L’étrange musicien/10

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Éditions Édouard Garand (64p. 33-37).

X


Douze jours s’était écoulés depuis cet incident du Château Saint-Louis.

Pendant ces jours-là aucun événement remarquable ne s’était produit. Dès le lendemain de la fête, cependant, on avait constaté que le musicien de Frontenac avait disparu pour de bon. Toutes ces énigmes avaient intrigué le Comte de Frontenac au plus haut point, et la disparition de Lucie l’avait inquiété. Avait-elle été enlevée par le soi-disant duc de Bonneterre ? Ou bien y avait-il eu connivence entre elle et lui ? Le Comte ne savait trop à quoi s’en tenir. Et y avait-il eu vraiment un complot de tramé contre sa vie ? Le Comte ne pouvait trouver aucune réponse à ces questions. Aussi, voulut-il en avoir le cœur net. Il fit mander le lieutenant de police et le chargea, avec le concours de quelques bons agents, de trouver une solution au problème. Mais après plusieurs jours de recherches le lieutenant de police n’avait pu découvrir aucune trace du faux duc ni de Lucie ni du joueur de violon.

Comme on se l’imagine, l’événement avait couru la ville haute et basse en peu de temps. Cette affaire s’était répandue comme un scandale, ou du moins certaines personnes, ennemies du Comte de Frontenac, avaient voulu y voir un scandale. Quelles scènes étranges, en effet, avaient pour théâtre la demeure du représentant du roi !

Le parti opposé à Frontenac, que dirigeait Monsieur de Laval, avait fait des gorges chaudes sur cet incident. On avait dit que le Comte recevait en son Château des malandrins et des gotons, lorsqu’il ne recevait pas des mendiants ou des gens du bas peuple. On ne pardonnait pas facilement à Frontenac d’affecter un certain mépris pour les gens fortunés, et de paraître donner sa préférence aux gens pauvres et de classe inférieure. On faisait un faisceau de toutes les inimitiés, de toutes les jalousies, et l’on essayait de déprécier le caractère du Comte et d’amoindrir ses qualités. Quant à ses défauts, on en faisait des montagnes. On allait jusqu’à dire que le gouverneur était un libertin sans vergogne. On supposait qu’en son château se déroulaient les scènes les plus ignobles. On parlait d’orgies monstrueuses, de bacchanales… On ne ménageait pas le Comte. Il était pourtant reconnu chez un grand nombre de citoyens que le Comte de Frontenac s’adonnait rarement aux plaisirs, et lorsqu’il prenait quelques délassements, c’était toujours avec la plus grande dignité et la meilleure décence. Oui, mais contre les forts quelle arme, de mieux que la calomnie, la faible nature humaine pourra-t-elle jamais trouver ?

La puissance de Frontenac avait porté ombrage, et surtout le prestige dont il jouissait auprès de la Cour de Versailles. Ensuite, son caractère hautain, sa violence, sa façon cavalière de traiter les grands personnages et de conduire les affaires, avaient plus que piqué l’amour-propre de ceux-là qui, dans le pays, ne voulaient pas se voir surpasser en talents, en qualités, en prestige.

Frontenac n’était pas sans avoir vent des médisances et calomnies répandues sur son compte, car il maintenait dans les entourages de ses ennemis des agents fidèles qui le renseignaient sur les gestes et paroles de ceux qui travaillaient, sinon à sa perte ou à sa ruine, du moins à son rappel en France. Dès la première année de son administration on avait pris le Comte en grippe, et de suite on avait fait savoir au ministre Colbert que le nouveau gouverneur était incapable d’administrer les affaires du pays.

Il est vrai que Frontenac, en arrivant au Canada, avait joliment bouleversé les choses. Ses ordonnances avaient paru despotique, et l’on s’était hautement récrié. On lui avait fait nombre de représentations, on avait rédigé mémoires après mémoires, qu’on lui avait adressés à lui-même ou qu’on avait envoyés à Versailles, pour apporter une restriction à ses pouvoirs. On avait demandé à la Cour d’annuler certaines des ordonnances du Comte, et on avait élevé la voix jusqu’à la menace. Rien n’y avait fait, le Comte avait tenu bon devant l’orage. Et il avait notifié le clergé de ne pas intervenir dans les affaires de son domaine, comme il était arrivé sous ses prédécesseurs, et le clergé s’était insurgé. Mais le Comte était demeuré inébranlable. Pour tout dire, il était venu en Nouvelle-France comme un maître qui entend mener à sa guise et qui ne souffrira nulle ingérence de la part de qui que ce soit. C’était mettre chacun à sa place. Oui, mais ce « chacun » se trouva très mortifié et il ne put se résoudre à demeurer strictement dans le rayon de ses fonctions ou de sa charge.

Voilà pourquoi on cherchait à accumuler contre ce gouverneur autoritaire toutes espèces de vilenies, dans le but de le discréditer au plus tôt auprès des ministres de Louis XIV. Lorsque la faveur a élevé l’homme, le discrédit, sous la forme du serpent, rampe sans cesse autour de lui ; s’il demeure, le serpent s’éteint d’inanition, s’il tombe, la bête le dévore. Or, le Comte de Frontenac ne voulait pas tomber, il ne voulait pas être dévoré…

Mais il sentait que sa puissance en Canada était journellement ébranlée par la puissance d’un autre homme également de haute origine, et dont le prestige à la Cour de Versailles égalait bien le sien. Cet homme était Monsieur de Laval, évêque de Pétrée. L’influence de ce prélat était telle, qu’il allait réussir à se faire nommer évêque de Québec, en dépit des tentatives de Frontenac auprès de Mme de Maintenon pour faire avorter cette nomination. Car cette nomination ne pourrait manquer de rehausser le nom et la dignité de Monsieur de Laval, comme elle affirmerait son prestige et sa puissance. Et dès lors Frontenac pourrait bien se trouver à la merci de l’évêque, quoi qu’il tentât pour écraser l’adversaire.

Monsieur de Laval était instruit de tous les efforts faits par Frontenac, sa femme et quelques grands personnages de leurs amis pour l’écarter du siège épiscopal qu’il briguait. Or, toutes ces luttes menées en sourdine, toutes ces rivalités n’étaient pas faites pour diminuer et moins encore pour éteindre l’animosité qui régnait entre ces deux puissances qu’étaient le gouverneur et l’évêque. C’est pourquoi la lutte entre ces deux hommes allait continuer plus ardente, plus âpre, plus violente, jusqu’à ce que l’un ou l’autre disparût de l’arène meurtri et vaincu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, douze jours s’étaient écoulés depuis la fête donnée par le Comte de Frontenac.

On était au dix juillet.

Vers les midi un brigantin, venant de Ville-Marie, accosta au quai du Roi. Ce navire appartenait au Comte de Frontenac pour l’utilité de son négoce. Lorsqu’il portait une cargaison de pelleteries, il voguait tantôt vers la France, tantôt vers les ports de la Méditerranée, et quelquefois vers l’Angleterre ou d’autres contrées, là où le Comte savait trouver un meilleur prix pour ses fourrures. Puis le navire revenait en Nouvelle-France chargé d’eau-de-vie et de présents pour les Sauvages. Le Comte entretenait un équipage fidèle et dévoué sur lequel il pouvait se reposer avec confiance.

Lorsque le navire eut été amarré et ses voiles carguées, trois hommes en débarquèrent. L’un de ces trois hommes était un prisonnier, et rien de plus aisé à le reconnaître pour tel à voir les chaînes qu’il portait aux poignets et l’énorme boulet de fer qu’il tirait du pied gauche.

Ce prisonnier était Flandrin Pinchot, l’ancien maître-geôlier aux salles basses du Château Saint-Louis. Démis de sa charge par Frontenac, Flandrin Pinchot était passé aux gages du gouverneur de Ville-Marie, lequel, peu après, l’avait fait jeter dans un cachot pour insubordination.

Oui, c’était Flandrin Pinchot qui revenait de Ville-Marie. Il était méconnaissable. Sa haute taille était courbée. Sa barbe noire et rude, de pas moins de quinze jours, couvrait son visage long, maigre et livide. Ses yeux, cerclés de bistre et encavés dans leurs orbites, étaient hagards. Ses longs cheveux noirs, sales, poussiéreux, tombaient en désordre sur ses épaules. Il était nu-tête. Et son uniforme était tout sale et poussiéreux aussi. Et il tremblait, il grelottait, il titubait en marchant, et chaque fois que son pied gauche tirait avec effort l’énorme boulet de fer, Flandrin chancelait comme s’il allait tomber. C’était un revenant de la tombe qui apparaissait. Si on lui eût ôté ses vêtements, on se fût trouver en présence d’un squelette vivant : Flandrin n’avait plus ni chair ni sang. Pour tout dire, ce n’était plus qu’une misérable loque humaine.

Deux grands escogriffes marchaient à ses côtés. Vêtus comme des seigneurs, armés de la rapière, ces deux hommes s’interpellaient pompeusement et avec la plus désinvolte affectation, l’un « Mon cher duc », l’autre « Mon cher Marquis ». Ces deux personnages étaient les agents favoris du Comte de Frontenac, c’étaient ses émissaires et intermédiaires auprès des Sauvages et trappeurs ; c’étaient, enfin, des hommes à tout faire. Et selon les dires, ces deux individus étaient deux frères jumeaux ayant pour nom Polyte et Zéphir Savoyard. On ne pouvait, certes, douter de leur « gémellement » à voir leur ressemblance parfaite.

L’arrivée du brigantin avait soulevé la curiosité chez les habitants de la basse-ville ; mais ce fut bien autre chose quand on reconnut le « Capitaine » Flandrin dans cette épave humaine qu’entraînaient les deux bravi, ses gardes du corps. Et ceux-ci, selon leur coutume, s’abandonnaient à toutes espèces de gouailleries et de facéties à l’adresse de leur prisonnier. Avant de débarquer du navire, Polyte avait fait remarquer à son frère :

— Savez-vous, cher duc, qu’il aurait mieux valu arriver de nuit ?

— Et pourquoi, mon cher marquis ?

— Pour la raison qu’on pourrait bien tenter de nous enlever notre prise ; car la peau du Capitaine Flandrin, rendue ici, doit valoir pour le moins mille bonnes livres.

— C’est exact, si nous calculons toutes les peines et misères que nous a données cet animal de capitaine pour le tirer de son tombeau et le ramener dans les bras de sa chère petite femme. Eh bien ! mon cher marquis, je me dis que ça vaudra tout à l’heure au moins deux bonnes mille livres bien sonnantes, ou je donne ma tête au bourreau et la tienne avec !

— Hein ! nos deux têtes au bourreau, cher duc ? Vous n’êtes pas fou ! Pouah ! Ne vaudrait-il pas mieux moyennant… mettons trois mille bonnes livres bien carillonnantes, donner à notre bourreau la tête du Capitaine ?

— Tout juste, marquis. Néanmoins, si je tenais les trois milles livres que vous dites, savez-vous ce que je ferais séance tenante ?

— Voyons…

— Je donnerais notre capitaine aux poissons de ce fleuve, ce qui serait vite fait.

— Bravo !

Flandrin entendait bien les lazzi de ses deux gardes du corps, mais il ne daignait pas riposter et demeurait muet. Toutefois, en ses prunelles creuses et enflammées on pouvait percevoir quelque chose de terrible à l’adresse de ses deux gardiens. Aussi, pensait-il à prendre sa revanche un jour ou l’autre. Et il se disait :

— Oh ! les sacripants… si j’avais les mains libres et dans l’une de ces mains une rapière, sang-de-bœuf ! ce ne serait pas aux poissons que j’enverrais ces deux brocardeurs, mais au fond de l’enfer où séjourne l’auteur de leurs jours !

Cependant, deux hommes d’équipage avaient jeté une étroite passerelle entre le navire et le quai, et si étroite était cette passerelle que deux hommes ne pouvaient s’y engager de front. Il fallait aller à la file. Et l’étroite passerelle couvrait un espace de pas moins de quatre pieds entre le navire et le quai.

Or, Flandrin Pinchot se doutait bien de ce qui l’attendait à Québec : oui, le Comte de Frontenac l’avait fait tirer de son cachot à Ville-Marie pour le faire pendre au gibet de la rue Sault-au-Matelot ! C’était écrit… c’était fatal ! Mais Pinchot, sans redouter la mort, préférait un autre genre de mort que celui « par la hart au col ». Aussi, depuis qu’il était sorti de son tombeau, depuis qu’il avait revu la terre, l’espace, le ciel clair, avait-il nourri un vague espoir de reconquérir cette terre, cet espace et ce ciel… c’est-à-dire la liberté ! Tout le long du voyage entre Ville-Marie et Québec, Flandrin avait tourmenté et bouleversé son cerveau pour y trouver un moyen de se débarrasser de ses deux gardiens et ensuite de briser ses chaînes.

Hélas ! il n’avait rien trouvé !

Sans doute, il aurait pu piquer une tête à l’eau, car il était fort bon nageur : oui, mais le boulet qu’il avait aux pieds l’aurait tiré jusqu’au fond du Saint-Laurent.

Non, il lui avait été impossible de trouver une issue pour s’échapper de la terrible impasse !

Et voici que Québec s’était dressée, majestueuse et terrible, sur son rocher ! Là-haut, Flandrin avait aperçu la demeure imposante du maître courroucé qui l’attendait pour lui demander compte de sa trahison ! Et, plus bas, au bout de cette rue Sault-au-Matelot, il avait cru voir se dresser, menaçante et affreuse, la potence à laquelle on l’accrocherait par le cou ! Oh ! il la connaissait cette potence rouge-sang ! Combien de fois il avait passé dans son ombrage ! Combien de fois, non sans un frissonnement, il l’avait regardée ! Combien de fois il avait même aidé l’exécuteur des Hautes Œuvres, Mathurin le Bourreau ! Oui, Flandrin croyait la revoir cette potence, et d’autant plus qu’il la savait dressée, là pas loin, et toujours prête à recevoir une victime ! Ô ironie du sort ! après Mathurin le Bourreau, ce serait Flandrin Pinchot qu’on verrait se balancer dans le vent au bout d’une corde ! Et quand ?… Demain peut-être, si pas aujourd’hui ! Oh ! ce ne serait pas long, ce ne pouvait être long, car il se savait d’ores et déjà jugé et condamné ! Au reste, il connaissait trop bien le Comte de Frontenac qu’il avait mortellement offensé, et le Comte d’ordinaire faisait vite et bien, du moins en ces sortes d’affaires ! Donc, valait aussi bien pour Flandrin se considérer de suite comme trépassé !…

Et dire, pourtant, que le ciel et la terre l’invitaient aux béatitudes de la liberté !

Oh ! si seulement il avait eu une main de libre… rien qu’une main !… N’importe !

Voici donc la passerelle.

— Allons, marquis, allez devant, notre prisonnier ensuite, et moi je fermerai la marche !

Polyte Savoyard s’engagea sur la passerelle, puis Flandrin Pinchot, puis Zéphir…

Tout à coup Flandrin lève ses mains enchaînées et les rabat avec la rapidité de l’éclair sur une épaule de Polyte, à qui il donne ensuite une poussée de côté.

Un cri retentissant… une chute terrible… et Polyte Savoyard, ou plutôt le « cher marquis » plonge les bras en avant dans les eaux du fleuve.

Et Zéphir n’a pas eu le temps de pousser un Ho ! de surprise, que Flandrin se retourne comme un tigre furieux avec une agilité et une promptitude extraordinaires, et fait culbuter son deuxième garde du corps en bas de la passerelle. Puis Flandrin bondit, saute sur le quai malgré le lourd boulet qui tient à son pied gauche, et, là, se baissant, soulève la passerelle et la jette à l’eau.

L’équipage est pétrifié sur son navire, et sous ses yeux ahuris, dans l’eau verdâtre et clapotante, les deux bravi se débattent en hurlant et en jurant

Flandrin, lui, court déjà, pas vite, si l’on veut, mais il court quand même… il court vers sa maison. Car, là, il trouvera Louison, son fils adoptif… car, là, il trouvera la mère Babeux… et, là, on lui enlèvera ses fers, ses chaînes et son boulet.

Les habitants de la basse-ville devant cette scène étrange et inattendue demeurent non moins pétrifiés que l’équipage sur le navire. Les badauds s’écartent vivement et avec effroi sur le passage du prisonnier dont la face amaigrie, osseuse et barbue de noir, est sinistre. Vingt fois il serait possible d’arrêter le fugitif, mais personne n’ose… parce que personne ne sait ! On doute, d’ailleurs, que cet homme — si bien qu’on le connaisse — soit vivant ; on s’imagine voir aller un squelette sorti, par on ne sait trop quelle aventure ou prodige, de son cercueil et de sa fosse, et mû maintenant par une magie diabolique ? Ah ! non, personne n’osera toucher à ce spectre, Dieu les en garde !

Et Flandrin court encore sans voir, sans reconnaître ceux qu’il croise. Il court et, enfin, à bout de souffle il atteint sa maison et s’écrase lourdement sur la pierre du perron. Ses fers, ses chaînes, son boulet ont rendu un bruit lugubre et retentissant de ferraille.

De l’intérieur de la maison un cri de femme épouvantée s’élève. La porte s’ouvre brusquement, et dans son cadre paraît la Chouette et derrière elle Louison. Tous deux, horrifiés, regardent ce spectre enchaîné, écrasé sous leurs yeux, qui halète, gémit, agonise presque ! Sur le coup ils n’ont pas l’air de le reconnaître. Mais bientôt la Chouette, dans une clameur éperdue, demande :

— Ah ! Flandrin… Flandrin… est-ce toi ?

Flandrin, dont la gorge siffle, tourne vers elle un œil vitreux… puis un œil qui s’arrondit à l’extrême… un œil qui grossit, sort de son orbite, vient à l’effleurement de son front ! Ah ! c’est incroyable… il aperçoit là sa femme… sa Chouette qui lui tend les bras… sa Chouette revenue à son foyer, à son mari… Quel rêve ! Ou quel cauchemar !

— Chouette… murmure-t-il seulement en fermant les yeux.

Déjà le peuple accourt de toutes parts attiré par la curiosité. Mais déjà la Chouette commande :

— Vite, Louison… aide-moi !

Tous deux, réunissant leurs forces, tirent Flandrin dans la maison. Ce n’est pas l’homme qui pèse, non ! ce sont ses fers qui l’alourdissent, car lui ne pèse plus que la moelle de ses os !

La porte est refermée et verrouillée solidement. La jeune femme et Louison réussissent à traîner Flandrin jusqu’à un siège. Et, là, Flandrin, retrouve peu à peu haleine. S’il ne parle pas encore, du moins il sourit de bonheur en contemplant sa Chouette.

— Ah ! mon pauvre Flandrin, d’où arrives-tu ? s’écrie la jeune femme tout en larmes.

Louison, un peu à l’écart, considère son père adoptif d’un œil sombre. Il pense et médite.

Flandrin, enfin, retrouve la voix.

— Ah ! Chouette… si moi je te demandais d’où tu viens ? Mais non… tu es ici, je te vois… c’est tout ce que je veux savoir. Mais si tu m’aimes encore, ma femme, sauve-moi !

— De ces chaînes… de ces fers ?

— De l’échafaud que me réserve Monsieur le Comte de Frontenac !

— Le Comte de Frontenac ?… Non ! non ! Flandrin, le Comte ne te fera pas pendre !

— Hein ! que dis-tu, Chouette… bonne Chouette ?

Et Flandrin, comme remué ou agité par un ressort invisible, se lève, se redresse, et titubant, hoquette :

— Dis encore… répète, ma femme… ma bonne femme !

— Son Excellence, ne te fera pas pendre, Flandrin, mon bon Flandrin… elle me l’a promis !

— Promis…

— Oui, Monsieur le Comte me l’a presque juré !

— Chouette ! Chouette ! crie Flandrin avec une joie subite.

— Oui, Flandrin, Monsieur le Comte ne te fera pas pendre, pourvu que tu veuilles racheter la faute que tu as commise à son égard ! Pourvu que tu rétractes ce que tu as signé ! Pourvu que tu signes un autre papier en jurant que, ce que tu as signé contre Monsieur le Comte, tu l’as signé l’épée sur la gorge ! Oui, Flandrin, pourvu que tu dises que c’est faux tout ce que tu as signé, et alors Monsieur le Comte t’épargnera. Mieux que ça encore, mon bon Flandrin… le Comte m’a dit, il m’a assuré qu’il te donnerait un poste… un beau poste dans son Château ! Comprends-tu, Flandrin !

— Ah ! dis-tu vrai, bonne et belle Chouette ?

— Je te jure, Flandrin. Je suis allée voir le Comte, et le Comte m’a promis !

— Ah ! merci, Chouette ! Merci, le Ciel, que tu sois revenue à ton logis ! Merci, le Ciel, que tu m’aies conservé notre Louison ! Tiens ! Chouette, embrasse-moi ! Embrasse-moi, Louison ! … Ah ! que je suis content !

Puis, le regard de Flandrin chercha le berceau… Vide !… Les lits… vides !… Et pour la première fois Flandrin remarqua le deuil de sa femme, ses vêtements tout noirs…

Il la regarda longuement en tremblant…

Elle avait compris. Baissant la tête, elle pleura.

Et Flandrin dit dans un souffle :

— Le petit ?…

Alors la Chouette, en sanglotant, lui apprit la triste vérité.

Flandrin retomba sur son siège et se mit à pleurer.

Mais déjà la Chouette s’agenouillait devant lui, et souriante, malgré ses larmes, lui cria :

— Flandrin… Flandrin… sois courageux… il nous reste un enfant !

Flandrin leva son regard mouillé sur Louison, il sourit, tendit ses mains enchaînées et dit seulement :

— Viens !…

Louison, ému, pleurant aussi, vint s’agenouiller près de sa mère adoptive, et il murmura :

— Oui, je vous reste, papa !

Alors Flandrin sécha ses pleurs et dit :

— Chouette, si le malheur nous a durement frappés dans le passé, regardons l’avenir… il est à nous, il est à Louison !

Il se pencha et posa ses lèvres craquelées par la faim, la soif et la fièvre sur le front pur de sa femme et sur le front pâle de Louison.

— Merci, mon brave Louison… murmura-t-il ! Et puisque tu me restes, tiens ! mon Louison, brise ces chaînes… casse ces fers… Vois, là, ce marteau !… Louison parut s’apprêter à courir au marteau.

Mais la Chouette, se relevant, intervint :

— Non ! Non ! Louison, pas ce marteau, il lui briserait les os avant d’entamer les fers, non ! non ! pas ce marteau ! Tiens ! vois ces chaînes… vois les fers… tout cela ferme à clef ! Va chercher un serrurier !

Louison allait obéir à l’ordre de sa mère adoptive, lorsqu’un grand tintamarre s’éleva sur la rue à une faible distance de la maison. Cris, jurons, clameurs déferlaient en rafales…

Et le chahut grossit, se rapproche et bientôt un terrible vacarme secoue l’atmosphère, la maison et ceux qui l’habitent. Puis un caillou énorme, un rocher heurte violemment la porte… Gonds, barres, verrous, tout saute avec fracas. Et deux hommes, trempés d’eau, jurant, sacrant, la rapière au poing, font irruption dans le logis de Flandrin Pinchot. Comme deux bêtes enragées ils se jettent sur Flandrin.

Louison, déjà, a couru au coffre de chêne, il en a tiré le pistolet qu’on lui a vu déjà à la main, et, ajustant l’un des bravi, il fait feu. Polyte est atteint à l’épaule gauche. Il pousse un rugissement de colère et de douleur. Puis, il fait un bond comme pour se jeter avec sa rapière nue sur Louison. Mais Flandrin a tout prévu : il se dresse devant lui, l’arrête !

— Canaille ! hurle Flandrin… tu n’iras pas plus loin !

Polyte, plus furieux encore, pointe sa lame contre la poitrine de Flandrin. Mais la Chouette est là… Elle saisit un escabeau et lui lance à la tête. Polyte, chancelant, échappe son arme, prend sa tête à deux mains ! Zéphir veut venir à la rescousse…

La Chouette s’est placée devant son mari, elle le protège de son corps, et elle crie ;

— Arrière, bandits ! Seul, Monsieur le Comte de Frontenac a droit sur Flandrin Pinchot !…

Le nom du Frontenac a produit son effet. Les deux agents ont retrouvé une partie de leur sang-froid, et Zéphir parle, car Polyte ne peut que grimacer de douleur avec la balle qui lui a écorché l’épaule :

— Flandrin, dit Zéphir, est notre prisonnier, et il nous appartient jusqu’à ce que nous l’ayons remis entre les mains de Monsieur de Frontenac. Donc, ordre de Son Excellence ! Sinon, je cours au Château, et Monsieur le Comte me renvoie avec vingt gardes et, peut-être, le bourreau avec !

Alors, la Chouette se mit à rire.

Flandrin aussi partit de rire.

Louison lui-même ne dédaigna pas de sourire.

Car la Chouette avait cligné de l’œil à son mari. Et elle dit aux deux bravi :

— C’est bon, mes coquins, conduisez mon mari à Monsieur de Frontenac ! Allez, emmenez-le ! Va, Flandrin… va, puisque tu reviendras !

Flandrin, qui voulait en finir au plus tôt, dit à son tour à ses deux gardes du corps :

— Vite ! conduisez-moi à Monsieur le Comte !

On partit sans plus.

Le peuple, rassemblée devant la maison de Pinchot, avait fait silence, et il considérait les personnages de cette scène avec ébahissement. Lorsque le prisonnier et ses gardes eurent disparu à l’angle de la rue voisine, plusieurs citadins voulurent interroger la Chouette et savoir de quoi il s’agissait au juste.

— Vous saurez tout cela demain, mes amis, répondit la jeune femme. Oui, demain, vous connaîtrez toute l’histoire. Qu’il vous suffise de savoir pour l’instant que les deux brutes qui accompagnent Flandrin n’en ont plus pour bien longtemps à filer, je ne vous dis que ça !

Et pendant que Louison essayait de rafistoler le mieux possible la porte avariée, les gens de la basse-ville se dispersèrent en tenant les propos les plus invraisemblables sur cet événement.

Cependant, Flandrin et ses gardiens avaient atteint la haute-ville. Là encore la curiosité était à son comble. Des bandes d’enfants suivaient les trois hommes. Polyte, qui ne pouvait digérer le coup de pistolet de Louison et la balle qui lui avait écorché l’épaule gauche, attirait surtout l’attention par ses jurons retentissants, ses gesticulations furieuses et les serments qu’il faisait de tirer une effroyable vengeance…

Enfin, on arriva au Château. Là aussi, brouhaha, stupeur infinie parmi la valetaille.

Frontenac était dans son cabinet. Prévenu aussitôt, il descendit.

Alors, à la vue de Flandrin, penaud, honteux, muet et tremblant avec ses chaînes et ses fers, et en apercevant ses deux agents trempés d’eau. Frontenac ne put s’empêcher de sourire.

Mais de suite il reprit son masque sévère et digne et commanda aux deux bravi :

— Faites tomber ces chaînes et ces fers !

Quoique fort surpris, les deux hommes s’exécutèrent.

Flandrin avait frémi de joie indicible.

— Capitaine Flandrin, reprit le Comte une fois que Pinchot eut été libre, rends-toi aux cuisines, restaure-toi et viens ensuite en mon cabinet de travail. Et quant à vous, poursuivit-il en s’adressant aux deux agents, suivez-moi !

Et il reprit le chemin de son cabinet, tandis que Flandrin, jubilant en lui-même, se dirigeait vers les cuisines.