L’étrange musicien/11

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Éditions Édouard Garand (64p. 37-40).

XI


Si nous montons au cabinet de travail du Comte de Frontenac quelques minutes après, nous y trouvons les deux agents debout et tout piteux, et le Comte qui va de long en large par la pièce avec un air qui ne signifie rien de beau ni de bon.

Après un long moment, le Comte s’arrête net, lance aux deux pauvres diables un regard farouche et demande d’une voix qui rugit :

— Eh quoi ! vous avez laissé faire ça ?

— Excellence… voulut bredouiller Zéphir.

— Mais comment, interrompit le Comte avec colère, comment se fait-il que vous ne sachiez encore que je suis le seul maître en ce pays… que je suis… le roi !

— Sire… balbutie en grimaçant Polyte que son épaule fait atrocement souffrir.

— Et l’on pense, poursuit le comte avec violence, que le sieur Perrot, ce roturier, ce manant, va m’en imposer davantage ? C’est à voir ! Il a assez fait des siennes ! Oh ! qui aurait pensé que ce fat personnage eût osé ! Quoi ! je lui envoie porter mes ordres par mon lieutenant des gardes, et lui, maroufle qu’il est, jette mon lieutenant des gardes en prison comme un vil malfaiteur ! Et ce gredin de Perrot s’imagine peut-être que je souffrirai une telle injure ! Ah ! non ! non !… Vous m’entendez, vous autres, je n’accepte pas cet affront ! Eh bien ! partez… retournez à Ville-Marie et ramenez-moi non seulement mon lieutenant des gardes, mais aussi le sieur Perrot… dussiez-vous l’amener par la force ! Allez ! et que mes ordres, cette fois, soient exécutés à la lettre !

Et le Comte fit un geste effrayant.

Courbés jusqu’à terre, les deux agents se retirèrent à reculons.

Voici la nouvelle que les deux agents avaient apportée à Frontenac, nouvelle qui avait porté sa colère au plus haut degré.

Comme on le sait, le Comte avait dépêché Bizard, son lieutenant des gardes, et quelques hommes pour tirer Flandrin Pinchot de sa prison où il avait été jeté par ordre de Perrot, gouverneur de Ville-Marie. Bizard était parti avec confiance, sûr qu’il était de par l’autorité du gouverneur-général de remplir sa mission à la lettre. Mais à Ville-Marie Perrot avait été prévenue de l’arrivée de Bizard et des ordres qu’il portait de la part de Frontenac. Il s’indigna de ce que Frontenac osait s’ingérer dans les affaires de son gouvernement, et il résolut de faire entendre nettement qu’il était maître chez lui. Aussi, lorsque Bizard se présenta avec ses gardes et les deux agents de Frontenac, lesquels surveillaient à Ville-Marie les ennemis du Comte, Perrot refusa-t-il carrément de remettre au lieutenant des gardes le prisonnier Flandrin Pinchot qu’il réclamait au nom de Frontenac. Bizard voulut insister, mais il eut le tort de le faire d’une façon trop cavalière. Indigné outre mesure, Perrot le fit saisir par ses gardes et jeter dans le cachot voisin de celui de Flandrin, puis il chassa de sa maison les gardes de Frontenac et ses deux agents. Or, selon les décrets et ordonnances du roi, aucun gouverneur particulier n’avait le droit de mettre quiconque en prison sans un permis du gouverneur-général ou de l’intendant-royal, à moins qu’il ne s’agit de mécréants ou de malandrins. Perrot avait donc outrepassé ses pouvoirs, et, pour le pire, il avait fait au gouverneur-général le plus sanglant des affronts en emprisonnant un de ses serviteurs.

Mais Perrot s’était peu après ravisé, et, croyant amoindrir la faute qu’il avait commise, il avait livré Flandrin Pinchot aux deux agents de Frontenac. Mais Perrot n’avait rien amoindri, rien atténué par ce procédé, car Frontenac était d’une rage impossible à décrire.

Et pourtant, il n’en voulait pas tant à Perrot qu’à ceux qui soutenaient ce dernier à Québec et à Ville-Marie : à Québec, l’évêque et l’intendant ; à Ville-Marie, les Messieurs de Saint-Sulpice et plus particulièrement l’abbé de Fénelon. L’animosité de Frontenac, ou plus justement sa haine contre le parti qui lui résistait grandissait davantage du fait que nous venons de relater. Aussi, de ce jour-là plus que jamais, le Comte jura-t-il guerre à mort à l’évêque et ses partisans.

Lorsque ce premier accès de colère se fut un peu dissipé, Frontenac fit mander Pinchot en son cabinet.

Flandrin, qui avait atrocement souffert de la faim et de la soif depuis une quinzaine de jours, venait de terminer aux cuisines un repas d’ogre qu’il avait copieusement arrosé de vin. Aussi, se sentait-il remis de ses souffrances corporelles et capable de passer sur le ventre de cent canailles semblables aux deux gredins qui l’avaient ramené de Ville-Marie, et qui l’avaient nargué de la plus belle façon.

Naturellement, Flandrin digérait mieux son dîner qu’il ne pourrait jamais digérer les railleries de Polyte et Zéphir Savoyard à son adresse. Il espérait donc se voir bientôt mis en possession d’une bonne rapière et se retrouver libre et face à face avec ses insulteurs.

Mais voici que le Comte de Frontenac l’appelait en son cabinet de travail. Il suivit docilement le valet venu pour le conduire.

En le voyant paraître, le Comte lui dit brusquement :

— Capitaine Flandrin, j’ai besoin de t’entretenir séance tenante. Assieds-toi là !

En entendant le Comte l’appeler « capitaine », Flandrin rougit de plaisir et d’orgueil. Mais remarquant de suite la propreté et le luxe de la pièce et le vilain contraste qu’offraient ses vêtements éclaboussés, il voulut protester :

— Sang-de-bœuf, Excellence, ne me permettrez-vous point auparavant de renouveler mes nippes et nipettes ? Voyez, je suis salaud comme porc sur fumier ! Sang-de-bœuf ! il faut des convenances…

Frontenac sourit.

— Laisse, Flandrin. Tout à l’heure tu porteras velours et rapière, à moins que… Mais j’ai besoin de toi à l’instant. Écoute, capitaine : sais-tu que la canaille complote contre ma vie ?

— Ho ! Ho !… on veut donc toujours vous occire ?

— On ne se lasse point. Que veux-tu, c’est le lot des forts et des puissants. Oui, ma puissance en ce pays et mon prestige à la Cour ont porté ombrage autour de moi. Je dirige avec une volonté de fer et une main d’acier, et j’entends demeurer le maître que je suis. Qu’en penses-tu, Flandrin ?

— Excellence, je vous approuve en tout et partout.

— Bien. Mais ça, pourquoi m’appelles-tu Excellence ? N’ai-je pas droit à un titre plus haut et plus grand ? Dis.

— Excellence, comment voulez-vous que je vous appelle ? fit Pinchot troublé.

— Ha ! ha ! se mit à rire le Comte… tu demandes comment ? Au fait, tu ne sais pas… tu ne peux pas savoir ! Et d’ailleurs comment aurais-tu pu savoir ? Tiens ! Flandrin, approche ! Vois ce que m’écrit le roi de France ! Écoute bien, et tu comprendras, mon Flandrin !

Prenant la lettre du roi posée sur sa table, le Comte se mit à lire ce passage que nous connaissons. Mais il appuya surtout sur ces lignes :

« …Vous êtes mon représentant ; vous êtes là-bas ce que je suis, moi, en mon royaume de France. Vous pouvez, dans ce royaume de la Nouvelle-France, dompter d’une main ferme et douce à la fois ce qui cherche à se dresser contre les pouvoir que je vous ai donnés… »

Le Comte se tut pour regarder Pinchot et lui demander avec orgueil et triomphe :

— Eh bien ! comprends-tu, Flandrin ?… Comprends-tu que le roi de France me confère en ce royaume de la Nouvelle-France son pouvoir, sa puissance et, peut-être, son sceptre ?

Et brûlé d’orgueil, Frontenac guettait d’un œil anxieux, aurait-on pensé, les mots qui allaient tomber des lèvres de Pinchot comme un augure. Or, Pinchot avait compris… il avait peut-être mieux compris les regards du Comte que les mots écrits par le roi de France. Aussi, se courba-t-il respectueusement et répondit :

— Sire, le roi de France ne saurait mettre le sceptre de ce royaume de la Nouvelle-France en meilleures mains que les vôtres. Sire… Majesté… je suis votre serviteur…

Et Flandrin se prosternait de plus en plus, ravi, émerveillé, se figurant qu’il venait de conquérir la faveur d’un roi puissant. Et déjà l’illusion le transportait au-delà des bornes du bon sens. Il se voyait un personnage considérable, le second du royaume après le roi. Il avait palais, équipage, gardes, valets… Il passait et l’on s’inclinait devant lui… Bref, un avenir féérique se dessinait avec une ampleur extraordinaire à ses yeux perdus dans des espaces infinis, et dans un éblouissement qui lui faisait perdre le sens de la vie réelle et terrestre.

Mais le Comte venait de se lever brusquement au souvenir de l’outrage de Perrot.

— Capitaine Flandrin… proféra-t-il tout à coup et sur un ton si dur qu’il parut féroce à l’ouïe de Flandrin encore mal revenu de son beau rêve… de son rêve magnifique dont le Comte le tirait brutalement.

— Sire… balbutia-t-il.

— Capitaine Flandrin, il nous faut maintenant régler nos comptes…

Flandrin trembla… Le Comte venait de s’arrêter devant lui, bras croisés, hautain, terrible.

— Capitaine Flandrin, tu m’as trahi ! Tu m’as dénoncé au roi de France ! Tu m’as accusé de malversations ! Tu m’as calomnié ! Tu m’as… Flandrin, j’ai juré de me venger !

— Sire… je m’accuse, je m’accuse… Mais ce n’était pas ma faute !

— Ha ! ha ! se mit à rire le Comte avec une mordante ironie, ce n’était pas ta faute ! C’était peut-être la mienne ?…

— Sire… je m’accuse et vous demande pardon !

— Oui, je veux te pardonner, parce que je l’ai promis à ta femme, et parce que un maître comme moi ne se venge pas…

— Sire… Majesté… interrompit Flandrin qui reprenait espoir et vie, un roi ne saurait se venger d’un pauvre homme comme votre serviteur…

— Tu as raison. Ta femme, au reste, me l’a dit avant toi. C’est pourquoi je ne me vengerai pas, c’est pourquoi je ne te ferai pas pendre comme j’avais juré de le faire. Mais il y a une condition…

— Sire… j’accepte la condition tout de suite.

— Eh bien ! tu te dédiras… tu signeras une autre déclaration…

— Je signerai, Sire.

— Par devant notaire-royal…

— Oui, Sire.

— Que tu mentais, Sire…

— Mais l’épée sur la gorge.

— Ah ! oui, Sire, l’épée sur la gorge, répéta Flandrin courbé en deux. Mais se redressant aussitôt, au souvenir de la traîtrise du gouverneur Perrot, il s’écria avec un geste farouche :

— Oh ! sang-de-bœuf ! il y a un homme à Ville-Marie… un homme que je voudrais bien étriper !

— Perrot ?

— Vous le nommez, Sire.

— Sois tranquille, Flandrin, tu pourras tout à ton aise étriper le serpent, car bientôt je l’aurai mis en cage. Mais c’est assez, Capitaine. Je veux revenir à ce que je t’ai dit de ceux-là qui complotent contre ma vie. Désormais tu seras attaché à ma personne, tu seras mon gardien, tu veilleras à ma porte et tu auras soin de ne pas laisser pénétrer chez moi ceux de mes ennemis qui paraîtront avec des armes. Tu les connais ces ennemis ?…

— Je les connais, Sire.

— Bien. De ce moment tu fais partie de ma maison. Demain, je fixerai tes appointements dont tu n’auras pas à rougir. Après moi, en cette maison, ce sera toi, Flandrin Pinchot… comprends-tu ? Je te donne toute ma confiance.

— Sire, vous serez content de moi. Je vous le jure ! dit Pinchot tout jubilant et qui sentait un nouvel orgueil s’emparer de lui, le brûler presque.

Alors, le Comte lui fit signe de le suivre, disant :

— Je vais donner des ordres pour que tu sois renippé convenablement, et parmi mes rapières de la salle des gardes tu choisiras la plus belle, la plus longue, la plus lourde, la plus solide. Viens, Flandrin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, Flandrin sortait de la salle des gardes, rasé et renippé. Oh ! mais… renippé ! Pinchot était méconnaissable vêtu quasi comme un seigneur qu’il était. Justaucorps de velours noir avec dentelle, cravate de soie rouge sur gilet de soie bleue, culotte de soie verte, bas de soie blanche, souliers à cuir vernis et à boucles d’argent… À son côté gauche, une belle et longue rapière… Sur ses longs cheveux noirs rafraîchis un large feutre vert à plume blanche…

Fier, l’œil défiant, la taille haute, la démarche sûre, Flandrin voulut avant toute chose courir à son logis pour annoncer la bonne nouvelle à sa femme et montrer ses beaux habits et sa belle rapière. Il franchit le vestibule où huissiers, gardes, portiers, laquais s’inclinaient, et il marcha vers la porte de sortie. Mais avant qu’il pût atteindre cette porte, un portier se précipita, le devança, ferma la porte et la verrouilla. Puis deux gardes vinrent s’y adosser.

Flandrin s’arrêta net, étonné et ahuri. Puis, voyant que le portier et les deux gardes ne bougeaient pas, il demanda :

— Eh bien ! cette porte, sang-de-bœuf ! est-ce vrai qu’on me la ferme au nez ?

— Capitaine, répondit alors le portier qui avait fermé la porte, nous avons ordre de Son Excellence de ne point vous laisser sortir pour quelque raison que ce soit !

Flandrin sursauta et ne voulut point croire le portier.

— Ah ! ça, est-ce qu’on veut se moquer de moi ?

— Ce sont nos ordres, Capitaine…

— Place, vipère, et ouvre-moi cette porte !

Et Flandrin tira sa rapière que, d’ailleurs, il avait hâte d’essayer.

Personne ne bougea, et le portier reprit :

— Vous nous tuerez ici, Capitaine, si vous voulez ; mais, suivant les ordres de Son Excellence, nous ne vous laisserons pas sortir.

Alors une idée… une idée qui faillit le renverser comme s’il eût été frappé de la foudre… traversa son esprit…

Flandrin était prisonnier du Comte de Frontenac !

Il éclata d’un rire atroce. Puis, tournant sur ses talons, il courut à l’escalier, le monta quatre à quatre et arriva comme un boulet dans la porte du Comte qu’il enfonça d’un coup d’épaule.

Le Comte, en train de travailler avec ses deux secrétaires, bondit de surprise. Les secrétaires mirent l’épée à la main.

Holà ! capitaine Flandrin, cria le Comte avec indignation, est-ce de la sorte qu’on pénètre chez moi ?

Flandrin demeura béant… Il retrouvait soudainement son sang-froid. Puis, décontenancé, confus, il voulut bredouiller une excuse quelconque.

— Voyons ! fit le Comte impatienté, que me veux-tu ?

— Excellence, balbutia Flandrin, j’ai voulu aller porter la bonne nouvelle à ma femme, à ma bonne Chouette… mais vos serviteurs m’ont refusé la porte.

Le Comte sourit.

— Ils n’ont fait qu’obéir à mes ordres, Flandrin.

— Mais alors… je suis prisonnier ?

— Non pas dans le sens qu’on l’entend d’ordinaire ; j’ai défendu qu’on te laisse sortir, parce que je te veux près de moi jour et nuit. Mais rassure-toi, ta bonne Chouette viendra tous les jours te voir et t’embrasser. Allons ! commence ton service… garde ma porte ! garde-là, surtout, maintenant que tu l’as brisée…

Flandrin crut comprendre. Il sourit, s’inclina et sortit. Du mieux qu’il put il referma la porte endommagée, puis, droit, grave, immobile, il monta la garde à la porte du… ROI !