L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 7

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Schleicher Frères & Cie (p. 109-134).


CHAPITRE VII

Quelques caractères de l’Imagerie visuelle.


I

Dans le chapitre précédent, nous avons surtout étudié les relations de l’image et de la pensée ; changeant de point de vue, nous examinons maintenant l’image en elle-même, nous l’isolons par l’analyse de tout ce qui n’est pas elle, et nous cherchons à déterminer ses caractères propres, sa substance en quelque sorte, en nous occupant spécialement des images visuelles.

Il y a deux manières de juger une image : la première manière, la plus usitée, consiste à rechercher si l’image est nette, si elle est intense, si elle a de la vigueur, de l’énergie, du ton, de la vivacité, de la force. Hume, dans sa psychologie très simpliste, a fait un abus de ces expressions ; c’est par la vivacité des images qu’il distinguait conception et croyance, et qu’il distinguait aussi mémoire et imagination. On a souvent remarqué qu’on ignore ce que ces expressions signifient au juste. Il s’agit d’une impression d’ensemble, pour laquelle on ne cherche pas autre chose qu’un jugement en bloc. Une seconde manière de juger l’image consiste à l’analyser, en forçant le sujet à la décrire en détail : c’est une méthode qui est employée beaucoup moins souvent.

J’adopterai d’abord le premier de ces points de vue ; je demanderai à mes sujets une impression d’ensemble sur leurs images.

Le fait essentiel et dont on ne peut pas douter, c’est que certaines gens ont la conviction, quand ils ont des images, de presque revoir la réalité : « c’est comme si je voyais l’objet, » dit-on souvent ; d’autres images ne sont nullement accompagnées de ce sentiment de satisfaction ; on dit qu’on se représente mal, ou même qu’on ne se représente pas du tout. Le terme de comparaison qu’on emploie d’ordinaire pour rendre compte de l’intensité d’une image est fourni par la perception des sens.

On compare la représentation d’un objet, comme vivacité, richesse en détails, etc., à la sensation ou perception qu’on aurait si l’objet était là, présent à nos sens, posé matériellement devant notre œil ouvert ; chacun peut faire cette comparaison avec ses propres images, en y mettant plus ou moins de soins et de discernement, et décider si, pour lui, la représentation mentale égale la sensation. Chacun donne ainsi le résultat de son examen individuel. On est allé plus loin : confrontant ces divers examens individuels, on a conclu que la puissance de représentation mentale est tout à fait inégale chez les différents individus, puisque les uns affirment que leurs images sont aussi fortes que la réalité, au moins dans certaines conditions, tandis que d’autres affirment que leurs images ont une vivacité bien plus faible.

J’ai prié mes fillettes de donner une appréciation sur l’intensité des images qu’elles forment à la suite des mots que je prononçais devant elles. Puisque ces deux sujets ont des types intellectuels si différents, que l’un est observateur et l’autre imaginatif, il était très intéressant de savoir lequel des deux avait les images les plus nettes, dans n’importe quel domaine.

Dois-je dire, avant d’exposer les expériences, le résultat auquel je m’attendais ? Il me semblait qu’Armande ayant plus d’imagination que sa sœur — j’entends plus d’imagination créatrice — ses images devaient être plus vives. Des personnes à qui j’ai montré des phrases que mes deux sujets écrivaient, comparant le caractère pratique des phrases de Marguerite à la poésie d’Armande, supposaient, comme je l’avais fait, que, chez Armande, l’imagerie était très intense. Cette opinion préconçue repose peut-être sur une confusion de mots, sur la ressemblance entre les mots image et imagination. Beaucoup d’imagination semble être synonyme de grande vivacité d’images. Il y a aussi une opinion très répandue d’après laquelle les images intenses se rencontrent chez les femmes et les enfants, tandis que ceux qui ont l’habitude de l’abstraction, les adultes réfléchis, n’ont pas de belles images de la réalité, mais de pauvres fantômes sans couleur et sans relief. Je suppose que toutes ces questions sont un peu embarrassées d’idées préconçues ; ce ne sont point là des observations régulières, et il ne faut pas s’y arrêter trop longtemps. Je préfère à des vues générales, mais contestables, des faits exacts, quoique de portée restreinte.

Avant d’entrer en matière, je citerai quelques observations que j’ai faites sur moi-même.

J’ai dit plus haut que je me suis occupé de ce problème il y a plusieurs années, ayant trouvé un procédé très commode pour comparer les images de souvenir avec les images d’imagination. Ce procédé consiste à utiliser les images de lecture. Il m’arrive parfois, quand je lis un roman, d’identifier un des personnages du livre avec un individu que je connais ou que j’ai vu ; cette identification, involontaire chez moi, se produit soit parce que les deux personnages ont le même nom ou le même caractère, ou une ressemblance quelconque, soit pour une raison qui m’échappe, soit enfin sans raison.

Le personnage ainsi identifié, et qui est un souvenir, peut dans certains cas rester à l’état d’obsession pour moi, sans aboutir à une image visuelle bien nette. Ainsi, en lisant un roman, j’avais toujours l’idée qu’un des héros ressemblait à un de mes collègues de la Sorbonne ; mais cette idée n’a pas produit son plein effet ; d’autres fois, le souvenir s’incorpore dans le roman, il figure parmi les personnages fictifs, et je me suis aperçu qu’il possède dans ce cas un relief, un fini de détail qui repoussent bien loin en arrière, comme des ombres, les autres personnages du même roman, que je crée avec les seules ressources de mon imagination.

Je me rappelle qu’en lisant les Demi-vierges, de Prévost, j’avais donné instinctivement au héros du livre l’image d’un jeune gandin que je voyais tous les soirs au casino de Saint-V… où je villégiaturais à ce moment-là ; la taille du petit jeune homme, son costume de cycliste, ses yeux bleus, son grand nez, son front blanc et ses joues hâlées, tout cela s’enlevait avec une vigueur extraordinaire sur le fond neutre du roman : les autres personnages n’étaient pas représentés, ou l’étaient vaguement, sans caractères individuels.

Il arrive parfois que cette incarnation d’un souvenir de la réalité se fait au profit d’un personnage tout à fait secondaire, qui doit à cette circonstance de passer au premier plan.

Mon regretté ami, Jacques Passy, que j’avais prié d’analyser ses images visuelles pendant la lecture des Trois Mousquetaires, m’écrivit l’observation suivante, où se retrouve, à propos de Rochefort, le fait dont je viens de parler.

« Les images mentales pendant la lecture des Trois Mousquetaires, et bien que ce livre m’ait causé un plaisir extrêmement vif, — manquent en général de netteté, de force et de précision. Il me serait impossible par exemple de dire la couleur des yeux, la forme du nez, etc., des principaux personnages ; il y a même certains détails donnés par l’auteur, comme le teint blanc et rose d’Aramis, que je retiens, mais qui ne sont pour moi qu’un souvenir verbal, et non une image visuelle. Je serais dans l’impossibilité de les dessiner d’imagination ; je dois remarquer, à ce propos, que j’ai une très mauvaise mémoire visuelle et que je serais également incapable de dessiner de mémoire les personnes de ma famille à moins d’avoir fait en les regardant un effort d’attention tout particulier.

« Cependant je me représente mieux certains personnages que d’autres ; Athos, par exemple, qui porte toute sa barbe, peut-être parce qu’il est associé au souvenir d’une personne réelle. Quant au personnage qui porte le nom de Rochefort, il m’apparaît avec la barbiche et les traits du directeur de l’Intransigeant ; cette fusion avec un souvenir réel a donné à ce personnage accessoire une netteté incomparablement plus grande. Il en est de même du personnage de Raoul, dans Vingt ans après ; il a pour moi les traits d’un de mes amis, du nom de Raoul, et dont l’âge et la figure pouvaient prêter à ce rapprochement ; il est infiniment plus distinct que les autres, il a des cheveux, des yeux, une taille déterminée, enfin les attributs un peu effacés d’une personne réelle.

« Je reviens aux autres ; en cherchant à démêler ce qui reste de ma vision, il me semble que cela se résume en des expressions de physionomie ; ainsi p. 55 :

« Ma foi, je me bats parce que je me bats, répondit Porthos en rougissant.

« Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lèvres du Gascon.

« Je vois Porthos rougir, je vois le sourire de d’Artagnan et le coup d’œil d’Athos. Pendant un dialogue insignifiant je ne vois rien ; puis, si les personnages expriment des passions ou agissent, je verrai un sourire, une expression de colère, de fureur, un mouvement, et tout cela sans que le sourcil qui se fronce, la bouche qui rit, ou le bras qui se lève aient rien de bien individuel. »

On voit donc que l’image de souvenir a, pour employer le mot consacré et si vague, plus d’intensité que l’image d’imagination, quand il est possible de les juxtaposer, comme par l’artifice précédent, et lorsqu’on les aperçoit du même coup d’œil mental.

Mais si cette conclusion est incontestable, on peut objecter qu’elle ne vaut que dans les limites très précises où elle a été faite ; c’est une imagination bien mécanique, bien modeste, que celle qui consiste à créer d’après une description de livre. Peut-être n’a-t-on pas le droit de comparer cette imagination de lecteur à celle de l’auteur qui compose le roman pourquoi celle-ci, qui est plus échauffée, n’arriverait-elle pas à plus de puissance dans ses créations[1] ?

J’arrive maintenant aux expériences faites sur mes deux fillettes. Je veux d’abord étudier d’une manière générale l’intensité de leur imagerie mentale, sans tenir compte de l’espèce des images. Nous entrerons ensuite dans le détail.

Pour donner plus de précision à leurs appréciations (je ne dis pas : plus d’exactitude), je leur ai recommandé d’attribuer à chaque image une cote, de 0 à 20, le 0 représentant une image de l’intensité la plus faible, le 20 correspondant à l’intensité de la sensation réelle. Cette convention a été acceptée sans résistance, ainsi que je m’y attendais ; les enfants font moins de réserves que les adultes. Mes fillettes commencèrent par me décrire ce qu’elles se représentaient ; d’ordinaire, c’est seulement quand la description était terminée, ce qui avait permis à l’image d’atteindre son plein développement, qu’elles donnaient une cote. J’ai remarqué que ce chiffre était donné sans hésitation appréciable, et sans expression de doute sur son exactitude. Il est arrivé quelquefois que le sujet a dit 7 ou 8, mais c’était bien rare ; généralement, on donnait un seul chiffre, et on s’y tenait. Pourquoi cette sécurité ? Comment Marguerite, par exemple, n’était-elle pas choquée du contraste entre la précision du chiffre et le caractère bien vague de ce que ce chiffre avait pour but de noter ? Je ne sais. C’était peut-être tout simplement de l’obéissance passive ; j’avais prescrit une méthode, me dira-t-on, et on la suivait, sans en prendre la responsabilité.

Si, sans faire de distinction entre la nature des images, on regarde l’ensemble des cotes, on trouve que celles d’Armande sont dans l’ensemble très inférieures à celles de Marguerite. Les premières oscillent autour de 5 et dépassent rarement 10 ; les secondes oscillent autour de 15, et atteignent souvent 20, le maximum. C’est là ce que j’ai constaté dans une première épreuve, faite en novembre 1900 sur une cinquantaine de mots.

Du reste, ce ne sont pas seulement les chiffres de la cote qui diffèrent ; mais la différence existe aussi dans les expressions de langage ; Marguerite exprime bien plus souvent qu’Armande la satisfaction de se représenter réellement ce qu’elle pense. Examinons à ce point de vue l’ensemble de leurs réponses.

Armaude ne cesse de répéter : « C’est vague, c’est brouillé, je me représente mal. » Très souvent aussi elle dit : « J’y pense, mais je n’ai pas d’image. » Cette absence d’image ne se présente pas seulement pour des idées abstraites, mais aussi pour des objets familiers, pour des personnes qu’elle connaît et qu’on lui nomme ; elle dit dans ce cas : « Je pense à elles, mais je ne me les représente pas ; » et en effet, elle n’ajoute aucun détail, ne dit pas si les personnes sont de face ou de profil, ce qu’elles font, comment elles sont habillées. D’autre fois, enfin, elle dit qu’elle se représente assez bien. Lorsqu’elle n’a pas d’image, elle refuse de donner une cote quelconque ; lorsqu’elle a une image vague, brouillée, sa cote habituelle est 5 ; enfin si elle dit qu’elle se représente assez bien, sa cote s’élève à 9 ou 10 ; elle a une fois atteint 12, son maximum. La rapidité de ses réponses, toujours moins grande que celle de Marguerite, n’est point en rapport avec la netteté de ses images ; il y a des images qu’elle trouve très nettes, qu’elle commence à expliquer au bout de 8″ seulement, tandis que des cotes sans images lui viennent au bout de 4″ : il aurait sans doute fallu régler autrement la vitesse de ses réponses pour trouver une relation — que du reste je ne cherchais pas — entre le temps qu’elle met à répondre et l’intensité de l’image qu’elle évoque. Mais en revanche, il apparaît bien nettement que toute image à laquelle elle donne une cote élevée est riche en détails, tandis que les images à cote faible ne contiennent que des détails sommaires.

Marguerite a aussi, mais bien plus rarement que sa sœur, des représentations sans image ; dans ce cas, elle refuse de donner une cote. Un certain nombre de fois, elle prétend qu’elle se représente mal, que ce n’est pas net, qu’elle n’est pas en train ; sa description est pauvre en détail ; la cote va de 3 à 10. Le plus habituellement elle répond qu’elle se représente très bien, que c’est très net, que c’est comme si elle voyait. Son affirmation est précise et rapide et, d’elle-même, le plus souvent, elle donne beaucoup de détails. Sa cote habituelle, dans ce cas, est de 18 à 20 ; souvent elle donne 20. On voit, par les renseignements que je viens de donner, que ces cotes ne sont pas aussi arbitraires qu’on pourrait le croire ; elles sont en relation avec l’abondance de la description de l’image, abondance que nous pouvons vérifier nous-même. J’ajoute que Marguerite est un esprit calme et posé, qui n’a jamais montré de tendance à l’exagération. Toutes ces raisons peuvent être invoquées en faveur de l’expérience.

Pour faire une nouvelle vérification, j’ai recommencé l’épreuve après dix mois d’intervalle, dans lesquels je n’avais pas parlé aux deux sœurs de leurs images mentales ; en août 1901, je leur ai lu encore une cinquantaine de mots, en les priant de décrire leurs images, puis d’en coter l’intensité. Les résultats ont été identiques aux précédents ; les cotes d’Armande vont habituellement de 5 à 10, et celles de Marguerite vont souvent à 18 et atteignent souvent 20.

Malgré toutes les raisons que je viens de donner, j’avoue franchement que cette dernière cote m’embarrasse beaucoup. Pauvre visuel, me représentant avec un vague désespérant les choses auxquelles je pense et qui ne se précisent que grâce à ma parole intérieure, je suis incapable de comprendre comment on peut dire d’une représentation mentale évoquée les yeux ouverts, et par le seul effort de la volonté, qu’elle égale la sensation en intensité. Et cependant, je suis bien obligé d’admettre ce que je ne comprends pas, car tout récemment encore j’ai étudié minutieusement des personnes adultes dignes de foi, bien capables de s’observer, et qui avaient la même aptitude que Marguerite à se représenter les objets comme elles les voyaient, et qui en outre cotaient 20 leurs images. « Cela ne peut pas être plus net, » me disait l’une de ces personnes.

Nous pouvons donc résumer tout ce qui précède en adoptant cette conclusion, qui n’exprime en somme qu’une réserve de prudence : le pouvoir d’imagination créatrice n’implique pas nécessairement une grande intensité des images mentales dans les domaines autres que celui de l’imagination créatrice.

Examinons maintenant si l’intensité des images varie d’après leur nature de souvenirs ou d’actes d’imagination.

Je commence par Marguerite. En cherchant à grouper ses images d’après leurs cotes, et aussi d’après leurs autres qualités, on trouve à faire trois groupes bien distincts :

1o Le groupe où la cote est de 20, ou rarement inférieure, et très peu inférieure ;

2o Le groupe où la cote va de 10 à 15 ;

3o Le groupe où la cote va de 3 à 6.

1o Le groupe des cotes de 20 comprend seulement des souvenirs. Ce sont des souvenirs de personnes, ou d’objets, ou de sites, par conséquent des souvenirs de choses matérielles ; ce sont des souvenirs dont les objets sont bien connus de Marguerite ; enfin, et cette condition est la plus importante de toutes, ce sont des souvenirs récents, parfois datant seulement de quelques minutes. Toutes ces conditions se trouvent réalisées d’elles-mêmes quand le mot que je prononce devant Marguerite est le nom d’une personne qu’elle voit fréquemment[2]. D’autres mots sont des termes généraux, que Marguerite individualise de suite ; ainsi, pour chien, elle se représente aussitôt et uniquement notre chien ; pour misère, elle se représente dans la misère une paysanne que nous connaissons et voyons très souvent. Tous ces souvenirs ont le double caractère d’être tout récents, et de se rapporter à des personnes bien connues. La cote qui leur est donnée est le plus souvent de 20. Exemple « Un chien ? — R. 20. J’ai pensé à Friquet (notre chien). — D. Comment te l’es-tu représenté ? — R. Comme je l’ai vu en entrant, couché au soleil. » — « Mour ? — R. 10. Quand il sortait, comme nous l’avons vu la dernière fois, il était de face, il sortait de sa maison. » « Luc ?… — R. Ah ! ben, comme je viens de la voir, assise sur un banc de pierre, lisant son journal. Oh ! 20. » Souvenir récent, objet familier, ce sont deux motifs pour que l’image soit bien nette. Même netteté pour des souvenirs de paysage vus récemment. Exemple : « La caverne des brigands (site de la Forêt de Fontainebleau, visité 2 jours auparavant). — R. Très net, 20. » Même netteté encore pour les images d’objets présents. « Épingle. — R. Ah ! ben oui, mon épingle à chapeau. Très net. 20. La grise, la plus noire. » – « Boucle d’oreille. — R. Je pense aux miennes. Oh ! 20. Je les vois très bien. J’ai pensé en même temps à celles d’une femme qui était hier près de moi, sur le banc. »

Ainsi, voilà un premier groupe d’images qui sont toutes des souvenirs récents et bien connus, et qui presque toutes ont reçu la cote 20. Ce sont du reste les seules qui ont mérité une cote aussi élevée. Pour donner une idée de la régularité de cette distribution, je reproduis la cote de tous les souvenirs de cette catégorie : 18–20–20–20–20–18–20–18 ou 17–20–20–20–17.

2o Le deuxième groupe, pour lequel la cote va de 10 à 15, est aussi composé de souvenirs concrets ; il comprend des endroits et des personnes connus ; mais ce ne sont pas des souvenirs récents ; les personnes n’ont pas été vues la veille, les lieux n’ont pas été visités dans l’année. C’est très nettement le recul du souvenir dans le passé qui en affaiblit la vivacité. La loi opère avec une régularité curieuse. Exemple : « Paris ? — R. Oh ! ben la place Saint-Germain-des-Prés, près de l’École. 15. » La cote est plus faible que pour le souvenir de la caverne des Brigands. Marguerite n’a pas vu la place Saint-Germain-des-Prés depuis environ 2 mois. — « Bi… (personne bien connue) ? — R. 15. Je me la représente dans la cuisine, comme la dernière fois à Paris, elle était en corsage rosé, jupe marron qui ressemblait aux nôtres, je l’ai vue de profil. » La cote est 15 ; Marguerite n’a pas vu la personne en question depuis 2 mois. Autre exemple, encore plus frappant. Il s’agit de Marie, autre personne que Marguerite n’a pas vue depuis 4 mois. « Marie ? — R. Oui. Je vois Marie de face, le corps un peu de profil. Je ne sais pas en quel endroit. 10. Je ne la vois pas trop bien. » Dernier exemple. « Une fête ? — R. Fête de S…, pas celle de cette année. Celle de l’année dernière. 10 ou 11. » Le nombre de ces souvenirs plus anciens n’est pas grand, parce que Marguerite a une tendance à évoquer surtout les souvenirs les plus récents.

3o Le troisième groupe, celui des images faibles, est plus pauvrement représenté encore. Il comprend des souvenirs de lecture, de récits entendus, et des représentations imaginaires qui sont restées très vagues. Je donnerai des exemples de ces trois genres de représentations. Souvenir de récit : « Un cheval échappé ? — R. Ah ! ben, c’est d’après le récit que Luc… m’avait fait d’un cheval échappé à Meudon, 3 ou 4. Je ne peux pas bien me le représenter. » Souvenir de lecture : « Modestie ? — R. Oh ! j’ai pensé à une petite fille dans un conte de fées, qui s’appelait Modeste. — D. Combien ? — R. Oh ! 5. » Représentation imaginaire : « Une petite fille cueillant des coquelicots ? — R. C’est que je ne me représente pas du tout ça. Oh ! 4. Ce que je me le représente mal ! » « Une tempête de grêle ? — R. 5 ou 6. Je ne me représente pas trop bien. »

Il est impossible de ne pas remarquer que la vivacité de l’idéation chez Marguerite est soumise à une loi d’une régularité parfaite ; c’est presque schématique ; l’esprit de Marguerite fonctionne comme un appareil enregistreur bien réglé, en effet ; l’intensité de l’image qu’elle évoque est presque toujours inversement proportionnelle à son ancienneté ; tout se passe comme si ses images étaient des lumières que la perception allume et qui perdent progressivement de leur éclat, à mesure que le temps s’écoule, jusqu’au moment où elles finissent par s’éteindre. Cet enlacement régulier des images paraît du reste un fait très naturel et très logique ; on comprend que l’évolution se produise ainsi, quand aucune cause extérieure ne vient ni la troubler ni la compliquer. Ce sont les irrégularités qu’il faudrait expliquer, et non la régularité. Ajoutons, pour ceux qui craindraient de la suggestion, que la forme de l’expérience ne conduisait pas à ce résultat, nous ne nous doutions pas de ce résultat, et c’est bien longtemps après avoir terminé l’expérience que nous avons constaté l’existence chez Marguerite d’un effacement des images, si rigoureusement en fonction du temps. Remarquons aussi que, chez elle, les images fictives sont plus faibles que les images de souvenir.

Étudions maintenant la vivacité de l’idéation d’Armande. Nous ne trouvons pas dans son imagerie une relation constante entre l’intensité des images et leur date de souvenir, soit que ce rapport soit, objectivement, moins marqué et moins constant chez Armande, soit que celle-ci le juge moins exactement. J’ai essayé de retrouver dans ses réponses les trois catégories que j’avais établies dans les réponses de Marguerite, en me guidant d’après les cotes des images. La première catégorie, on s’en souvient, est celle des souvenirs tout à fait récents ; la seconde, celle des souvenirs un peu plus anciens ; la troisième, celle des souvenirs de lecture et de récit, et des images fictives et abstraites. Je ne trouve point chez Armande qu’il existe une différence bien nette entre les trois catégories ; la date du souvenir n’influe pas sur la vivacité de son image. Voici les chiffres des cotes :

1re  Catégorie. Souvenirs récents. 2.6.7.4.5.5.8.12.7.

2e  Catégorie. Souvenirs non récents. 4.1.5.5.0.8.3.9.9. 2.4.10.10.6.

3e  Catégorie. Souvenirs de lecture, de récit, images abstraites, images fictives. 3.2.1.4.4.

Je vais citer quelques exemples. Voici des images de la 1re  catégorie, des souvenirs tout récents et familiers. « M.M ? (un voisin que nous voyons très souvent) — R. 2. Je me le suis représenté en plusieurs tableaux successifs, très rapidement. » Une cote 2 pour un souvenir aussi récent est assez bizarre. « Luc ? (personne avec qui nous demeurons) — R. 6. Je la vois de profil, je ne la vois pas dans une occupation particulière. » « La caverne des Brigands ? (site visité quelques jours auparavant.) — R. Je vois l’entrée, un trou noir, 5. » — « Jon ? (un ami qui nous a rendu visite quelques jours avant) — R. Je me souviens, quand il est venu ici, que tu avais fait sa photographie. 8. »

Voyons maintenant des souvenirs plus anciens,

« Paris (qu’on a quitté depuis deux mois) ? — R. Oh ! je me représente Paris, comme quand nous venons de S…; ce va-et-vient paraît singulier quand on est resté longtemps sans le voir, 9. » Ainsi cette cote d’un souvenir ancien déjà est plus élevée que celle d’un ami qu’on a vu quelques jours avant. Dernier exemple. « Napoléon ? — R. J’ai vu le Bois de Boulogne, au champ de course, nous avions essayé de nettoyer un sou pour le rendre brillant. Assez net, 9. »

Je cite, pour terminer, deux images fictives ; elles sont très faibles toutes deux. « Une petite fille cueillant des coquelicots ? — R. Je ne vois cela qu’en gravure, ça change continuellement. 3. » « Une tempête de grêle ? — R. 1. Oh ! ça, c’est très vague. Une journée qu’il grêlait. »

Il n’y a pas arbitraire absolu dans la cote de ces images ; les images de fantaisie, les souvenirs de lecture sont certainement plus faibles que les images de souvenirs de la vie réelle ; mais, pour ceux-ci, je ne trouve point comme chez Marguerite, une proportion entre l’éclat du souvenir et sa nouveauté. Il n’y a rien de régulier. La régularité manque souvent dans la psychologie d’Armande, et il est fort difficile d’expliquer pourquoi.


II

Dans le paragraphe précédent, nous sommes restés sur l’impression d’ensemble que donnent les images. Nous devons maintenant chercher à en faire l’analyse, et par conséquent nous demanderons à nos sujets de nous donner une description de tout ce que l’image contient.

À ce propos, nous allons étudier les points suivants :

1o  Coexistence de l’image et de la réflexion ;

2o  Caractère analytique de l’image ;

3o  Défaut de précision de l’image ;

4o  Images latentes.


Coexistence de l’image et de la réflexion

Marguerite n’éprouve point d’hésitation à faire la description de son image, parce qu’elle peut, à ce qu’elle assure, décrire l’image tout en la gardant devant la conscience ; elle peut à la fois contempler l’image et faire des réflexions. Ainsi, elle se représente son déjeuner ; elle visualise un bol bleu, et elle se rend compte que les fleurs du bol sont d’un bleu plus foncé que le fond. D’autres fois, cependant, la réflexion ne vient qu’après la fuite de l’image ; et peut-être est-ce de cette manière que les phénomènes d’idéation se produisent d’ordinaire ; l’image, puis les réflexions, puis l’image, et ainsi de suite en consécution rapide. Par exemple, je dis à Marguerite le mot : côtelette. Au bout de 3”, elle répond : « J’ai d’abord entrevu la chair un peu rouge, avec des morceaux de gras blancs… ça, c’était tellement vite… Je ne me suis même pas dit qu’il y avait des morceaux de gras blanc. Je ne me suis rien dit en les voyant. » La description verbale, avec sa précision toujours si remarquable, s’est donc produite bien après l’image.

Cette succession est de règle chez Armande, dont les images sont bien plus faibles. Armande m’a donné de curieux détails sur les relations de l’image et de la pensée.

Je transcris quelques mots d’une conversation sur des images : « Il faut que je n’aie plus rien à penser, pour que j’aie des images. — D. Développe un peu cette idée que les images et les idées s’excluent. — R. Elles sont séparées les unes des autres et ne viennent jamais ensemble. Je n’ai jamais d’images quand un mot me suggère un très grand nombre de pensées. Il faut que j’attende un certain moment. Lorsque sur ce mot j’ai épuisé toutes les pensées, alors les images me viennent, et si les pensées recommencent, l’image s’efface, et alternativement. Les images, j’en ai beaucoup moins, mais elles durent beaucoup plus longtemps que les pensées. »

Outre la difficulté très spéciale qu’elle éprouve à décrire ses images, Armande explique encore que les images sont extrêmement nombreuses, quelques-unes tout à fait insignifiantes, et qu’elles sont pour la plupart frappées d’amnésie, quand elles ont disparu.

Je transcris le passage suivant : il est curieux comme analyse exécutée par une fillette de quatorze ans.

« Je crois que j’ai des multitudes d’images chaque fois ; seulement elles sont tellement vagues, et me laissent si peu le temps d’y penser que je les oublie aussitôt. D’habitude, je ne dis que les images dont je me souviens. Il y en a une multitude d’autres qui sont très vagues, et mêlées aux réflexions. — D. Que te rappelles-tu le mieux, les réflexions ou les images ? — R. Je me rappelle mieux les réflexions, car je me parle, je formule les mots, tandis que, pour les images, il n’est pas possible que je m’en souvienne beaucoup. Quelquefois, elles ont l’air de venir ensemble, et je ne puis les séparer. Quand je cherche une image, il y en a beaucoup qui s’en vont avant que j’en aie trouvé une.

« Les images qui restent sont celles dont je me suis aperçue, que j’ai vues quand elles sont venues. Les autres, je n’en ai pas conscience ; je ne les vois qu’après qu’elles sont parties, quand c’est fini. Au moment même, je ne m’aperçois pas que je les ai. »

Je fus un peu sceptique, quand je recueillis ces réponses ; mais plus tard j’ai pu me convaincre qu’Armande a bien raison. J’admets qu’il existe une sorte d’antagonisme entre l’image et la réflexion, surtout quand l’image est bien intense, car, d’une part, Galton et d’autres ont constaté que les images sont plus belles chez les femmes et les enfants que chez les adultes les plus cultivés, qui excellent dans la réflexion, comme si la réflexion développée leur nuisait ; et, d’autre part, nous voyons que c’est surtout pendant les états mentaux où la réflexion est suspendue, comme la rêverie et aussi le rêve, que les plus belles images prennent leur essor. Autre confirmation : Marguerite me dit spontanément, au cours d’une expérience, que l’image qui se présente toute seule est beaucoup plus vive que celle que l’on cherche. Armande m’apprend également que si elle a des images pendant qu’elle écoute une phrase avec l’intention de se faire des images, elles sont moins vives que les images qui viennent d’elles-mêmes, en écoutant une phrase sans aucun souci d’imagerie. Semblablement, dans un tout autre genre d’expériences, M. C…, psychologue professionnel, me disait que les images mentales qui lui viennent pendant la lecture d’un roman sont bien plus vives lorsqu’elles ne sont pas dictées directement par le texte. Il est donc très vraisemblable que ces deux modes d’activité psychologique, l’imagerie et la réflexion, sont essentiellement différents et antagonistes.

Une autre observation d’Armande est à retenir : on se rappelle mieux les réflexions que les images. Je puis citer à l’appui une observation personnelle. J’ai des images mentales assez vives si je m’étends sur un canapé dans une pièce silencieuse ; j’ai alors une série de rêveries ; au bout de quelque temps, je reviens à moi, c’est-à-dire à l’état de réflexion, je ne me rappelle presque aucune des images que je viens de contempler, si ce n’est la dernière ; pour fixer dans ma mémoire une des images, il faut que je la prenne comme objet d’une réflexion.


Caractère analytique de l’image.

D’après de longues et minutieuses questions que j’ai posées à Marguerite, un des caractères de l’image visuelle, comparée à la vision, est d’être une analyse. C’est moi qui emploie le mot, non la fillette ; mais c’est bien son idée que ce mot exprime. Je donne quelques exemples. Dans une expérience, elle pense à la blanchisseuse, et, sur ma demande, elle dit, décrivant cette image : « Si j’avais vu la blanchisseuse en nature, je crois que j’aurais distingué comment elle était habillée, ce qui l’entourait, ce qu’elle faisait ; je n’aurais pas vu qu’elle. Je n’ai vu que sa tête, je crois ; si j’ai vu sa personne entière, je l’ai vue tout à fait imparfaitement. » — Une autre fois, elle se représente un coin de cour, et comme je lui demande quelle différence avec la réalité, elle dit : « La réalité, j’aurais vu des choses que je n’ai pas vues ; des pierres sur la route, un tas de choses comme ça. » — Dernier exemple. Dans l’épreuve qui consiste à écrire des séries de 20 mots, elle écrit une fois des mots comme cristallin, guidon. Je l’interroge, et elle m’apprend qu’elle s’est représenté, pour cristallin, l’œil de notre chien, et pour guidon, le guidon de sa bicyclette. Elle a très peu visualisé le reste, par exemple la tête du chien ; et pour la bicyclette, elle n’a vu ni la selle ni la roue de derrière. Je lui demande encore les différences avec une vision réelle, et elle répond, non sans quelque embarras : « Si je voyais la bicyclette, je ne verrais pas qu’un guidon, je verrais tout. C’est la même chose pour notre chien ; s’il était sous mes yeux, j’aurais vu le corps tout entier, et j’aurais eu l’idée de mettre (dans la série de mots qu’elle écrit) autre chose que l’œil, par exemple les poils, le nez, la langue. » En résumé, il n’y a que l’élément dont on a besoin qui devient saillant dans l’image, ou, si l’on préfère cette autre manière de parler, l’image ne contient que quelques éléments nets, et ce sont les seuls qui fixent l’attention. Conséquemment, les portions marginales de l’image sont vagues.

Le contour extérieur de l’image, ce qui la limite, ne peut pas être défini comme forme. C’est Armande qui m’en fait spontanément la remarque ; on ne peut pas dire — ce sont ses expressions, — si le tableau mental est rond ou carré.


Défaut de précision de l’image.

L’image, en général, est imprécise, et nous verrons tout à l’heure pour quelle raison nous ne nous en apercevons pas. Cette qualité de l’imprécision varie beaucoup, évidemment, suivant les cas. Certaines images seraient, quoiqu’on ait soutenu le contraire, dessinables.

Ainsi, Marguerite, priée de penser à sa sœur, se représente son nom ; elle voit le nom écrit, elle voit que c’est écrit en caractères cursifs, un peu droit, elle peut reproduire l’A, elle le trace et se trouve contente de son dessin, qui représente un A majuscule un peu spécial ; elle hésite seulement sur un point, elle ne sait pas si la barre transversale de l’A dépassait de peu ou beaucoup les deux lignes montante et descendante. Si cette image est assez précise, il en est d’autres dont l’indétermination est poussée à un degré extrême, ce que montre du reste la description qu’on nous en fait. Je dis à Marguerite caravane. Elle répond : « Il y a toujours quelque chose d’indistinct avant. Je vois une rangée ; c’est mon imagination, ça ne peut pas s’appliquer à quelque chose que j’ai vu. Puis, j’ai vu distinctement après un tableau du Louvre, représentant une caravane avec des chameaux, et ce que j’ai mieux vu c’est un Arabe qui était perché dessus (sur un chameau). » On remarquera combien doit être vague une image à laquelle convient cette description singulière : « Je vois une rangée. » Aussi, Marguerite, priée de coter, dit que cette image ne compte pas, et lui donne la note 1 ou 2. Il y a vraisemblablement beaucoup d’images de ce genre, presque indistinctes, auxquelles nous ne prêtons pas d’attention, et qui sont comme la poussière de l’imagerie. Armande en fournit un autre exemple, tout aussi topique ; je lui cite le nom de notre chien, Friquet, et elle a une réponse assez longue, que je ne reproduis pas, dans laquelle elle dit qu’elle a eu « une lueur de Friquet ». Laissons ces images tellement indistinctes qu’elles sont inexpressibles pour la parole, et venons-en à des images mieux développées, et pour ainsi dire plus intellectuelles, que le sujet décrit comme si c’était un tableau. Si, au lieu de lui laisser prendre l’initiative de la description, on lui pose des questions, si on lui demande des renseignements sur tel objet qui figure dans son image, alors, très souvent, mes fillettes répondent : « Je ne sais pas. »

Cette réponse m’est donnée pour les parties les plus importantes de l’image.

Marguerite se représente M. M…, personne qui lui est bien connue : « II était un peu de profil, il avait son teint jaunâtre. » — D. Avait-il un chapeau ? — R. Je ne sais pas s’il avait un chapeau ou non. »

Armande se représente un chien, elle ne sait pas si elle a vu la tête ou s’il n’en avait pas. Une autre fois, elle se représente Mme A…, assise sur son canapé ; je demande quel est le costume de Mme A…, s’il était blanc ou noir ; elle répond qu’elle ne peut pas dire, elle ignore la couleur du costume et sa forme. Mais quand je lui demande si du moins Mme A… est habillée, alors elle se récrie, elle est certaine que Mme A… est habillée. Une des preuves les plus curieuses que l’on puisse citer de cette imprécision de l’image est la suivante : Plusieurs fois mes sujets m’ont dit qu’ils ne savaient pas au juste s’ils se représentaient la personne vivante ou une photographie de cette personne. De même pour les tableaux. Je prie Marguerite de se représenter la statue de Carnot ; elle se représente bien la femme allégorique assise au piédestal et admire encore une fois la beauté de son attitude (que je lui avais fait remarquer autrefois), mais elle ignore si c’est la vue réelle qu’elle se représente ou une carte postale avec une vue de la statue. Combien il faut que l’image soit vague pour permettre une pareille indécision !

Remarquons bien que si nous réussissons à recueillir toutes ces imprécisions de l’image, c’est parce que nous demandons à notre sujet de nous décrire l’image dans la forme où celle-ci a fait son apparition, sans rien y ajouter. En effet, s’il était permis au visualisateur de retoucher son œuvre, il préciserait ce qui est vague, il mettrait un chapeau à M. M…, ou dessinerait son crâne avec soin, il définirait par raisonnement ou par appel à la mémoire le costume de Mme A…, ce serait une image travaillée, raccommodée, redessinée, repeinte.

Dans une de ses réponses, Marguerite me paraît avoir trouvé la vraie raison pour laquelle nous ne nous apercevons pas du défaut de précision de nos images. Je viens de lui dire le mot : les instruments, en lui demandant les images que ce mot a évoquées ; sa réponse est embarrassée ; elle ne s’attendait pas à cette question ; « j’ai pensé aux instruments avec lesquels tu piquais (esthésiomètres), puis j’ai pensé qu’il y avait des instruments de chirurgie. J’ai vu des choses noires, c’était assez embrouillé, des choses assez indistinctes, noires, et je savais que c’étaient des instruments… — D. Plutôt que tu ne le voyais ? — R. Oh ! oui, parce que ça n’avait pas beaucoup de formes. » Voilà la vraie raison ; on se contente d’une image imprécise parce qu’on sait ce qu’elle représente.

Images latentes.

Il faut toujours faire bon accueil aux faits qui sont en opposition avec nos théories. Tout ce que nous avons décrit jusqu’ici tend à une même conclusion : la dépréciation de l’imagerie en général, et de l’imagerie visuelle en particulier. C’est une raison de plus pour je n’omette pas un certain nombre de faits que j’ai recueillis autrefois, dans des recherches déjà mentionnées sur des images de lecture. Ces recherches ont montré que nous avons, en lisant, des images bien plus précises que nous le supposons. Ce sont des images de position, de mise en scène. En lisant une description qui nous intéresse, par exemple dans un roman d’aventures, nous situons les acteurs les uns par rapport aux autres, et nous faisons une plantation du décor ; tout cela se fait sans idée arrêtée, sans intention ; et ensuite, lorsqu’on demande au lecteur s’il s’est représenté une mise en scène de roman, il déclare spontanément que non ; il faut lui dessiner un plan de la scène, lui dire que tel personnage vient par le fond, pour qu’aussitôt il prenne conscience de sa mise en scène personnelle, qui est en contradiction avec celle que nous lui indiquons. C’est à peu près de la même manière qu’on révèle parfois à une personne son audition colorée ; à la question : les lettres ont-elles des couleurs ? elle répondra négativement ; mais si on insiste en lui disant : l’a n’est-il pas rouge ? Elle se récrie et déclare qu’il est noir. J’ai fait dessiner par plusieurs personnes un grand nombre de ces mises en scène à demi inconscientes, dont elles avaient commencé par nier l’existence. Je donne la description écrite que m’en a fournie Jacques Passy.

« Questionné sur le point de savoir si en lisant je fais la mise en scène, si je vois la topographie des lieux et la position des personnages, j’ai répondu : non ! sans hésiter. Ce n’est que lorsque M. Binet a insisté sur ce point que j’ai découvert avec un véritable étonnement que j’avais inconsciemment toute cette mise en scène, et cela d’une façon bien positive, car j’y tiens, et, si l’on m’en propose une autre, elle me paraît erronée et presque choquante.

« Quant à la position des personnages, je la vois généralement dans les scènes à deux ; ainsi chez Milady, d’Artagnan est du côté de la porte, elle au fond.

« Au Colombier-Rouge, Athos est près de la porte, elle près de la fenêtre ; d’une façon générale il me semble que la position des personnages est la plus simple possible ; je ne me mets pas en frais ; le dernier venu est près de la porte, et les personnages s’arrangent en général pour faire le moins de chemin possible. Dans une scène à plusieurs, je ne vois pas tous les personnages à la fois mais ceux dont j’ai momentanément besoin.

« Ainsi pendant le duel des mousquetaires avec les gardes du Cardinal, je vois successivement D’Artagnan et Jussac, — Athos, Cahusac et d’Artagnan — enfin Porthos et Bicarat.

« Quant à ma propre position, elle n’est pas invariable ; je me déplace avec les acteurs suivant les besoins du récit.

« Ainsi pendant la scène du Colombier-Rouge j’arrive avec les mousquetaires et trouve l’auberge à droite ; je lui fais face, j’entre et reste en bas regardant les trois amis autour du tuyau de poêle ; puis, le Cardinal reparti avec son escorte, je monte avec Athos et trouve Milady en face de moi ; je la vois partir vers la gauche du papier, je me retourne, suis le galop d’Athos ; arrivé à hauteur des autres, je les lâche pour rejoindre le Cardinal, et au bout d’un instant je trouve Athos en face de moi.

« J’ai essayé également de dessiner le lieu où se passe l’exécution de Milady ; il m’est arrivé alors une chose assez curieuse : la position de la maison par rapport à la rivière pendant le jugement et celle des personnages par rapport à la rivière pendant l’exécution étaient contradictoires ; il me semblait que les personnages avaient dû traverser la rivière dans l’intervalle. J’ai relu le passage sans en tirer aucun éclaircissement ; deux explications sont possibles ; ou bien j’ai eu en lisant un vertige de direction, comme j’en ai parfois dans la vie réelle. Ou, plus simplement, comme j’ai lu deux fois le roman, j’ai eu deux représentations différentes qui se sont brouillées. »

L’exemple précédent, auquel je pourrais en ajouter bien d’autres, mais ce n’est pas nécessaire, montre bien l’importance de ces constructions d’images relatives à la position des objets. Je dis : images. Il s’agit bien en effet de choses vues, d’images visuelles, et non de langage intérieur. Il peut donc se produire en nous, sans que nous y prêtions grande attention, beaucoup de développements imaginatifs et c’est là tout simplement ce que je voulais démontrer.


CONCLUSIONS ET HYPOTHÈSES


Dire que l’image mentale est vague, c’est faire une constatation qui à première vue paraît banale, et qui à la réflexion paraît équivoque ; qu’est-ce en effet que le vague ? Est-ce l’indéterminé ? Alors, en quoi consiste l’indétermination ? Sans nous perdre dans la spéculation a priori, revenons un moment aux faits d’observation très simples que nous venons de recueillir. Il y a, dans les réponses de nos sujets, deux traits qui m’ont frappé ; le premier n’est peut-être qu’une forme de langage ; j’ai remarqué que mes sujets ne décrivent pas l’image en elle-même, mais plutôt leur perception de l’image ; ils emploient les mots j’ai vu ou je n’ai pas vu. Ainsi, ils ne diront pas, décrivant l’image mentale d’une prairie : dans ce champ, il n’y a pas de coquelicots, mais bien : je n’ai pas vu de coquelicots. En second lieu, et ce deuxième fait a une signification probablement plus précise que le premier, ils répondent très souvent : je ne sais pas. Ce je ne sais pas revient si fréquemment qu’il finit par paraître naturel ; il est cependant curieux, car il révèle une ignorance de la personne relativement à l’objet de sa pensée ; que signifie cette expression de doute ? Elle montre que le sujet prend l’attitude de perception. Une chose, en elle-même, n’est pas douteuse ; elle est comme ceci ou comme cela. Prenez un dessin, une esquisse, qu’y a-t-il de douteux dans les traits ? Ils sont ce qu’ils sont ; ils n’ont rien d’informe ; le doute est en nous, il est mental, il provient d’un équilibre entre des pensées contraires, ou d’un état particulier d’émotion[3]. Lorsque, par conséquent, le sujet refuse de répondre à une question capitale relativement à son image — par exemple ce chien qu’il visualise avait-il une tête ou non ? — le doute vient du spectateur, qui se rend mal compte de l’image et la perçoit mal. Celle-ci ne contenait pas d’éléments suffisants pour permettre une interprétation dans laquelle on aurait confiance. Si bien réellement, comme je l’ai montré, nous pouvons avoir des doutes sur tel ou tel détail contenu dans une de nos images, et si ces doutes viennent de ce que nous les interprétons, il s’ensuit très logiquement que de temps en temps nos interprétations peuvent être fausses : il est possible que nous nous trompions sur la signification d’une image. Sans doute, ces erreurs doivent être rares. Le sujet représenté par l’image, nous le connaissons d’avance quand il s’agit d’idéation volontaire ; et par conséquent nous avons toute facilité d’interpréter exactement ce que nous visualisons ; il en serait tout autrement, à ce que je suppose, si l’image, au lieu de répondre à l’appel de son nom, venait d’elle-même se présenter, comme un inconnu qu’il faudrait dévisager et reconnaître ; alors il serait possible qu’on se trompât sur l’identité de ses images. C’est ce que j’ai vu autrefois chez des hystériques à qui je donnais des images visuelles en excitant certaines régions insensibles de leur corps ; la sensation tactile n’était pas sentie, mais continuait à provoquer les images visuelles appropriées, et celles-ci, apparaissant dans la conscience sans être précédées d’une pensée volontaire, étaient souvent l’objet d’une erreur d’interprétation. Ainsi, quand j’agitais plusieurs fois le doigt d’une main anesthésique (en dehors de la vue de la malade) celle-ci croyait voir des colonnes en mouvement ; une piqûre sur la peau insensible donnait lieu à l’image d’un point brillant, et ainsi de suite. Ces exemples étaient du reste assez rares ; quand on mettait un objet dans la main anesthésique, en général le sujet recevait l’idée exacte de l’objet.

Enfin, je ferai remarquer que notre conclusion relative à l’indétermination des images, telle que nous l’avons définie, est contraire à cette opinion, vraiment surannée aujourd’hui, qui admet que l’introspection est infaillible parce qu’elle est un mode direct de connaissance.


  1. En réalité, je dois dire que dans l’enquête que j’ai faite avec Jacques Passy sur l’imagination créatrice, nous n’avons jamais rencontré d’artiste nous ayant dit qu’il avait l’hallucination de ses personnages. On a souvent cité les quelques mots que Flaubert a écrits à Taine sur la manière dont l’affectaient les personnages de son roman, et sur le goût d’encre qu’il a éprouvé en décrivant l’empoisonnement de Mme Bovary. Cela est fort pittoresque ; mais Daudet et Goncourt, deux amis intimes de Flaubert, qui l’ont bien connu, nous ont assuré, chacun séparément, qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre la parole de Flaubert ; c’était un grand enfant ; de la meilleure foi du monde, il se contredisait à chaque instant. (Année Psych., I, p. 96).
  2. On a soutenu que l’image mentale d’un objet familier est souvent confuse. Ce n’est pas exact pour Marguerite. On a fait trop souvent la description des images mentales sans tenir compte des types individuels.
  3. Dans un curieux passage de sa psychologie, Rabier déclare impossibles des formes d’idéation que nous venons de décrire. « Tout ce qui est, dit-il, est déterminé, dans la pensée non moins que dans la nature. L’indéterminé, suivant une parole célèbre de Hegel, est égal au néant, dans la pensée comme dans la nature » (Psychologie, p. 308.) — Et, en note, le même auteur ajoute : « Il importe de distinguer l’indéterminé de l’inachevé. Un dessin ébauché est indéterminé par rapport au dessin achevé ; mais pris en soi et hors de toute comparaison, il est aussi déterminé que le dessin achevé lui-même. Car il n’y a en lui rien de vague, rien d’uniforme, puisque, aussi bien que le dessin achevé, il est fait de traits absolument arrêtés et précis. — Ainsi de toutes choses. »