L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 8

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Schleicher Frères & Cie (p. 135-154).


CHAPITRE VIII

La pensée abstraite et ses images.


Dans un précédent chapitre, nous avons étudié les relations de la pensée et de l’image sans nous préoccuper de savoir si cette pensée était abstraite ou concrète ; en réalité, nous avons donné plusieurs exemples de pensée abstraite. Mais comme la question de savoir en quoi consiste la pensée abstraite et de quelles images on se sert quand on généralise, est une question très importante pour la psychologie, nous allons y revenir en détail, et y consacrer un chapitre particulier ; de tout ce qui précède, nous conservons seulement la conclusion que d’ordinaire la pensée est plus riche que l’image, et que parfois la nature des images n’est pas adéquate à la nature de la pensée. Nous sommes donc déjà inclinés à admettre que la relation entre la pensée abstraite et les images ne doit pas être bien serrée.

Sans souci des théories, faisons l’analyse des documents.

En les feuilletant, nous rencontrons un certain nombre d’exemples de pensées générales et abstraites ; analysons-les.

Compréhension des mots.

Nous avons vu précédemment qu’on peut comprendre le sens d’un mot sans rien se représenter, c’est-à-dire sans avoir aucune image. Nous avons présenté ce phénomène comme une des étapes de l’idéation, dans les expériences de suggestion d’idée par des mots ; c’est la seconde étape ; la première est l’audition du mot ; la troisième est l’effort pour avoir une image et la quatrième et dernière est l’image ou la pensée précise. Mais il est arrivé souvent que le phénomène de l’idéation s’est arrêté en chemin et n’a pas dépassé la deuxième étape, et que le sujet s’est borné à comprendre le sens du mot. Cet arrêt de l’idéation s’est produit très nettement dans deux expériences : d’abord, lorsque je disais moi-même le mot ; mon sujet qui m’écoutait s’efforçait de trouver une image et d’appliquer le mot à un objet ; mais quelquefois ce travail n’aboutissait pas, l’image n’était pas trouvée ; il y avait eu cependant, dans ce cas, quelque chose de plus que la compréhension du mot ; on avait pu faire choix d’un objet auquel le mot était appliqué. Dans une autre circonstance, où l’arrêt de l’idéation était plus net, le sujet écrivait et par conséquent inventait lui-même les mots ; mais n’allant pas jusqu’au bout de sa pensée, il ne se représentait aucune image en relation avec le mot écrit ; si même une image survenait, il la négligeait, il coupait court à son développement en passant à un autre mot ; et la plupart du temps, il ne faisait aucun effort pour appliquer le mot à un objet. Je donne la description précédente d’après beaucoup de remarques qui m’ont été communiquées par les deux fillettes. Je transcris un dialogue échangé avec Armande, qui est un esprit d’élection pour ces études, car chez elle ce genre de mots est tout à fait fréquent.

J’ai écrit scrupuleusement le texte du dialogue que j’ai échangé avec elle, pour être absolument certain de ne pas la suggestionner. Sur ma demande, elle écrit d’abord 12 mots ; je l’arrête et je l’interroge rapidement ; je constate que, sur ces 12 mots, il n’y en a eu que 3 qui n’ont pas eu de représentation précise, particulière. Voici tout ce qu’elle peut dire sur ces mots ; elle est très embarrassée. « Je ne sais pas à quoi j’ai pensé ; ça m’est venu, comme un autre mot, c’est le premier qui s’est présenté à mon esprit ; je l’ai pris alors, et j’ai passé à la recherche d’un autre mot, ce qui m’a empêché de me le représenter. » Comme le souvenir s’efface vite, je prie Armande de recommencer à écrire des séries de mots ; cette fois, la série contient 7 ou 8 mots qui ne sont pas particularisés. Voici ce qu’elle en dit : « Dans ces mots que j’écris presque inconsciemment, l’image ne vient qu’après que le mot est écrit ; elle vient, s’il y en a une, et, dans ce cas, elle est très vague, et elle est souvent effacée par la recherche du mot suivant. Quelquefois, pour ne pas perdre de temps, j’écarte moi-même l’image et je tâche de penser à autre chose. — D. Si tu ne l’écartais pas ? — R. J’aurais une image plus vive. » Telles sont textuellement les expressions dont Armande s’est servie. En résumé, il est possible, — et c’est là le fait psychologique intéressant — que dans certaines conditions l’esprit se borne à comprendre le sens des mots et que les phénomènes d’idéation qui se surajoutent à cette compréhension du sens des mots, recherche de l’application à un objet, et formation de l’image, soient accessoires, atténuées, ou même manquent tout à fait ; dans ce dernier cas, l’état de conscience se bornerait à l’intelligence d’une signification.

Il reste à savoir comment nous devons interpréter cette sorte d’idéation écourtée ; à ce propos, j’ai commis une erreur dans laquelle je suis resté pendant toute une année, quand je faisais mes expériences dans les écoles ; voulant savoir au juste à quoi l’enfant avait pensé, je lui posais une question maladroite. Si j’avais par exemple prononcé le mot chapeau, je demandais, précisant une suggestion dangereuse : « À quel chapeau avez-vous pensé ? Avez-vous pensé à un chapeau en général, ou à un chapeau particulier ? » J’admettais implicitement que ce qui n’est pas particulier est général, et vice versa, comme M. Jourdain qui admettait que ce qui n’est pas prose est vers, et que ce qui n’est pas vers est prose. Les dilemmes sont de terribles machines à suggestion. Mes sujets les acceptaient de confiance, avec la docilité habituelle des enfants d’école et ils ne trouvaient rien de mieux pour exprimer ce qu’ils avaient pensé que de dire : « J’ai pensé à chapeau en général, » ou encore : « j’ai pensé à n’importe quel chapeau. » C’était la réponse la moins fausse qu’ils pouvaient me faire. Elle n’a du reste aucune valeur, puisqu’elle a été suggérée. Armande, que j’ai interrogée sur ce point délicat, m’a fait une réponse très claire : « C’est mal dit en général : je cherche à me représenter un de tous ces objets que le mot rassemble, mais je ne m’en représente aucun. »

Nous retrouvons ce genre d’idées très fréquemment dans le test de la recherche des 20 mots.

Toutes les fois qu’on hâte l’expérience des 20 mots, en forçant le sujet à aller plus vite, le nombre de ces mots que je viens de définir augmente. J’ai cité plus haut l’expérience que j’ai faite sur mes deux fillettes ; en pressant leur allure, on les oblige à réduire le nombre de mots à sens individuel, et on augmente le nombre de mots à signification pseudo-générale. J’ai répété cette expérience dans les écoles avec les mêmes résultats ; et du reste cette expérience n’a rien d’artificiel ; elle reproduit simplement en y ajoutant quelque précision ce fait familier à tout le monde qu’il nous faut un certain temps pour réaliser le sens des mots et que lorsque nous parcourons vivement un livre ou écoutons distraitement une personne, nous n’avons que des idées vagues.

Je sais bien qu’on tend à admettre aujourd’hui[1] que l’abstraction n’est pas toujours une fonction d’élaboration exigeant des opérations multiples, que l’abstraction peut avoir lieu sous une forme rudimentaire et animale, et qu’il existe ce que Ribot a proposé d’appeler des « abstraits inférieurs ». Néanmoins, il me semble que même ces abstraits inférieurs doivent être plus élevés en dignité que des idées concrètes ; et c’est pour cette raison qu’il me paraît difficile de voir de l’abstraction dans de simples avortements de pensée. Si l’on devait appeler générales ou abstraites les idées naissant dans les conditions hâtives que nous avons indiquées, et si on devait leur donner ce nom simplement parce qu’elles n’ont pas une individualité précise, il faudrait en conclure qu’il suffirait de penser vite pour penser du général ; en un mot toute circonstance qui diminue le travail intellectuel, et détourne l’attention des phénomènes serait favorable à la généralisation. Je crois être plus près de la vérité, en admettant que ce sont là des pensées indéterminées, des pensées arrêtées dans leur développement, restées embryonnaires.


Imagerie provoquée par un terme abstrait ou général.


Dans mes expériences de suggestion d’idées par des mots, il m’est arrivé souvent d’employer des mots abstraits ou généraux ; je vais rechercher quels sont les phénomènes d’idéation que ce genre de mots a donnés à mes deux fillettes. C’est une étude pour laquelle nous avons eu un illustre devancier, Ribot. Par une recherche expérimentale faite sur 103 personnes, Ribot a voulu analyser ce que nous avons dans l’esprit lorsqu’on prononce devant nous un terme général, dont nous comprenons le sens. « Je vais prononcer plusieurs mots, disait l’expérimentateur ; je vous prie de me dire immédiatement et sans réflexion, si ce mot n’évoque rien dans votre esprit, ou s’il évoque quelque chose, et quoi[2] ? » Les mots prononcés formaient une série de 14, dont je cite les suivants : chien, animal, couleur, forme, justice, bonté, cause, force, infini ; etc.

Les représentations conscientes que l’audition de termes abstraits, jointe au désir de répondre quelque chose, a suscitées dans l’esprit de ces 103 personnes, ont été réparties en trois catégories ; et révèlent trois types mentaux différents, qui sont 1o le type auditif ; 2o le type visuel typographique ; 3o le type concret.

Le type auditif est celui des personnes qui, après l’audition du mot répondent, qu’elles ne se représentent rien ; elles comprennent du moins le sens du mot, elles ont aussi très probablement des pensées en mots, des discours intérieurs ; mais elles n’ont aucune image sensible, et c’est pour cette absence d’image qu’elles donnent leur réponse. Le type visuel typographique est celui qui se représente le mot écrit, comme s’il le lisait. Le type concret est double, général ou individuel ; cela ressort des exemples que Ribot cite ; il existe des personnes qui se représentent une image générale, indéterminée, ou quelque chose d’analogue ; par exemple pour forme, un peintre se représente un bloc rond, une épaule élégante de femme, tandis qu’une autre personne nomme une personne belle[3] ; dans ce dernier cas, c’est bien une image individuelle.

Après ce court rappel de l’étude de Ribot, je vais exposer les réponses que j’ai obtenues de mes fillettes. D’ordinaire, les termes abstraits et généraux les embarrassent beaucoup ; elles se plaignent de ne pas savoir qu’en faire, elles ont incontestablement plus de peine et mettent plus de temps à convertir ces mots en images. Les réponses qui nous sont données peuvent être groupées de la manière suivante :

1o Aucune image ;

2o Image visuelle typographique ;

3o Image particulière ;

4o Image générale.

1o Aucune image. — Le sujet, quoique sollicité à plusieurs reprises, répond toujours qu’il ne peut rien se représenter. C’est la réponse rien, qui d’après Ribot est présente, en si faible proportion que ce soit, dans les réponses de toutes les personnes. Il ne faut pas, je crois, prendre ce rien au pied de la lettre ; il signifie simplement « aucune image ». Mais l’imagerie n’est pas toute l’idéation, comme on a trop souvent une tendance à l’admettre implicitement, et comme les sujets de Ribot, j’ignore pourquoi, l’ont compris ; Ribot leur demandait ce que tel mot évoquait en eux ; et cette demande comprenait non seulement les images, mais les pensées ; la personne qui, après l’audition d’un terme abstrait n’a pas réussi à se former une image a néanmoins compris le sens du mot ; elle peut avoir eu des idées plus ou moins vagues relatives au sens de ce mot, ou s’être tenu un discours intérieur. De plus, il arrive assez souvent que le mot entendu continue, comme son, à retentir dans la mémoire.

2o Une image visuelle typographique. — Nos sujets nous en ont donné plusieurs exemples. Je n’insiste pas, si ce n’est pour remarquer que ces images sont souvent teintes de couleurs d’audition colorée, et que parfois elles se présentent combinées à d’autres images.

3o Image particulière. — C’est assez fréquent ; Marguerite à qui je dis : chien, se représente notre chien.

4o Une représentation générale. — Le dernier cas est le plus intéressant de tous, à cause de sa portée philosophique ; car il y a longtemps qu’on discute sur la question de savoir si on peut se former une image générale. Des auteurs ont soutenu qu’il y a là une impossibilité psychologique. Selon notre habitude, nous citerons d’abord, et avec abondance, les réponses de nos sujets ; ensuite, nous discuterons les théories.

Je commence par Armande. Je lui dis les mots suivants : L’hiver à M…. C’est un genre de pensée que je lui emprunte car elle affectionne ces idées un peu vagues ; et il y environ un an, elle a écrit parmi les 10 souvenirs demandés dans un test : « Je me rappelle l’hiver à M… »

Malheureusement cette proposition a été écrite sans que je lui demande de l’analyser. Voici maintenant sa réponse (10 juin 1902). « Je me représente le rez-de-chaussée, la salle à manger (de la maison de M…), le jardin couvert de neige, et la lueur blanchâtre qui éclaire les pièces. — D. Tu es là dedans ? — R. Ah ! non, j’ai vu l’appartement vide. — D. Ça se rapporte à un souvenir spécial ? — R. Un souvenir en général. — D. Comment sais-tu que ce n’est pas tel jour ? — R. Parce qu’il n’y a rien de particulier, dans cette scène-là, il n’y a rien de différent entre ce que j’aurais pu voir la veille ou le lendemain. — D. C’est volontairement que tu as pensé à un jour anonyme ? — R. Non, ce n’est pas volontaire. L’image s’est présentée tout d’un coup, je ne m’y attendais pas. — D. Dans l’état d’esprit où tu étais, tu aurais pu avoir une image d’un jour particulier ? — R. Je ne crois pas, parce que j’avais à me représenter tout l’ensemble de l’hiver ; alors, je ne devais pas me représenter un jour particulier ; et puis le mot hiver m’avait donné l’idée de neige ; alors tout le jardin était rempli de neige. »

Est-ce là une représentation générale ? Elle l’a été, certes, d’intention, puisque Armande nous dit qu’elle « avait à se représenter tout l’ensemble de l’hiver » ; elle a donc préparé, aiguillé ce genre d’image, et ce n’est pas par hasard qu’une image générale s’est formée, elle était cherchée. Mais en quoi cette image était-elle générale ? Elle ne l’est pas en ce qui concerne le lieu de la scène, qui est tout particulier ; elle l’est en ce qui concerne la date où ce lieu est représenté ; l’idée est générale, relativement au temps.

La réponse de Marguerite à la même question est un peu différente : « J’ai pensé d’abord à une photographie que nous avons, qui représente le jardin couvert de neige. Puis j’ai vu la neige qui tombe… en général… ce n’était pas très net… — D. Qu’entends-tu par en général ? — R. Ce n’est pas un jour que j’ai remarqué. J’ai en outre l’image de M. P… (un voisin) qui revenait du train… il n’avait pas de parapluie, il était tout blanc de neige par devant. Il y avait du vent qui soufflait de par là. — D. Quelle est la vision la plus nette des deux ? — R. Oh ! M. P… ! 16 à 18, tandis que l’autre, 3 ou 4[4]. — D. À quoi t’aperçois-tu que l’une est un souvenir et que l’autre n’en est pas un ? D’abord dis-moi, t’attends-tu à une vision générale, puis à une vision particulière ? — R. Je ne sais pas reconnaître si c’est volontaire ou involontaire… Je ne me suis pas dit d’avance : je vais faire une pensée générale. D. Alors quand elle se produit, à quoi reconnais-tu qu’elle est générale ou particulière ? — R. L’image de la neige est générale, parce qu’il n’y a rien qui correspond, qui se rattache, et qui donne une idée précise. »

La représentation générale de Marguerite est moins nette, dit-elle, qu’une représentation particulière ; elle n’est pas cherchée, et sur ce point elle diffère de celle d’Armande, quoique ce ne soit pas certain ; reste la question de savoir pourquoi cette image est générale ; il semblerait que c’est parce que cette image est capable de représenter n’importe quel jour, ou tous les jours de l’hiver, car elle ne renferme pas de détails particuliers à un jour spécial.

Je dis : Les statues. Marguerite répond : « Je crois que j’ai vu une statue quelconque. Non, c’était une statue de la Vénus de Milo, mais pas la nôtre. (Dans notre salon, il y a une Vénus de Milo de couleur grise). — D. Pourquoi pas la nôtre ? — R. Parce qu’elle n’avait pas la même couleur. Elle était blanche, vague. Ensuite, j’ai pensé à une autre qui est un peu jaunâtre. C’est celle de Mme La… (une amie). — D. Bien ! Voilà donc une image-souvenir (celle de Mme La…) précédée par une autre image qui n’est pas un souvenir. Pourrais-tu dire la différence entre ces deux images ? — R. Non, je ne pourrais pas. — D. Laquelle est la plus nette ? — R. La deuxième (celle de Mme La…) sûrement. — D. Tu pourrais coter ? — R. La 2e , 12 ou 13, l’autre 7 ou 8. — D. À quoi reconnais-tu l’une pour un souvenir, et l’autre pour ne pas en être un ? — R. Parce qu’en pensant à la seconde j’ai pensé aussi à ce qui l’entourait. Peut-être j’ai entrevu Mme La… et sa fille. Mais je ne suis pas sûre. — D. Dans la première image, il n’y avait rien autour de la statue ? — R. C’était un brouillard, voilà. »

Cette image de la statue est générale parce qu’elle n’est point entourée d’un décor qui la spécialise, et aussi parce qu’elle n’a pas une couleur qui la fasse reconnaître comme étant telle ou telle. Ainsi, elle renferme en elle-même des caractères négatifs. Maintenant, est-ce aussi parce qu’elle est attribuée par un acte de l’esprit à l’ensemble des statues qu’elle est générale ? Non, cela ne semble pas exact. Cette image générale est venue là fortuitement, entourée d’images particulières ; c’est donc un hasard d’idéation qui l’a fait naître ; elle doit surtout à son absence de détermination d’être considérée comme générale.

Autre question à Marguerite : Un cheval ? « J’ai vu n’importe quel cheval qui avait l’air de s’en aller avenue Jacqueminot. Il était brun. C’était n’importe quel cheval. Il n’était pas harnaché, en tout cas. Il semble qu’il y avait quelqu’un à côté. — D. Comment le voyais-tu ? — R. Je le voyais de dos, comme si j’étais plus haute que lui. — D. Pourquoi dis-tu n’importe quel cheval ? — R. C’est pour la même raison que tout à l’heure. Ce n’est pas un cheval que je connaisse. Comme je sais comment sont faits les chevaux, je puis très bien m’en représenter un. »

Dans cet exemple, l’image reste générale ; cependant, elle contient beaucoup de déterminations, le cheval est brun, il n’est pas harnaché, il monte l’avenue Jacqueminot. Malgré ces déterminations, l’image reste générale, c’est n’importe quel cheval, ce qui veut dire tout simplement que l’image n’est pas un souvenir particulier.

Voilà les faits. Nous les interpréterons dans un instant.


Imagerie provoquée par des noms désignant des personnes ou des objets particuliers


C’est par comparaison avec la série précédente, où nous avons étudié l’imagerie produite par des noms généraux, que nous allons chercher ce qui se passe lorsque la pensée se spécialise sur une personne ou sur un objet. On s’attend sans doute à un contraste, mais il est moins grand qu’on ne pourrait le croire. Le plus souvent, quand les deux fillettes sont bien disposées, elles ont une image précise de la personne qu’on leur nomme, et cette image vient assez facilement ; mais il n’en est pas toujours ainsi. Si on classe les réponses assez variées qu’on obtient en répétant un très grand nombre de fois l’expérience, on trouve que cette classification, la proportion des réponses étant mise à part, ne diffère point de celle que nous avons faite pour les idées générales. Ainsi, parmi les différentes réponses, nous signalerons :

1o L’absence d’images. On pense à la personne et on n’arrive pas à la voir. Le sujet répond rien, exactement comme dans l’enquête de Ribot sur les idées générales ;

2o  L’image visuelle typographique. On pense à une personne, par exemple, et on voit son nom écrit ;

3o  L’image particulière de la personne ;

4o  Une représentation générale.

Ceci nous prouve déjà combien l’image est peu importante, et comme on aurait tort de s’en servir pour distinguer la pensée abstraite de la pensée concrète.

Entrant dans le détail, je passe sur l’absence d’images et sur l’image visuelle typographique, qui ne présentent ici rien de spécial ; je m’arrêterai un moment sur l’image particulière, puis sur l’image générale.

L’image particulière. C’est le plus souvent une série d’images particulières, qui se présentent ensemble ou successivement, et dans lesquelles la personne ou l’objet figure avec des poses diverses et dans des décors différents. Ici se présente un problème assez intéressant. Les psychologues se sont demandé en quoi consiste l’image mentale d’une personne que nous connaissons familièrement, et pour laquelle notre esprit a emmagasiné un grand nombre de perceptions différentes. On a fait surtout une étude théorique de cette question, on s’est demandé ce qui devait être, plutôt que de rechercher tout simplement ce qui est.

Partant de ce principe, qu’un objet perçu un grand nombre de fois laisse comme résidu toute une série d’images particulières, individuelles, on a admis que ces images doivent se combiner entre elles et fournir une image unique, qui serait quelque chose comme une moyenne des images particulières.

L’idée de cette combinaison, qui est toute gratuite, car personne n’a pu l’observer, appartient à Huxley, qui a donné une forme très originale à son hypothèse en comparant la formation des idées générales à ces photographies composites que Galton a obtenues en superposant sur une même plaque les images de plusieurs objets un peu analogues, par exemple plusieurs médailles différentes de la même effigie, les frères et sœurs d’une même famille, ou plusieurs malades atteints de la même affection. Ces photographies sont un peu floues, surtout sur les contours, et on ignore si elles sont bien réellement des moyennes, ou si au contraire la dernière ou la première image posée ne prend pas une importance illégitime dans l’aspect d’ensemble. C’est ce qu’a soutenu dernièrement Nadar. L’explication de Huxley fut d’abord acceptée avec faveur, généralisée sans retenue, et finalement elle a été réduite par Ribot à un rôle plus modeste, consistant à expliquer tout simplement ce que cet auteur appelle les abstraits inférieurs.

Voulant savoir ce qui en était, j’ai demandé à mes deux sujets, qui n’ont jamais entendu parler d’images composites, de se représenter des personnes connues que je leur nommais. Je n’ai point rencontré chez elles d’images dans lesquelles se marquerait avec évidence la combinaison de plusieurs perceptions différentes. Voici comment les images se sont comportées. Si mon sujet pense à une personne et continue pendant quelque temps à fixer son attention sur cette personne, il se produit une, puis deux, puis trois images de cette personne, parfois même un plus grand nombre ; dans certains cas, la succession de ces images est lente, et on peut bien s’en rendre compte ; quelquefois aussi, c’est très rapide, c’est comme un tourbillon. Ainsi quoique la personne soit une, l’idéation n’arrive pas, par coordination ou autrement, à réaliser ce caractère d’unité. Les images restent distinctes les unes des autres ; ce sont des visions séparées par des pensées. C’est ce que nous expliquerons plus loin par des exemples.

Parmi ces images, il en est de deux espèces : les unes sont datées, elles ont surtout le caractère de souvenirs ; tout se passe comme s’il s’agissait d’un objet qu’on aurait perçu ; les autres sont plus sobres en détail, elles ne sont pas datées, elles ne sont pas rapportées à une perception particulière.

Étudions les premières images. Je cite à Marguerite le nom d’Armande, sa sœur, qui vit à côté d’elle et qu’elle voit continuellement. S’il doit se faire une totalisation d’images, c’est bien pour une personne aussi connue. Il n’en est rien. Marguerite répond : « J’ai vu le mot Armande, cela ne me disait rien du tout. Puis je l’ai entrevue auprès de son piano, puis j’ai vu son nom écrit en bleu pâle ou plutôt, ça avait une teinte bleue, mais en regardant de près les lettres étaient un peu noires. » Je dis à Marguerite le nom de Mme L…, paysanne qu’elle connaît bien. Elle répond : « Je la vois sur une photographie. Puis je la vois ensuite avec sa marmotte, comme nous l’avons vue la dernière fois. » Le nom de sa grand’mère donne lieu à la même succession de portraits indépendants : « Je l’ai vue sur la photographie, en noir, sur le banc. Puis je l’ai encore vue avec sa robe de chambre violette et blanche. »

À Armande je demande de se représenter M… : « Je me représente une photographie — et puis ensuite M… dans le petit salon, hier soir, non, ce matin, c’est quand elle est descendue. » Le nom de Mme L… la vieille paysanne lui donne deux images successives : « Je me représente 2 images, l’une vient, puis l’autre. L’une est au carrefour de la Fourche (en forêt), où nous l’avons vue ; l’autre est à la croix (à l’embranchement des deux routes), où elle nous a parlé. — D. Quelle est la couleur de cette image ? — R. À la Fourche, c’était assez vert, et il y avait une route d’un jaune blanc, un peu ensoleillé. La croix, je peux moins donner de détails dessus. — D. Elle remuait, la mère L… ? — Oh ! tout le temps, elle allait de la croix à la Fourche. » C’est ou une métamorphose ou une substitution rapide.

Marguerite, dans un cas analogue, m’a dit qu’elle voyait bien distinctement les deux images à côté l’une de l’autre. Je lui dis le nom d’une ancienne domestique de la famille, Clo. Elle répond : « Je la vois de deux manières, d’abord avec son petit chapeau noir, et puis avec son petit tablier et nu-tête. Je remarque surtout ses pommettes, un peu saillantes, ses yeux enfoncés et son teint un peu jaune. — D. C’est successif ? — R. J’en ai vu un seul (portrait), puis le second est venu et le premier n’est pas parti. — D. Cela veut dire que tu voyais deux Clo ? — R. Oui, il me semble bien ; il y en avait une au-dessus de l’autre ; je ne les voyais que jusqu’aux genoux. Celle qui avait le chapeau était en dessus. » J’ai souvent demandé aux deux sœurs si ces images peuvent se fusionner en une seule ; elles répondent toujours non, et Armande ajoute que les images sont trop différentes pour se fondre.

J’ai encore interrogé longuement Marguerite sur le mode de formation des images, les unes par rapport aux autres. Je discerne un grand nombre de procédés : d’après l’un, le plus simple, ce sont des images bien séparées qui se suivent et se chassent, s’excluent ; elles n’ont aucun rapport les unes avec les autres ; d’après un second procédé, une première image est continuée par une seconde ; ainsi, on se représente un commencent de chemin, puis on continue le chemin, on en poursuit la visualisation ; y a-t-il un autre procédé ? J’interroge Marguerite : « — D. Tel détail vu d’abord devient-il plus net ? — R. C’est fini pour lui ; les choses s’ajoutent, mais lui n’a pas bougé. — D. On verrait, par exemple, une surface indistincte, grise ou verte puis là dessus, peu à peu, des détails plus précis ? — R. Oh ! c’est sûrement pas ça. Il s’ajoute des choses nouvelles, mais ce qu’on a vu avant ne bouge pas. »

L’observation de deux sujets ne suffit pas pour nier la possibilité des images composites ; elle suffira toutefois pour faire naître un doute, d’autant plus que l’admission de ces images composites est une simple hypothèse qui n’a jamais été démontrée. Il est donc à souhaiter que d’autres auteurs cherchent à faire des observations sur ce point ; seulement je récuse d’avance les observations qu’on ferait sur des sujets avertis et instruits en psychologie.

Représentation générale. — Il arrive assez souvent que mes deux sujets à qui je nomme une personne bien connue s’en forment une représentation générale. J’emploie ce terme comme étiquette, sans y impliquer une théorie quelconque. Dans une expérience, je cite à Marguerite le nom de M…. Elle répond : « J’ai vu M… de dos, en robe noire, et j’ai gardé volontairement mon image. C’est M… en général, cela. — D. Pourquoi ? — R. Parce que ce n’est pas un moment dont je me souviens. » Exactement même idéation pour B.M… : « Je l’ai vue sur la photographie, en noir, sur le banc. Puis je l’ai vue avec sa robe de chambre violette et blanche. — D. Ce sont des images particulières ou générales ? — R. Celle de la robe violette, je l’ai vue souvent, et je ne peux pas dire le moment qui m’a frappée et que j’ai retenu ». Je cite le nom de Luc, une bonne, et la réponse est assez curieuse : « J’ai vu Luc avec son corsage gris et la figure assez joyeuse ; elle était de trois quarts. Je crois que je l’ai vue une seconde fois quand elle était près de la table, tout à l’heure et baissant la tête en riant. — D. Quelle différence y a-t-il entre ces deux images ? — R. Je vois (2e  image) Luc comme ça, c’est une position qu’elle avait en particulier ; mais quand je la vois comme la première fois, c’est une position que je sais qu’elle prend, seulement que je n’ai pas remarquée en particulier. — D. Dis encore. — R. (avec embarras) Quand je l’ai vue (Luc), qui avait les mains sur la table, c’est une position qui m’est restée ; quand je me la représente ensuite dans cette position-là, c’est une image réelle. La première image, c’est une chose qui se rapporte à une autre chose, qui a presque un sens ; je peux expliquer pourquoi elle (Luc) était comme ça, ce qu’elle faisait. Tandis que la seconde, je ne sais pas à quoi se rattachait la position qu’elle avait. »

Pensée dont l’objet est un ensemble.

Voici une catégorie importante de pensées auxquelles je crois qu’on peut appliquer le qualificatif de générales, parce qu’elles portent sur un ensemble. Je n’en ai jamais rencontré de cette espèce chez Marguerite ; Armande en a fourni plusieurs exemples dans son test sur les 20 mots ; elle m’a en outre appris que dans ses rêveries il lui vient beaucoup de pensées analogues. Elle pense, ai-je dit, à tout un ensemble ; par exemple l’ensemble de la journée, l’ensemble d’un hiver passé à Meudon ; ou le temps écoulé depuis telle époque ; elle a une fois aussi pensé à l’ensemble du règne de Napoléon Ier. J’ai malheureusement négligé de lui demander quelles sont les représentations qui lui viennent pendant qu’elle a ces pensées. Il est probable que ce sont des représentations très vagues. Je crois que dans ce cas nous avons un type excellent de pensée générale ; elle l’est d’intention, elle l’est par la direction même de la pensée, puisqu’au lieu de s’arrêter à un détail on contemple un ensemble. Mais il est juste d’ajouter que cette pensée ne se conforme pas d’une manière précise à la définition de l’idée générale, qui suppose une multiplicité d’éléments identiques.


CONCLUSIONS ET HYPOTHÈSES


En cherchant à adapter les faits qui précèdent à une théorie quelconque, on arrive à des conclusions qui sont en faveur de l’éclectisme. En effet, si nous mettons à part les images génériques de Galton-Huxley, sur l’existence desquelles il faut conserver des doutes, nous rencontrons chez nos sujets de quoi donner raison à tous les systèmes psychologiques qui ont été imaginés et soutenus : le nominalisme sous sa forme la plus tranchée, moyen-âgeuse, le nominalisme mitigé des modernes, le réalisme, et enfin le conceptualisme. La possibilité de systèmes aussi opposés montre en somme que la question des images est moins importante qu’on ne l’a cru pour la formation de la pensée, surtout de la pensée abstraite, et que William James a vu clair, quand il a affirmé qu’on peut penser avec n’importe quelle matière mentale : Thought possible in any kind of mental material[5]. C’est ce que je vais essayer de justifier en quelques mots.

Le nominalisme absolu peut se considérer comme démontré par les réponses où le sujet, quoique comprenant le sens du terme abstrait, ne se représente rien de sensible ; dans ce cas, qui se réalise bien souvent, le mot prend une importance prépondérante, le mot compris, bien entendu.

Nous admettons également le nominalisme mitigé, dans lequel le mot éveille un défilé d’images particulières, ou une image unique, avec le sentiment que d’autres vont suivre. C’est le nominalisme de Taine, par exemple, c’est aussi celui de Fouillée et de bien d’autres.

Il est même possible d’admettre le réalisme, puisque la pensée peut se fixer sur des objets extérieurs pris comme ensemble ; une année, une heure, un règne ; des réserves doivent être faites cependant sur l’application du mot généralisation à des cas de ce genre.

Je parlerai plus longuement du conceptualisme, car c’est surtout à propos de ce système que les plus durs combats ont été livrés ; on sait que Berkeley est l’auteur d’une charge à fond de train contre le conceptualisme ; il a soutenu que nous ne pouvons pas nous représenter un homme en général, parce que l’homme qu’on se représente est toujours grand ou petit, blanc ou jaune ou noir, et ainsi de suite, et que, par conséquent, l’image sensible ne peut pas être générale. L’argument paraît formidable, il n’est que spécieux. Si, au lieu de faire de la logique, Berkeley avait fait des observations psychologiques, il aurait vite remarqué son erreur. Nous avons vu deux circonstances au moins — et il y en a probablement davantage — où une image n’est pas particulière : 1o  l’image est précise, mais notre esprit se sent incapable de l’attribuer à un fait ou objet particulier, parce qu’elle manque d’éléments qui permettent de les particulariser, de la dater, de la rapporter à une perception individuelle ; c’est, par exemple, une image de la Vénus de Milo, qui apparaît sans décor la circonscrivant, qui est quelconque. La signification de l’image est négative.

L’esprit, mis en présence de cette image, peut lui dire : vous ne me rappelez rien de particulier, je ne puis pas vous rattacher à une perception qui aurait lieu tel jour, vous manquez de réalité concrète, vous êtes une image incomplète. C’est donc bien une image abstraite, si par là on entend une image appauvrie des éléments qui permettraient de la particulariser. C’est pour des raisons sensorielles qu’elle est abstraite.

2o  Dans d’autres circonstances, l’image n’est pas précise, et c’est son défaut de précision qui empêche de la rapporter à un événement antérieur, et de la particulariser.

Je crois que nous pouvons nous représenter un homme qui ne serait ni petit, ni grand, ni blanc, ni jaune, ni etc. Chez un de mes sujets, nous avons vu se réaliser spontanément une image, qui a la même imprécision : une dame qui est habillée, mais on ne peut pas dire de son costume s’il est blanc ou noir, clair ou foncé ; c’est bien là un experimentum crucis qui répond au défi de Berkeley.

Tout ceci nous montre qu’une image sensible peut se prêter à un acte de généralisation, quand elle ne contient pas en elle-même une particularisation précise. Je ne pense pas que les images de ce genre sont dues à plus de réflexion, d’élaboration que les images concrètes ; dans un acte d’idéation, elles précèdent plus souvent qu’elles ne suivent les images plus détaillées.

Maintenant, de telles images constituent-elles en elles-mêmes une pensée générale ? Je ne le crois pas ; pour qu’il y ait pensée générale, il faut quelque chose de plus : un acte intellectuel consistant à utiliser l’image. Notre esprit, s’emparant de l’image, lui dit en quelque sorte : puisque tu ne représentes rien en particulier, je vais te faire représenter le tout. Cette attribution de fonction vient de notre esprit, et l’image la reçoit par délégation. En d’autres termes, la pensée du général vient d’une direction de la pensée vers l’ensemble des choses, c’est, pour prendre le mot dans son sens étymologique, une intention de l’esprit.

En fin de compte nous voyons que tous les théoriciens de la généralisation ont eu raison ; s’il existe une âme de vérité dans les systèmes les plus opposés, c’est que les formes d’images dont la pensée se sert pour arriver au général ne sont qu’un accessoire ; la pensée générale n’est expliquée, à proprement parler, ni par le nominalisme, ni par le réalisme, ni par le conceptualisme, mais bien, qu’on me passe ce mot nouveau, par l’intentionisme.


  1. Conférer Rabier, Psychologie, p. 299 ; Ribot, Évolution des idées générales, préface, pp. 27 et seq. ; pp. 5 et seq. ; Titchener, Outlines of psychology, pp. 295 et 303.
  2. Op. cit., p. 131.
  3. Op. cit., p.129.
  4. Ce sont des cotes analogues à celles données dans le précédent chapitre.
  5. Principles of Psychology, I, 265.