L’étonnante journée/07

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Librairie Alcan (p. 91-104).



VII

Suzette n’était pas du tout pressée de rentrer chez ses parents. D’ailleurs, elle les savait dehors. Les deux domestiques la harcelaient de leurs critiques et elle estimait qu’elle était beaucoup plus tranquille dans la rue. Elle n’avait pas le droit d’y être seule, c’était certain, mais en un jour pareil, tout n’était-il pas bouleversé ?

Elle devait aussi chercher Bob… C’était son devoir de sœur.

Elle jugea qu’elle devait, elle aussi, se rendre à la poissonnerie. Là, elle pourrait peut-être se souvenir d’un incident qui la mettrait sur une piste utile.

Elle prit donc le chemin de cette boutique. Elle marchait posément, tout en regardant un peu les magasins qui l’intéressaient toujours extrêmement. Elle contemplait un charmant petit sac, quand elle s’entendit interpeller :

— Je ne me trompe pas… c’est bien Suzette… Suzette Lassonat !…

La fillette se retourna et se vit en face d’une amie de sa mère.

— Quelle tuile ! pensa Suzette.

Mais elle ne laissa pas voir son ennui, parce qu’elle était une fillette bien élevée. Elle répondit :

— Mais oui, c’est bien moi…

— Et toute seule ?… sans maman, sans Sidonie ? voilà qui est bien extraordinaire !

— À qui le dites-vous ! la maison est tout à fait sens dessus dessous…

— Qu’y a-t-il donc d’arrivé ?

— Bob est perdu…

— Quoi, dit la dame terrifiée… Bob est perdu !… j’ignorais qu’il fût malade…

— Oh… il n’est pas perdu à mourir… il est perdu parce qu’on ne le retrouve plus…

— Ah ! vous m’avez donné une émotion affreuse !… c’est tout de même moins grave de ne le savoir qu’égaré… Mais comment a-t-il fait ?

— Sait-on ce qui se passe dans la tête des garçons ? Celui-ci était à la poissonnerie devant les pinces d’une langouste… et puis, on ne l’a plus vu… Ses père et mère en ont perdu l’appétit…

— Votre histoire est inouïe !

— Elle est comme moi, alors…

— Comment, comme vous ?

— Oui, on m’a dit aussi que j’étais inouïe…

— Ah ! bon, répartit la dame en riant.

Cependant, elle reprit tout de suite son sérieux pour proposer :

— Je vais aller avec vous… Je veux voir votre pauvre maman… Elle doit être dans un état fou…

— Oh ! pour sûr ! Plus rien ne va dans la maison… causer avec maman est difficile… elle est toujours sortie pour voir arriver Bob… et vous ne la trouverez pas… Et puis, il n’y a plus qu’une personne qui compte pour maman, depuis ce matin…

— Ah ! et qui donc ?

— C’est le commissaire…

— Le commissaire ?

— Mais oui… c’est lui qui doit ramener Bob… Alors, vous comprenez… papa et maman passent leur temps chez lui… Je suppose qu’il à la T. S. F. pour les distraire…

— Savez-vous que vous n’êtes pas une petite fille ordinaire !

Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh bien ! que vous ne ressemblez pas aux autres…

— Ah ! oui, je comprends… c’est ce que Justine appelle les mystères de la création… Elle dit que tout le monde a un nez, une bouche et deux yeux et que personne n’a la même figure…

— Ah ! ah ! vous en avez de bonnes !…

— De bonnes quoi ?

— De bonnes réponses… Mais où allez-vous, toute seule ?

— Peut-on le demander !… Je cherche aussi Bob !…

— Sans commissaire ?

— Il a déjà assez de mal pour s’occuper de mes parents… Je cherche de mon côté…

— Puis-je vous rendre service ? Je n’aime pas beaucoup vous voir seule dans les rues… Si vous alliez vous égarer, vous aussi ?

— Il n’y a aucun danger… Je connais tout le quartier par cœur et je suis bien avec tous les agents…

— Vous avez la permission de votre mère pour vous livrer à votre enquête sans guide ?

— Aujourd’hui, il est impossible de demander une permission… On entre, on sort… tout le monde est libre dans l’appartement…

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne ?

— Je n’y tiens pas du tout… je suis comme papa : pour les choses graves, il faut que je sois seule pour réfléchir.

— Mais vous êtes un vrai Napoléon !

— Napoléon ?… J’ai entendu parler de ce monsieur-là, mais je ne sais plus chez qui…

— Cela n’a pas d’importance… Où allez-vous ?

— Je crois que j’allais vers la poissonnerie…

— J’ai bien envie de vous accompagner… J’aurais des remords de vous laisser, alors que vous êtes dans le souci et l’inquiétude…

— Mon Dieu !… Si vous tenez absolument à venir avec moi…

Suzette et sa compagne firent quelques pas et, comme il s’agissait de traverser une rue, elles attendirent le signal de l’agent.

Quand son bâton fut levé, chacun se précipita et, comme par hasard, Suzette se faufila un peu vivement parmi les groupes, de telle sorte que la dame la perdit de vue.

Suzette ne se retourna pas. Elle préférait être seule pour poursuivre ses investigations. Elle pensait, non sans raison, que l’amie de sa mère prendrait le premier rôle, qu’elle poserait les questions. et qu’elle, Suzette, serait obligée de se taire.

Or, Suzette ne tenait pas du tout à garder le silence, parce qu’elle voulait réussir à retrouver Bob par ses propres moyens.

Elle courut même un peu pour distancer la dame obligeante. Ce n’était pas qu’elle fût enchantée de procéder de cette façon, mais elle jugeait que c’était la seule manière de se tirer d’affaire. Elle se disait : cette fois, j’ai fait exprès de perdre quelqu’un.

Elle arrivait près de la poissonnerie quand elle crut reconnaître un ami de son papa qui venait parfois dîner. Elle recula avec le désir de faire volte-face, mais un examen attentif lui fit constater qu’elle se trompait.

Elle continua son chemin, et, arrivée devant la poissonnerie, elle s’y engouffra.

À cette heure de l’après-midi, la boutique était vide. C’était le moment où les commis remettaient de l’ordre en attendant la clientèle du soir. Elle regarda autour d’elle sans se troubler.

Elle se souvenait avec netteté de la séance du matin. Justine était entrée par cette porte avec son panier. Suzette la suivait, tenant Bob par la main.

Puis, le petit frère s’était arrêté devant la langouste qui était encore là, elle, avec sa pince droite un peu tordue.

Oui, mais après ?… Après… Suzette ne s’était plus occupée de Bob… Évidemment, cela avait été une grosse faute. Mais qui aurait pu supposer que ce nigaud de Bob se sauverait sans prévenir ? Il n’avait pas de projets, si ce n’était celui de faire un tour en avion. Mais, à coup sûr, il n’avait pu le réaliser. Son papa lui avait dit que cela coûtait cher et il n’avait que cinq francs dans sa poche.

La grande erreur de Suzette était d’avoir cru son frère moins indépendant. Si elle avait pu deviner ce qu’il voulait faire, elle ne se serait pas absorbée dans la contemplation des poissons rouges. Assurément, quand Suzette était prise par ses propres affaires, elle oubliait ce qui se passait près d’elle. On pouvait lui parler, mais c’était une peine perdue. Il était possible que Bob lui eût dit quelque chose, mais, sincèrement, elle ne s’en souvenait plus. Voyant qu’elle était seule, un commis crut qu’elle était une acheteuse et lui demanda ce qu’elle désirait.

Elle répondit qu’elle ne voulait pas de poisson.

— Je veux simplement, ajouta-t-elle, regarder la langouste devant laquelle mon petit frère est resté longtemps ce matin, avant de se perdre…

— Ah ! vous êtes la petite demoiselle qui n’a pas surveillé son petit frère…

Suzette n’acceptait pas cette responsabilité et elle répondit prestement :



— Bob s’est perdu seul… S’il m’avait tenu la main, cela ne serait pas arrivé… Mais, voilà, les garçons se trouvent toujours trop grands pour donner la main à leur sœur…

Sur ces paroles vengeresses, Suzette s’abîma dans l’admiration des coquillages.

Comme le magasin était vide de clients dans ce milieu d’après-midi, on s’occupait de la fillette. Chacun connaissait l’histoire de l’enfant perdu, et les employés regardaient Suzette avec un mélange de pitié et d’amusement, parce qu’elle ne semblait pas timide.

On lui assurait que son frère se retrouverait et chaque commis racontait un épisode semblable touchant sa petite enfance.

Suzette les écoutait et se confirmait dans l’assurance qui ne l’avait jamais quittée.

À la caisse, près de la caissière, il y avait une petite fille de huit ans qui regardait aussi Suzette avec intérêt. L’histoire de Bob semblait la captiver et elle redoublait d’attention chaque fois que la fillette donnait un autre détail.

Tout à coup, elle sembla se réveiller et elle s’écria :

— Mais je l’ai vu, ce matin, le petit garçon !

— Où cela ?

— Il était là…

Elle désignait un comptoir :

— Il s’amusait avec un crabe…

— Mais non, dit Suzette, c’était une langouste…

— Il avait une blouse blanche…

— C’était bien lui, clama la fillette émue, et qu’est-il devenu ?

Elle attendait la réponse avec anxiété. Serait-ce elle qui ramènerait son petit frère ?

La petite fille déclara :

— Je l’ai emmené à la cave pour voir les autres poissons…

— À la cave ?… s’écria la caissière, qui était sa mère en même temps que la patronne de l’établissement.

— À la cave ?… s’écrièrent les commis en chœur.

Suzette semblait pétrifiée.

— Il faut vite aller le rechercher, s’écria-t-elle, il a très peur de la cave !…

Des employés se précipitèrent vers le sous-sol, et Suzette, qui ne s’effrayait pas de grand’chose, les suivit en courant.

Ce fut une ruée. L’électricité allumée, on explora chaque coin, mais Bob n’était pas là. Suzette l’appelait, mais le petit frère ne répondait pas.

— Il est capable de ne pas répondre pour nous taquiner… oh ! je le connais bien, allez !…

Mais nul recoin ne cachait Bob :

— Regardons dans les baquets où sont les poissons pour voir s’il n’a pas voulu apprendre à nager.

On fouilla, mais en vain.

Suzette était déçue, ayant eu un réel espoir. Elle interrogeait la petite fille.

— Tu l’as bien amené ici ?

— Oui…

— Tu es sûre que c’était Bob ?

— Je ne savais pas son nom… mais il était habillé comme vous l’avez dit… Je lui ai demandé : si tu aimes les poissons, viens… il y en a plein la cave… Il est venu avec moi et nous avons joué…

— Vous n’êtes pas sortis ? s’informa un des employés.

— Oh ! non, maman me le défend bien…

— Ce petit garçon était-il insupportable ?… questionna Suzette.

— Non, il était seulement un peu bête…

— Tiens ! répliqua Suzette, cela se peut que ce soit Bob…

— Oui, parce qu’il m’a expliqué : quand je serai grand, je serai un poisson pour bien nager dans la mer…

— C’est très bête, en effet, de dire cela, fit Suzette avec dédain… Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il se soit perdu…

À ce moment, la patronne déclara :

— Il faut remonter» ma petite demoiselle, puisque votre frère n’est pas là… Je le regrette bien… votre maman doit être bien désolée…

— Ne m’en parlez pas !… Elle pleure sans arrêt ; la maison est intenable…

À ce moment, un commis s’écria :

— Je me souviens que le glacier est venu… Ce petit garçon sera peut-être reparti par le passage des livreurs…

Chacun se regarda. La maman questionna sa fillette :

— Te souviens-tu ? Est-ce que le petit garçon est remonté avec toi ?

— Je ne sais pas…

— Voyons… rappelle-toi bien…

— Je ne sais plus…

Suzette s’impatienta et elle gronda avec l’accent de son père :

— C’est odieux !… on ne peut rien tirer des enfants… ils ne savent plus rien quand ils devraient parler, et quand ils lancent des bêtises, on ne peut plus les arrêter…

Les commis qui étaient là éclatèrent de rire. Cela ne gêna nullement Suzette qui poursuivit :

— Où chercher maintenant ?

La patronne prit la parole :

— Cet enfant a peut-être accompagné le livreur du glacier… Il faudrait s’informer… Eugène, poussez donc jusque chez lui… Il faut rendre service à une mère… Si ma petite se perdait, je serais contente de savoir qu’on s’en est occupé…

— Vous êtes bonne, Madame !… s’écria Suzette.

— C’est tout naturel, ma petite demoiselle… Eugène, ne faites que le trajet n’est-ce pas ?

— Si votre petite se perdait, intervint Suzette, je vous la chercherais, moi !…

— C’est entendu, répondit la maman en souriant… Eugène, allez vite…

— Puis-je l’accompagner ?… implora Suzette avec des yeux suppliants.

— Si vous voulez, à condition que vos parents ne soient pas inquiets…

— Oh ! il n’y a aucun danger… Ils ne pensent qu’à Bob… Comme je serais contente si je revoyais mon petit frère chez le glacier… Partons vite…

On remonta de la cave.

Suzette partit avec le commis. Elle se sentait plus assurée et sa joie se traduisit par un bavardage qui amusa beaucoup son compagnon.

Dans la poissonnerie, la maman interrogeait encore sa fillette :

— Tu ne te trompes pas… tu es bien descendue à la cave, ce matin, avec le petit garçon ?

— Écoute, maman, je ne sais plus bien, si c’était hier ou aujourd’hui…

— Mon Dieu !… sotte enfant !… veux-tu te rappeler tout de suite ce que tu as fait ce matin !…

La petite fille se mit à sangloter :

— Parle, voyons !… C’est stupide d’avoir envoyé Eugène pour rien chez le glacier… Parleras-tu !…

La mère secouait sa fille par le bras :

— Je… je… me… rappelle… c’était hier après-midi que… que le petit garçon d’à-côté est venu avec moi…

— Mais alors, ce n’est pas le frère de cette petite ?

— N…on…

— Oh ! la la !… quelle histoire !… Tu seras punie… pas de dessert, pas de cinéma, pas de poupée pendant huit jours, pas de promenade sur le bateau-mouche ; cela t’apprendra à mentir !…