L’étonnante journée/08

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Librairie Alcan (p. 105-118).



VIII

Suzette n’était nullement embarrassée de se trouver en compagnie du commis de la poissonnerie. Ce dernier, père de famille, comprenait fort bien les angoisses de M.  et Mme  Lassonat et eût aimé ramener le petit Bob.

Il demandait donc des détails à Suzette, qui répondait de son mieux. Elle essayait de ne rien amplifier et de raconter les faits simplement.

Cependant, elle restait perplexe devant cette nouvelle perspective qui s’offrait.

Bob était descendu dans une cave !

Bob était allé avec une fillette inconnue dans un endroit qui, par définition, était noir, donc plein de danger.

C’était une nouvelle qui lui donnait à réfléchir. Elle n’aurait jamais supposé que Bob eût cette audace. Elle ne le croyait pas aussi aventureux, et un respect lui venait pour son frère.

— Vous savez, monsieur, qu’il a peur dans le noir…

— C’est vrai ?

— Oui, très peur… alors… aller dans une cave, c’est beau…

— Mais il y a l’électricité dans cette cave, et c’est comme un magasin…

— Cela ne fait rien, c’est toujours une cave, puisqu’on descend des marches pour y aller… Mais, tout de même, la petite caissière aurait bien pu regarder si Bob remontait avec elle…

— Mais cette petite fille a agi comme vous : elle ne s’est plus occupée du petit garçon…

Suzette baissa la tête, un peu confuse de ce reproche si juste…

Mais comme elle ne pouvait pas rester silencieuse longtemps, elle demanda :

— C’est loin, le glacier ?

— Non… nous allons prendre cet autobus et il nous déposera devant la porte…

— Ah ! tant mieux !… j’aime beaucoup aller en autobus… J’ai de l’argent pour le payer…

Suzette agita un beau petit sac rouge qu’on lui avait donné pour ses étrennes et dont elle était très fière. Un jour, qu’elle était tombée, elle s'était écriée en se relevant : « Ah ! mon sac n’est pas sali ! » Quant à sa robe, pleine de boue, elle ne lui prêta nulle attention.

Le trajet ne fut pas long. L’employé pénétra chez le glacier, et là, s’informa des livreurs qui étaient venus le matin à la poissonnerie.

On ne savait rien de celui qui avait livré ce jour-là, attendu qu’il n’était pas rentré. Il était retourné chez lui directement, après avoir remisé sa voiture dans un garage près duquel il habitait.

Suzette était fort déçue et ne put s’empêcher de l’exprimer :

— On a vraiment beaucoup de mal. Ce n’est pas encourageant… Je trouve que Bob est plus sot que le petit Poucet… Il aurait pu nous laisser une piste…

Le patron rit de tout son cœur, mais Suzette trouva sa gaîté désobligeante.

Elle lui dit :

— Je vous assure, monsieur Glace, que vous ne ririez pas, si vous pouviez voir maman... Elle est dans un état qui ferait pleurer des pierres…

« M.  Glace » redevint sérieux, bien qu’il eût bien envie de rire encore, de la façon rapide dont Suzette lui avait octroyé un nom.

— Je comprends votre peine, mademoiselle, mais vous avez une manière si amusante de parler de ce petit frère, qu’on ne peut pas admettre que les circonstances soient dramatiques…

— Je ne m’amuse guère, allez ! interrompit la fillette… La maison est inhabitable… Je suis toujours seule… Ah ! je voudrais bien revoir Bob… Je vous assure que papa vous donnera tout ce que vous voudrez, si vous le retrouvez… Aimez-vous les truffes au chocolat ?… Justine en réussit d’excellentes et vous en aurez plein un plat…

M.  Glace ne put, cette fois, se retenir de rire. Suzette lui dit sévèrement :

— Comme vous aimez rire…

— Mais non…

— Alors, qu’est-ce que ce serait si vous aimiez, monsieur Glace… Vous avez des enfants ?

— N…on… répondit le glacier en essayant de reprendre son sérieux.

— Ah ! bien… si vous en aviez trois ou quatre qui se perdraient de temps en temps, vous ririez moins.

Suzette paraissait une vieille dame expérimentée.

Sur ces entrefaites, la femme du glacier se montra. Le patron lui expliqua l’affaire :

— Cette petite demoiselle a égaré son frère, un mousse de cinq ans…

— Ce n’est pas du tout un mousse !… Protesta Suzette, indignée…

Le patron eut un clignement des yeux et reprit :

— On croit qu’il est resté dans la glacière de la poissonnerie, et on suppose qu’il serait reparti avec Evrard…

— Quelle drôle d’histoire !

— Ce n’est pas une histoire, Madame, c’est quelque chose qui est arrivé, posa Suzette.

— Mais oui, ma petite fille, je le crois, et je plains votre pauvre maman…

— Oui, la situation est désagréable et je voudrais bien qu’elle ne durât pas trop longtemps… Les habitudes sont dérangées et l’on ne sait plus que devenir…

Le patron s’adressa à sa femme :

— Écoute… pour rendre service à ces malheureuses personnes, si tu allais chez le livreur avec cette petite fille ?… On serait tout de suite renseigné…

— Oh ! oui, madame Glace !… s’écria Suzette.

— Madame Glace ! répéta la patronne, surprise.

— Mais oui, je vous appelle madame Glace, parce que vous en vendez… cela se comprend tout seul…

Encore une fois, le patron partit d’un si franc éclat de rire, que Suzette en fut offensée :

— Vous savez, M.  Glace, il faut que je sache que vous êtes bon, sans quoi je croirais bien que vous vous moquez de moi…

— Non, ma petite fille, mais vous ne pouvez pas savoir ce que vous me semblez drôle… Je paierais cher pour avoir une fille comme vous !…

— Il n’en manque pas, vous savez !… Si vous entendiez papa !… il me dit toujours : « Toi et tes pareilles, vous êtes insupportables ! » Malheureusement pour vous, papa ne veut pas entendre parier de changer de petite fille… Il paraît que cela ne se fait pas… Aussi désagréable, laide, que soit la fille qu’on a, il faut la garder !…

— Quel phénomène !…

— C’est une mode stupide… Moi, cela me plairait assez de changer de parents, non pas que je n’aime pas les miens, mais je serais curieuse de savoir ce qui se passe chez les autres…

— Ah ! ah !… Jamais je ne me suis autant amusé… mais il ne s’agit pas de çà !… Il y a un petit garçon perdu qu’il faut rattraper…

Le commis de la poissonnerie qui assistait à cette conversation, pensa qu’il pouvait se retirer et il salua la compagnie en disant :

— S’il y a des nouvelles, vous pousserez une pointe jusqu’à la poissonnerie… On aimerait savoir ce qui s’est passé…

Suzette le promit avec enthousiasme.

Mme  Glace se mit en devoir d’aller chez le livreur avec Suzette.

La fillette donna une bonne poignée de mains à M.  Glace et sortit avec sa nouvelle compagne.

Dans la rue, elle eut un scrupule :

— Je voudrais tout de même aller prévenir maman… Il se peut aussi que Bob soit rentré, et ce ne serait pas la peine de faire cette course pour rien…

— C’est une excellente idée, répartit Mme  Glace qui trouvait fort sage cette proposition. Suzette la conduisit vers le logis de ses parents.

Elle était satisfaite de jouer au personnage important. Elle fit entrer Mme Glace dans l’ascenseur, marqua l’étage et sortit la première en tenant la porte.

Elle sonna. Ce fut Sidonie qui vint ouvrir. Elle poussa un cri en voyant la fillette :

— Enfin !… où étiez-vous ? et le petit Jeannot ? Suzette jeta posément :

— Du calme, ma fille, du calme…

Sidonie s’aperçut alors que sa jeune maîtresse n’était pas seule et elle reprit plus doucement :

— Bonjour, madame… Nous avons eu très peur, mam’zelle, en ne vous voyant plus… Où donc est le petit garçon ?

— Vous le saurez tout à l’heure… D’abord où est maman ?

— Elle n’est pas encore rentrée…

— Et il est quatre heures et demie !… Bon, je voulais lui parler de Mme Glace que voici…



On va sans doute retrouver Bob… Je vais

accompagner Mme Glace chez le livreur…

Justine survint et demanda :

— Que voulez-vous donc dire, mam’zelle Suzette ?

— Voilà… C’est simple… C’est la petite fille de la poissonnerie qui a conduit Bob à la cave…

— À la cave ?… s’écrièrent les deux domestiques avec un ensemble parfait.

— Mais oui… Vous savez bien ce que c’est qu’une cave ?… Vous avez un air tout surpris.

— Ben… posa la cuisinière, je ne me doutais pas que pendant mon achat de dorade, m’sieu Bob galopait dans une cave !

… Eh bien ! c’est comme ça ! Dans cette cave, il y avait un livreur de Mme  Glace qui est venu apporter de la glace pour les poissons qui avaient trop chaud… Alors, Bob est parti avec… voilà !

— C’est-à-dire que nous le supposons, intervint Mme  Glace qui n’avait pas encore pris la parole.

— C’est très sûr que cela s’est passé ainsi, affirma Suzette péremptoirement… Alors, je vais chez le livreur avec Mme  Glace… et on ramènera Bob… Mais comme j’avais peur que maman ne soit inquiète, je suis venue la prévenir…

— C’est bien étonnant !… gronda Justine… Vous avez filé tout à l’heure sans qu’on le sache, pourtant ! Nous avons été folles d’inquiétude !

— Cela ne me surprend pas, déclara Suzette imperturbable, vous vous montez la tête pour des riens…

Elle se tourna vers Mme  Glace et ajouta :

— Vous ne sauriez vous imaginer ce qu’elles peuvent être enfants !

— Sapristi ! s’écria Justine, vexée.

— Seigneur Jésus ! clama Sidonie, offensée.

— Quelle drôle de gamine !… murmura Mme  Glace.

— Et Jeannot… Qu’est-ce que vous en avez fait ?

— Jeannot ?… Je l'ai replacé là où je l’avais trouvé…

— Misère !… Vous avez semé ce pauvre petit innocent dans le Luxembourg ?

— Le pauvre enfant va se perdre ! surenchérit Sidonie.

— Mon Dieu ! dit Suzette, qui parut excédée, si vous me laissiez parler, vous sauriez la suite… Je l'ai laissé là où je l’avais vu… Il y a tant de monde dans ce jardin que quelqu’un se serait certainement occupé de lui…

— Seigneur Jésus ! mais vous êtes terrible…

— C’est à perdre la tête…

Suzette regarda sévèrement les deux domestiques et elle continua :

— Mais il a eu de la chance… il a retrouvé sa mère…

— Sa mère ?… s’exclamèrent à la fois Justine et Sidonie.

— Mais oui… et cette dame paraissait assez contente ; cependant j’ai jugé qu’elle manquait de politesse… Elle m’a raconté que je volais les enfants…

— Quelle affaire !

— Puis, elle m’a dit aussi que j’étais folle…

— Ah ! bien… vous avez mérité qu’on vous malmène un peu… Vous avez eu une conduite insensée aujourd’hui…

— Dame !… c’est un jour comme on n’en voit pas souvent…

— Heureusement !…

— Le fait est, prononça Mme  Glace, que vous avez eu bien du malheur… Cette pauvre dame et ce pauvre monsieur doivent être dans un bel état…

— Oh ! madame est quasiment folle et monsieur n’en vaut guère mieux… Et puis, on ne peut guère les consoler… Que leur dirait-on ?

— Ça, c’est vrai…

— Il s’agit de ne pas s’attrister, posa Suzette. Maintenant vous annoncerez à maman que je suis partie avec Mme  Glace… Elle sera tranquille. Je pense revenir avec Bob, mais nous prendrons un taxi pour qu’il ne se sauve plus…

— Ce sera prudent, appuya Mme  Glace avec gaîté.

La confiance de Suzette la gagnait.

Les deux domestiques se rassuraient, mais elles ne pouvaient s’empêcher de reprocher à la fillette qu’elle aurait dû les prévenir de sa sortie :

— Vous auriez dû m’avertir… tout à l’heure… Ce n’est pas bien… je pourrais avoir les sangs tournés…

— T’avertir ?… Allons, Justine, réfléchis un peu… Je t’aurais dit : Justine, je vais reconduire Jeannot… qu’aurais-tu répondu ?

— Que je ne voulais pas, bien sûr !

— Tu vois !… alors, je serais restée ici, je ne serais pas allée à la poissonnerie, je n’aurais pas vu la petite fille qui a joué avec Bob… Je n’aurais pas fait la connaissance de Mme  Glace et je n’irais pas chez le livreur rechercher ton cher petit Bob… Peux-tu répondre à tout cela ?

— Quel avocat !… murmura Mme  Glace.

— Quelle langue !… s’écria Justine.

— C’est qu’elle a presque raison, approuva Sidonie.

— Vous voyez !… J’ai donc été inspirée comme Jeanne d’Arc…

— Oh ! la la !… clama Sidonie ; vous avez peut-être entendu des voix, pendant que vous y êtes !

— Je n’en sais rien… Je m’en vais… Ah ! à propos, quand maman reviendra, vous lui direz que j’ai rencontré son amie, Mme  Arette… Elle a voulu venir avec moi, mais je l’ai perdue dans la foule, et, cette fois, je l’avoue, je l’ai fait exprès…

— Vous avez fait cela ?

— Oui… Mme  Arette m’aurait gênée… Une grande personne qui n’est pas au courant de vos affaires ne peut être qu’encombrante…

— Oh ! cet aplomb !

— Elle est extraordinaire… bredouilla Mme  Glace, qui paraissait sidérée.

— Elle sera contente, Mme  Arette ! Elle en dira des bénédictions sur vous à votre maman !… Ah ! bien ! ah ! bien ! toute cette histoire n’est pas finie !

— Tant pis… je cherche mon petit frère, moi !… et je perds du temps… Venez vite, Mme  Glace… Il ne s’agit pas d’arriver en retard… Si Bob prenait goût au métier de livreur, nous pourrions encore arriver trop tard…

— Çà, par exemple !… s’écria Sidonie, cela ne serait pas à faire…

— Les garçons ont de si drôles d’idées…

— Ah ! vous pouvez parler… clama Justine.

— Alors, vous direz bien à maman que je suis avec Mme  Glace…

— La petite demoiselle sera en sûreté avec moi, mesdames…

Suzette repartit, très fière, avec son chaperon.

La concierge l’arrêta sous la voûte dallée :

— Je vous ai vu avec un petit garçon, tout à l’heure… Est-ce votre petit frère qui est retrouvé ?

— Non, Madame Paillasson, ce n’était pas lui… je l’avais ramené croyant qu’il plairait à maman, pour qu’elle ait un autre petit garçon, mais personne n’en a voulu…

La concierge, complètement abrutie par ces principes avancés, en perdit la parole. Quand elle reprit ses esprits, Suzette était loin.