos soucis et de nos combats. Aussi sommes-nous plus coupables, à mon sens, que ces enfants de la terre : ils étaient nus ; la toison des animaux leur était nécessaire contre le froid ; mais nous, quel besoin avons-nous de l’or, de la pourpre et des riches broderies, quand nous sommes à l’abri sous une étoffe commune ? Ainsi l’homme se tourmente et s’épuise en vain ; il consume ses jours dans des soins superflus, parce qu’il ne met point de bornes à sa cupidité, parce qu’il ne connaît pas les limites au delà desquelles le véritable plaisir ne croît plus. Voilà ce qui a rendu peu à peu la vie humaine si orageuse, et suscité tant de guerres cruelles qui bouleversent la société.
Le soleil et la lune, ces deux globes éclatants qui promènent alternativement leur lumière dans le riche palais des cieux, ont fait connaître aux liomincs la vicissitude constante des saisons et l’ordre invariable qui l’ègne dans la nature.
Déjà l’homme vivait sous l’abri de ses tours et de ses forteresses. La terre était divisée entre ses habitants, la culture florissante, la nier couverte de voiles innombrables, les nations unies d’intérêts et liées par des traités, lorsque les poëtes, par leurs chants, transmirent les événements à la postérité :l’invention de l’écriture est peu antérieure à cette époque. Voilà pourquoi il ne nous reste de ces anciens temps d’autres traces que celles que la raison peut entrevoir confusément.
La navigation, l’agriculture, l’architecture, la jurisprudence, l’art de forger les armes, de construire les chemins, de préparer les étoffes, les autres inventions de ce genre, les arts même de pur agrément, comme la poésie, la peinture, la sculpture, ont été le fruit tardif du besoin, de l’activité et de l’expérience. Ainsi le temps amène pas à pas les découvertes, l’industrie en accélère les progrès, et le génie y porte sans cesse un nouveau jour, jusqu’à ce qu’elles aient atteint leur dernier degré de perfection.
C’est Athènes, cette ville fameuse, qui la première fit connaître les moissons aux mortels infortunés ; c’est elle qui leur procura une vie nouvelle sous l’empire des lois ; c’est elle enfin qui leur fournit des consolations contre les malheurs de la vie, en donnant le jour à cet illustre sage dont la bouche fut l’organe de la vérité, dont les découvertes divines, répandues dans l’univers, ont porté la gloire, victorieuse du trépas, jusqu’au plus haut des cieux.
Ce grand homme, considérant que les mortels, avec la plupart des ressources qu’exigent le besoin et la conservation, avec des richesses, des honneurs, de la réputation, des enfants bien nés, n’en étaient pas moins la proie de chagrins intérieurs, qu’ils gémissaient comme des esclaves dans les fers, comprit que tout le mal venait du vase même qui, étant vicié, corrompt et aigrit ce qu’on y verse de plus précieux, soit que, perméable et privé de fond, il reçoive toujours sans jamais se remplir, soit que, intérieurement souillé, il infecte de son noir poison tout ce qu’il renferme.
Il commença donc par purifier le cœur humain en y versant la vérité ; il mit des bornes à ses désirs et à ses alarmes, lui fit connaître la nature de ce bien suprême auquel nous aspirons tous, la voie la plus facile et la plus courte pour y parvenir : il lui apprit quels sont les maux auxquels le pouvoir irrésistible de la nature assujettit tous les mortels, et qui viennent assaillir l’homme, ou par une irruption fortuite, ou par un effet nécessaire des dispositions de la nature ; il lui apprit de quel côté l’âme doit se mettre en défense contre leurs assauts, et combien sont vaines ces sombres inquiétudes qu’elle nourrit trop souvent au fond d’elle-même. Car si les enfants s’effrayent de tout pendant la nuit, nous-mêmes, en plein jour, nous sommes les jouets de terreurs aussi frivoles. Ce qu’il faut pour dissiper ces craintes et ces ténèbres, ce ne sont pas les rayons du soleil et de la lumière du jour, mais l’étude réfléchie de la nature : livrons-nous-y donc, ô Memmius !
- ↑ “ Comment se fait-il que le poëme de Lucrèce, de cet ardent incrédule, s’ouvre par un hymne adressé à une divinité ? L’invocation à Vénus n’est-elle donc qu’un de ces ornements convenus qui, dans l’antiquité, décorent le fronton des grands monuments poétiques ? S’agit-il ici d’une de ces prières banales imposées par un usage littéraire, et que le poëte prononce au plus vite comme pour s’acquitter d’une obligation gênante ? Non, Virgile dans son épopée nationale, Horace dans ses transports lyriques, n’ont jamais été entraînés par une inspiration si puissante et si naturelle. C’est avec toute la fougue et la grâce du génie amoureux de son entreprise que Lucrèce entonne cet hymne, le plus beau qui soit sorti de la bouche d’un païen.
“ On s’est étonné plus d’une fois qu’un philosophe qui n’écrit que pour renverser les croyances établies ait placé au commencement de son hardi poëme une prière qu’on ne peut concilier avec son impiété. Les uns y ont vu une contradiction, d’autres une concession habile faite aux superstitions populaires, d’autres enfin une défaillance de l’incrédulité. Ce serait, selon nous, méconnaître la grandeur simple de cette poésie que d’y voir une inconséquence, une ruse ou une faiblesse.
“ Lucrèce pouvait, sans être infidèle à sa doctrine, invoquer poétiquement Vénus, puisqu’elle représente à ses yeux la grande loi de la génération, la puissance féconde de la nature, qui propage et conserve la vie dans le monde. Cette Vénus universelle, Lucrèce pouvait la chanter sans se démentir, puisque dans tout le poëme elle sera l’objet de son culte philosophique. Le poëte physicien ne faisait que proclamer en commençant un des principes les plus importants de son système, et pour peu qu’on veuille soulever le voile de l’allégorie et chercher le sens caché de cette personnification divine, on verra que ces belles images empruntées au culte national recouvrent une profession de foi et un dogme fondamental de la philosophie épicurienne. ” (M. Martha, le Poëme de Lucrèce, p. 61.)
- ↑ Lucrèce, l. I, init. (trad. Lagrange et Blanchet).
- ↑ Lucrèce, l. II, init. (trad. Lagrange, revue par M. Blanchet).
- ↑ Lucrèce, l. III, init. (trad. Lagrange, revue par M. Blanchet).
- ↑ C’est la théorie pythagoricienne exposée par Simmias dans le Phédon de Platon, et réfutée par Socrate.
- ↑ Lucrèce a prouvé simplement que l’âme n’est pas l’harmonie résultant du corps ; il n’a point prouvé contre Platon que l’âme ne soit pas le principe indépendant qui communique au corps même son harmonie.
- ↑ L’âme ou plutôt le souffle de vie (anima) que Lucrèce distingue ici de l’esprit proprement dit, est analogue au principe vital de quelques philosophes modernes.
- ↑ Pétition de principe sur laquelle repose l’argumentation qui va suivre.
- ↑ Argument qui peut se retourner. V. Platon, République, l. X, à la fin.
- ↑ Il est difficile de le croire, en effet, surtout si on a présupposé avec Lucrèce que l’âme est un composé d’air et de feu.
- ↑ Si on suppose que l’âme, et toute substance en général, est matérielle ; ce que Lucrèce n’a pas démontré.
- ↑ Lucrèce confond ici ce qu’il distinguait lui-même tout à l’heure, l’animus et l’anima.
- ↑ Le cœur, d’après Épicure et Lucrèce.
- ↑ Platon faisait au contraire de la « réminiscence » un argument en faveur de l’immortalité. V. le Phédon.
- ↑ Toute cette argumentation s’appuie sur ce principe non démontré : l’âme est corporelle, Voir les preuves de l’immortalité de l’âme dans le Phédon ; voir aussi Kant, Critique de la raison pure, t. II, p. 60 (trad. Tissot), et Critique de la raison pratique, p. 328 (trad. Barni).
- ↑ Lucrèce, De nat. rer., l. VI, v. 1, sqq. (Trad. Lagrange, revue par M. Blanchet.)
- ↑ Sur ce point les théories scientifiques modernes contredisent Lucrèce et Epicure. L’organe n’a pas préexisté à la fonction et ne l’a pas produite ; c’est au contraire la tendance à la fonction qui crée l’organe : ou voit sans doute parce qu’on a des yeux, mais on a des yeux parce qu’on a cherché à voir ; l’être ne reçoit pas ses organes, il les fait, comme l’ouvrier l’instrument dont il se sert.
- ↑ Lucrèce, De nat. rer., l. V, v. 1, sqq. (Trad. Lagrange, revue par M. Blanchet.)
- ↑ L’épicurisme était incapable de s’élever à la conception platonicienne de la création par l’amour désintéressé.
- ↑ Lucrèce, De nat. rer. l. VI, init., trad. Lagrange revue par M. Blanchet.