L’île de Madagascar/04

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QUATRIÈME PARTIE.[1].

LA FAUNE.

Après avoir considéré une partie des sites de la grande île africaine, la richesse et l’étrangeté de la végétation, on a bien vite le désir de connaître aussi les êtres qui s’agitent et donnent l’animation aux campagnes, aux bois, aux forêts vierges, où l’homme ne parvient à pénétrer qu’après s’être tracé une voie avec le secours de la hache. Le monde des animaux de Madagascar présente un merveilleux intérêt : la faune est remarquable à la fois par ce qui lui manque et par ce qu’elle possède ; — les exemples en seront la preuve.

Les vastes solitudes, les cavernes presque inaccessibles, les forêts immenses et impénétrables de la grande île africaine sont des séjours où les animaux peuvent vivre et multiplier sans être fort exposés aux coups des hommes. Le climat des tropiques, le voisinage du continent africain, des analogies que nous avons aperçues dans la végétation, donneraient à croire que Madagascar est habité par des mammifères appartenant à des types dont il est toujours question lorsqu’il s’agit de l’Afrique ou de l’Asie. Il n’en est rien. Partout dans le monde où le froid n’est point à craindre, les hauts personnages des bois sont les singes ; sur la Grande-Terre, il n’existe aucune espèce de ce groupe. On ne visite pas les pays chauds sans se tenir en défiance des carnassiers : lions, léopards, panthères en Afrique, tigres et panthères en Asie, jaguars et cougouars en Amérique ; à Madagascar, on se promène bien tranquillement au milieu des forêts et dans les lieux les plus solitaires, la certitude est acquise de ne faire la rencontre d’aucun animal dangereux. Au sud de l’Afrique, les chevaux au pelage rayé, le zèbre, le couagga, le dauw, galopent à travers les plaines ou sur les montagnes. En Asie, outre le cheval et l’âne, qu’on ne trouve plus à l’état sauvage, il y a l’hémione ; dans la grande île, on ne voit point de chevaux. Ce qui est plus extraordinaire, c’est l’absence complète des ruminans, car les bœufs, les cerfs et les antilopes, très nombreux en espèces, sont disséminés sur la plus grande partie du globe. Malgré tout, la Grande-Terre est encore passablement peuplée de mammifères.

Si les singes manquent, ils sont remplacés par les makis ou lémurs, gracieux et charmans animaux d’espèces très variées. Par les formes extérieures, les attitudes, le genre de vie, les lémurs ont avec les singes des ressemblances que personne n’hésite à reconnaître, mais les naturalistes constatent entre les uns et les autres des différences très notables. Par l’aspect général de la tête, les makis semblent tenir des carnivores, et ce trait de conformation, déjà saisi par des observateurs assez superficiels, les a fait appeler des singes à museau de renard. Le premier soin du zoologiste est toujours d’examiner les dents ; c’est ici précisément que se montre chez nos lémurs un caractère très particulier : les canines inférieures manquent, ou la place est occupée par des dents minces comme les incisives, serrées les unes contre les autres et couchées en avant. De même que les singes, les makis ont des mains aux quatre membres, mains imparfaites pour la préhension des alimens, vraiment parfaites pour grimper et empoigner les branches des arbres. Les doigts s’élargissent vers le bout, l’index des membres postérieurs est une griffe, les pouces sont énormes chez certaines espèces. Les makis prenant leur repas ont moins de gentillesse que les singes grignotant un fruit tenu dans la main ; ils saisissent directement avec la bouche comme les chiens, ou tiennent l’objet à deux mains à la façon des écureuils. Pour l’agilité, ces animaux sont incomparables ; ils s’élancent en l’air et vont à grande distance retomber sur la branche qui a été visée d’un clin d’œil, peut-être sur une tige qui fléchit sous leur poids ; les bonds, les courses, toutes les évolutions enfin s’exécutent avec une prestesse incroyable. On s’imagine l’effet au milieu d’un bois hanté par quelques troupes de makis ; les sauts prodigieux, les gambades incessantes de ces animaux à physionomie intelligente, toujours en mouvement dès l’instant qu’ils n’ont plus sommeil, font l’étonnement et l’admiration du voyageur. En traversant la grande forêt d’Analamazaotra, les caravanes, d’ordinaire assez bruyantes, qui s’acheminent vers Tananarive ou qui en reviennent, paraissent beaucoup inquiéter les lémuriens ; des cris aigus ou plaintifs se font entendre, la désolation semble être parmi les pauvres créatures, que la présence de l’homme trouble rarement. Malgré un pelage laineux, véritable toison épaisse et douce, les makis sont frileux au suprême degré ; ils s’apprivoisent très bien quand on les prend jeunes, et en fait d’espiègleries ils ne cèdent guère aux singes.

Les lémuriens offrent entre eux une diversité qui a conduit les naturalistes à les classer dans plusieurs genres ; il y en a beaucoup d’espèces à Madagascar, et certainement nous ne les connaissons pas toutes encore : les plus grandes ont de 80 centimètres à 1 mètre de longueur, les plus mignonnes ont la taille d’un rat. Les vrais lémurs, que distinguent un long museau et Une grande queue, aiment les fruits, mais ils croquent parfaitement les petits oiseaux, les lézards, les insectes. Ils ont des habitudes diurnes, tandis que les chirogales, tout bas sur pattes et pourvues de dents hérissées de pointes, craignent le jour et ne prennent leurs ébats qu’au crépuscule et au clair de lune, faisant aussi terrible chasse aux lézards et aux insectes. Au contraire les lémuriens composant le groupe des indris, d’une organisation plus parfaite que les autres, se nourrissent exclusivement de substances végétales[2]. Ceux-ci se dressent volontiers sur les pattes de derrière ; ils ont la tête globuleuse, le museau court comme celui d’un doguin ; chez plusieurs espèces à longue queue, les propithèques, le pelage est nuancé de diverses couleurs d’une façon toute charmante. Ces curieux mammifères sont caractéristiques de la faune de Madagascar ; en dehors de la Grande-Terre, on n’en a observé qu’aux îles Comores. À la vérité, il existe quelques lémuriens en d’autres pays, mais ils n’appartiennent pas aux mêmes genres ; ce sont les nycticèbes aux îles de la Sonde, les loris dans l’Inde et à Ceylan, les galagos en Afrique.

C’est dans la grande île, dans les endroits les plus solidaires de la région du sud-ouest, que vit l’un des plus étranges mammifères, l’aye-aye ou le chiromys. Animal nocturne, doux et craintif, de la taille d’un chat, l’aye-aye a une large tête, avec de gros yeux ronds, comme ceux des hiboux, la queue énorme, les mains des membres antérieurs vraiment extraordinaires, — le doigt du milieu est tout grêle. Au premier abor4, on y verrait une sorte de difformité, mais c’est une merveilleuse adaptation à un genre de vie spécial. L’aye-aye se nourrit de préférence des larves logées dans le tronc ou les branches des arbres ; avec le doigt mince pouvant être introduit dans les fissures, il arrache comme avec un crochet l’insecte qu’il convoite. Au siècle dernier, le voyageur Sonnerat s’était procuré deux individus vivans de ce singulier mammifère, qui longtemps parut aux naturalistes tenir à la fois de l’écureuil, du paresseux et du singe. L’étude attentive a fourni la preuve que, malgré des particularités de conformation des plus remarquables, il se rattache au type des lémuriens. On a eu très rarement l’occasion d’observer l’aye-aye, qui dort tout le jour dans les endroits les mieux cachés ; les Malgaches, connaissant sa retraite, semblent, mus par une crainte superstitieuse, vouloir éviter de prendre l’animal, qui les étonne par l’étrangeté de sa physionomie et de ses mouvemens[3].

Sur la Grande-Terre seule habitent les tenrecs, des mammifères de l’ordre des insectivores qui ressemblent à nos hérissons. Comme ces derniers, ils sont couverts de piquans, mais les dents n’offrent pas les mêmes caractères, la queue manque, le corps ne se roule pas aussi bien en boule, et l’animal, cherchant à se soustraire au danger, place sa tête entre ses pattes. Sept ou huit espèces du groupe des tenrecs ont été découvertes à Madagascar, et l’on a jugé qu’elles devaient être réparties dans plusieurs genres[4]. En effet, les piquans, raides ou flexibles ou mêles à des soies, s’étendent sur tout le corps ou n’en occupent qu’une partie, suivant les espèces. Ces animaux abondent dans certaines localités, et, nous dit Flacourt, « les gens du pays en sont fort friands, tant les rohandrians que les nègres. » S’il fallait s’en rapporter à notre premier historien de la grande île africaine, les tenrecs dorment six mois dans des terriers assez profonds ; des voyageurs modernes croient le fait inexact : ces mammifères, étant nocturnes, restent blottis dans leurs terriers pendant le jour ; de là une erreur possible. Flacourt cite le fanalouk, qu’il prend pour une civette ; c’est encore un animal bien curieux par ses caractères ; dépourvu de piquans, il se rapproche néanmoins des tenrecs ; son pelage est d’un roux uniforme. Les Malgaches mangent le fanalouk, qui est très commun en différentes contrées[5].

Le type des mammifères carnivores n’est représenté à Madagascar que par de petites espèces : une genette, quelques mangoustes, une sorte de chat. La genette, qui dans la patrie du ravenala et des makis s’appelle la fossa, est un assez bel animal, que Flacourt compare à notre blaireau. Ayant le ventre d’un blanc jaunâtre, ainsi que les pattes, il est pour le reste d’une couleur fauve, avec des taches d’un roux brunâtre formant quatre bandes sur le dos. La fossa mange les poules, et les Malgaches mangent la fossa[6]. Les mangoustes, de genres propres à la grande île africaine[7], ressemblent aux civettes et aux genettes qu’on voit dans nos ménageries ; ce sont des mammifères au corps long et mince, au museau effilé, au pelage agréablement nuancé. Fort jolis sans doute, mais très carnassiers, ils font une guerre incessante aux animaux petits ou faibles ; l’un d’eux, dont le pelage est d’un rouge-brun, avec la queue rayée de noir et de blanc, se montre, dit Flacourt, très avide de miel. L’animal Carnivore de Madagascar le plus remarquable par l’association des caractères est le cryptoprocte féroce, un animal très rarement observé, qui habite les bois, où il se cache de façon à n’être pas facilement découvert. Le cryptoprocte a la taille et l’aspect général d’un chat, le pelage roux, une physionomie annonçant les instincts les plus carnassiers ; c’est un félin qui a des pieds comme ceux des ours : la plante entière porte sur le sol ; jusqu’ici on n’en connaît pas d’autre exemple.

Le sanglier à masque, qui est un peu plus laid que notre sanglier d’Europe, représente dans la faune de Madagascar l’ordre des pachydermes. Il a le garrot élevé, la croupe surbaissée, le poil rare ; à côté des défenses, il porte un énorme tubercule soutenu par une proéminence osseuse de la mâchoire ; ainsi le museau est rendu fort large, la figure de l’animal singulière et peu attrayante. Le sanglier à masque est le seul mammifère qu’on rencontre à la fois sur la Grande-Terre et sur le continent africain ; cette unique exception étonne les naturalistes[8]. Maintenant si nous ajoutons que dans la grande île africaine on trouve des chauves-souris, quelques musareignes, un écureuil grisâtre, qui élit domicile dans les troncs d’arbres creux, on aura l’idée de l’ensemble des mammifères observés à Madagascar. Nulle part dans le monde assurément, même sur une étendue de pays beaucoup plus considérable, on ne voit une réunion d’espèces aussi différentes de celles qui existent en d’autres contrées.

Les animaux domestiques, qui constituent la principale richesse des Malgaches, ont été introduits à des époques plus ou moins anciennes. On ne sait rien de précis à ce sujet ; l’étude attentive des races permettra peut-être un jour de remonter à la provenance ; — que le résultat soit atteint, une nouvelle source d’information sur l’origine des peuples de la grande île africaine aura été découverte. Les bœufs sont en abondance à Madagascar ; tous les voyageurs parlent de la beauté des troupeaux qu’on voit dans certaines contrées. Il y a aussi des bœufs sauvages qui s’accommodent parfaitement de la liberté ; mais on n’en saurait douter, les bandes errantes se sont formées d’individus échappés à la domesticité. Le bœuf de Madagascar se distingue par la présence d’une bosse ou plutôt d’une loupe graisseuse sur le dos ; on le reconnaît pour être le zébu, qui est très répandu dans les parties méridionales de l’Asie. Les moutons se font remarquer par le volume de la queue, qui est chargée d’une masse de graisse ; c’est une particularité ordinaire chez les moutons d’Afrique. Les chèvres sont très communes dans le pays, des sangliers revenus à la vie sauvage après avoir été les hôtes d’une bauge habitent les bois et ravagent les plantations. Les premiers Européens qui ont visité la Grande-Terre ont trouvé le chien chez les Malgaches ; « il y a quantité de chiens, » dit Flacourt, tous de petite taille, ils ont le museau effilé, les oreilles courtes, le poil d’un renard ; — personne encore ne s’est occupé de cette race pour la comparer aux races connues des autres pays.

Lorsque sur une île on observe les mammifères, on est bien assuré que ces animaux ne sont pas venus de terres éloignées, s’ils n’ont pas été amenés par les hommes, très certain aussi qu’en aucun cas ils n’ont émigré. Pour les oiseaux, c’est tout différent, du moins pour les espèces voyageuses, qui franchissent presque sans peine d’immenses espaces. À côté des oiseaux demeurant toujours attachés au pays natal, on ne sera donc point étonné de voir en grand nombre des espèces qui volontiers traversent les mers et bâtissent leurs nids sur une foule d’îles et sur plusieurs continens. Mouettes, hirondelles de mer, pétrels, frégates, paille-en-queue, fous, albatros, visitent continuellement la Grande-Terre, les uns, coureurs ordinaires de la Mer du Sud, les autres, amis plus ou moins fidèles des rivages de l’Afrique ou de l’Europe. En effet, l’hirondelle de mer, découverte sur la Caspienne par le célèbre zoologiste Pallas, souvent observée en Europe, et l’espèce de la Mer-Rouge, se montrent à Madagascar en même temps qu’une espèce de l’Océanie[9], que le drome de l’Océan indien, reconnaissable à son grand bec, que le stercoraire des régions australes. Le fou pêcheur, l’albatros au bec vert, le pétrel de l’Atlantique, la frégate mignonne, font aussi des apparitions sur la grande île, principalement sur les côtes méridionales. Aux mêmes lieux, on voit les oiseaux dont la queue présente deux pennes minces semblables à des fils, les paille-en-queue, comme les appellent les marins, les phaëtons des naturalistes. Une espèce à filets rouges parcourt la zone torride tout entière ; une autre à filets blancs et à bec jaune semble ne pas s’éloigner de la Grande-Terre, et surtout des îles Mascareignes.

Notre petit grèbe d’Europe se baigne jusque dans les eaux du lac de Tananarive, et rencontre une espèce de son genre qui est particulière au pays. On le sait, les canards ne redoutent pas les grands voyages ; ceux qui habitent le continent africain viennent volontiers s’établir dans la grande île. Sur les rivières et les lacs, c’est un charmant spectacle, par un beau jour, de voir s’ébattre une foule de ces oiseaux au plumage brillant et varié. Une grosse espèce d’un noir verdâtre à reflets métalliques bronzés et violets, ayant la tête et le cou blancs marqués de taches d’un noir violacé, fait les délices des habitans ; — elle est commune à Sainte-Marie, aux environs de Tamatave, de Foulepointe, d’Andouvourante ; de plus petites espèces encore mieux parées ne sont pas beaucoup moins répandues. Parmi ces palmipèdes, dont les premiers parens vivaient sans doute dans d’autres parages, on distingue une jolie sarcelle qui n’a pas été observée ailleurs que sur la Grande-Terre[10] ; elle offre un délicieux mélange de teintes brunes, fauves, ferrugineuses et ardoisées, sur une portion blanche des plumes des ailes une sorte de miroir bronzé tout chatoyant, il ne faut pas encore quitter les bords des lacs et des rivières, car le contemplateur de la nature aperçoit encore divers oiseaux bien connus sous d’autres climats et plusieurs espèces vraiment indigènes. Notre vulgaire poule d’eau d’Europe, la marouette de nos étangs, estimée des chasseurs et des gourmets, se montrent, ainsi que la grande foulque à crête d’Afrique. Dans les marais court une superbe poule sultane. Son magnifique plumage bleu, sa plaque rouge sur la tête, ses pieds de la couleur du corail, garnis d’une touffe blanche, la font reconnaître de loin au milieu des herbes : c’est la poule sultane de Madagascar, qui habite également Maurice et l’Afrique ; mais on découvre des ralles, — ceux-ci sont des espèces particulières à la grande île, — puis des jacanas, oiseaux du type des ralles et des poules d’eau, montés sur des échasses, ayant de longs doigts grêles, les ailes armées d’un éperon. Ils courent sur les herbes avec une étonnante prestesse, et il y en a de deux sortes : une espèce commune sur presque tout le continent africain, une espèce reconnaissable à sa nuque blanche, qui paraît n’exister que sur la Grande-Terre.

On pense si les hérons se plaisent dans ce pays si bien arrosé ; ceux d’Europe, le héron cendré, le héron pourpré, l’aigrette blanche, le bihoreau à manteau noir, viennent manger les poissons et les mollusques des lacs Rassouabé et Imasoa ou même du lac Tasy dans la province d’Imerina, et se rencontrent avec des espèces africaines ou des espèces qui paraissent ne jamais sortir de l’île. L’ibis sacré des Égyptiens, du reste assez commun dans une grande partie de l’Afrique, vit par troupes à Madagascar ainsi que l’ibis vert d’Europe. L’ibis huppé est particulier à la Grande-Terre[11] ; c’est le faisan dont parle Flacourt, un bel oiseau des bois, d’un roux vif, avec le bec et les pattes jaunes, le front vert, portant sur la tête, comme un panache rejeté en arrière, une longue touffe de plumes mi-partie blanches et vertes. Un petit courlis, bien connu des colons de Maurice et du cap de Bonne-Espérance, se promène sur les rivages de la mer et dans les endroits marécageux, ainsi que notre petit courlis d’Europe, que la bécassine du Cap au plumage délicieusement nuancé et qu’une bécassine vraiment indigène[12]. On remarque les pluviers, l’un est également propre au pays, les autres des voyageurs venus du continent africain.

Les gallinacés sont des oiseaux lourds qui ne s’aventurent pas volontiers sur la mer ; aussi dans le nombre ne verrons-nous pas, comme parmi les précédens, les étrangers mêlés aux indigènes. Les pintades abondent dans les bois, — l’espèce est voisine de celle d’Afrique, mais les zoologistes n’hésitent pas à la distinguer ; une perdrix et une caille sont très répandues, les framolins de Madagascar se retrouvent à l’île Maurice ; — il paraît probable qu’on les y a portés. Certains oiseaux assez extraordinaires, remarquables par la longueur du bec, que l’on a classés dans le groupe des gallinacés, les mésites, décrits par Geoffroy Saint-Hilaire, sont tout à fait caractéristiques de la faune de Madagascar. Aux pigeons du pays, tels que le beau ramier bleu, la jolie colombe verte et plusieurs autres, se mêlent des espèces du continent africain. Flacourt n’avait-il pas raison de dire que l’île est abondamment pourvue de gibier ?

Beaucoup d’oiseaux de proie sont répandus sur d’immenses étendues du globe ; faucons, buses, milans, éperviers, hiboux d’Afrique, même notre effraie d’Europe, ont pris domicile sur la Grande-Terre ; plusieurs espèces indigènes semblent n’avoir jamais quitté le pays natal, tels : un pygargue ou aigle pêcheur, qu’on rencontre par couples au fond des petites baies des côtes orientales et occidentales, au moins trois espèces de faucons, autant d’éperviers, une petite chouette, un superbe hibou. Parmi les oiseaux sédentaires, petites espèces en général, il y a peu d’étrangers. Comme dans tous les pays chauds, il existe des perroquets sur la Grande-Terre ; ceux-ci ont une physionomie bien caractérisée, surtout les vazas, comme on les appelle d’après les Malgaches, tout noirs, avec le bec rouge. Il y en a deux espèces[13], l’une grosse, l’autre plus pelite, vivant en parfaite intelligence ; confondus dans une même troupe, ces vazas voyagent dans les forêts. Un perroquet gris brunâtre, avec la tête et le cou teintés de bleu pâle, est rare, tandis qu’une jolie perruche verte, grosse comme un moineau, se montre souvent en grandes troupes.

Diverses sortes de moineaux ou de gros-becs sont fort répandus dans l’île. Au milieu des plaines peu boisées, on remarque des bandes du bouvreuil nain ; près des ruisseaux, le nélicourvi au plumage vert qui construit son nid entre les feuilles des vaquois, nid composé de brins de paille et des joncs artistement entrelacés ; dans les bois, le cardinal de Madagascar, tout magnifique avec son vêtement d’un rouge écarlate, semé de taches noires sur le dos. Une alouette commune dans les champs abonde sur la plaine d’Ankay. Au faîte des arbres les plus hauts de l’île Sainte-Marie, des forêts de Tintingue et sans doute de la plupart des bois de la côte orientale, on aperçoit assez fréquemment un oiseau d’un type singulier ; il est fauve avec la tête noire, son bec est énorme et d’une coupe bizarre ; c’est l’eurycère, qui est seul de son genre. La nourriture préférée des corbeaux ne manque pas sur le littoral de la grande île africaine ; aussi chaque voyageur nous parle du corbeau de Madagascar, partout il l’a vu et entendu, il a même admiré l’oiseau, dont le plumage lustré est d’un noir bleu que relève un tour de cou blanc. Un joli étourneau, des merles, des pies-grièches, font entendre leurs cris et leur ramage au milieu des bois ; dans les endroits découverts, à la lisière des forêts, au bord des eaux, il y a tout un petit monde de fauvettes, de bergeronnettes, de sucriers. Ces derniers ont presque les formes mignonnes et gracieuses des colibris de l’Amérique, ils en ont toutes les beautés. Le sucrier le plus répandu à Madagascar, le souimanga, est une ravissante créature, le mâle est éblouissant ; son corps est d’un vert splendide, avec des reflets violets, ses ailes, brunes ou noirâtres, ont de grandes pennes bordées de vert, sur sa poitrine court une bande violette, plus bas une autre bande d’un brun pourpre, son ventre est jaune et deux petits bouquets de plumes de même couleur sont placés à la poitrine. La femelle est beaucoup plus modestement parée. La falculia, petit oiseau noir et blanc, à long bec, habile à grimper sur les troncs d’arbres pour y chercher des insectes, est encore d’un type propre à la Grande-Terre. Une huppe, ayant le port de l’espèce d’Europe, mais de taille très supérieure, erre dans les plaines ; c’est la plus belle espèce du genre.

Sur les rivières, un oiseau souvent rase la surface et disparaît entre les roseaux ; on a reconnu le martin-pêcheur tout resplendissant d’or et d’azur[14]. À la lisière des forêts, c’est le martin-chasseur, perché sur les branches basses, qui attire l’attention par son joli plumage[15]. La famille des coucous est représentée à Madagascar par de nombreuses espèces tout à fait propres au pays. Notre coucou d’Europe, qui est aussi le coucou de l’Asie et de l’Afrique, se montre sur la Grande-Terre ; mais dans le groupe il est presque le seul étranger. Le coucou bleu de Madagascar est un magnifique oiseau très commun dans les bois du littoral et dans la forêt d’Analamazaotra ; les autres espèces, plus rares ou confinées dans certains districts, sont en général aussi bien partagées sous le rapport de la beauté du plumage.

Lorsque le naturaliste considère l’ensemble des oiseaux qui habitent Madagascar, il demeure frappé d’un mélange qui n’existe pas parmi les autres animaux. Aux espèces du pays, aux types les plus caractéristiques de la faune, se joignent ici des espèces venues d’autres régions du monde. À l’exception de quelques oiseaux de mer, voiliers par excellence, elles sont arrivées par l’Afrique et sans doute presque toujours par le canal de Mozambique. Un fait en fournit la preuve : plusieurs espèces du continent se trouvent seulement sur la côte occidentale de l’île ; elles ne se sont point encore répandues ni dans l’intérieur, ni sur les rives orientales. L’élimination du peuple étranger étant faite, le caractère tout spécial de la faune de Madagascar se reconnaît aussi bien chez les oiseaux que chez les mammifères.

Les reptiles n’ont pas été recherchés sur la Grande-Terre avec autant de prédilection que les mammifères, les oiseaux et les insectes. Cependant les voyageurs naturalistes en ont déjà rapporté un nombre suffisant pour ne pas nous laisser dans l’ignorance au sujet des espèces les plus communes. Il n’existe pas de serpens dangereux à Madagascar ; voilà ce que disait Flacourt, il y a plus de deux siècles, tenant peut-être à ôter toute frayeur de ce côté aux gens disposés à venir augmenter la colonie. Flacourt disait vrai ; les serpens de la grande île africaine sont des bêtes inoffensives. Le plus grand est une sorte de couleuvre[16] ; d’autres, les langaha des Malgaches, ne se font remarquer que par la singularité d’un caractère : ils ont le museau prolongé par un appendice formé de peau[17]. Les sauriens ou lézards du pays sont assez variés ; les gerrhosaures de la famille des scinques sont les plus jolis. Couverts de larges écailles luisantes, ils ont sur un fond olive ou fauve des bandes noires et blanches ou jaunes et des taches régulièrement dessinées ; animaux sans défense, ils se cachent sous les pierres, dans la mousse, sous les vieux bois, et se réfugient dans des trous ; mais la Grande-Terre est vraiment le pays des caméléons. Très fréquemment, au milieu des forêts on voit ces curieux animaux accrochés sur les branches, calmes, immobiles, roulant de gros yeux ; il y en a une très grosse espèce, plusieurs petites. Les tortues de terre ou de marais qu’on rencontre à Madagascar ont en général des dimensions médiocres ; la tortue rayonnée[18] est fort joliment peinte de couleurs noire et jaune. Le seul reptile qu’où redoute, c’est le crocodile. On assure qu’il est commun dans plusieurs rivières et dans les lacs situés sur la côte orientale. Les nègres, dit-on, évitent autant que possible de se mettre à l’eau de peur des crocodiles ; mais avec la peur le nombre augmente et le danger grossit. En réalité, les accidens paraissent être bien rares.

On parle beaucoup de l’abondance des poissons dans les rivières et surtout dans certains lacs de Madagascar. Par malheur, personne n’a pris soin de les recueillir. C’est à peine si l’on a fait connaître trois ou quatre espèces : une sorte de perche qui ressemble beaucoup à des espèces de l’Inde et quelques cyprins[19]. Ici, l’ignorance est regrettable : on est bien assuré que les poissons des eaux douces n’ont pas traversé les mers ; la comparaison des espèces de la grande île avec celles des autres régions du monde donnerait lieu inévitablement à d’intéressantes remarques.

La condition d’une partie considérable de l’île, — des forêts humides, des marécages, des étangs, des lacs, des ruisseaux, des rivières de tout genre, — annonce l’abondance des mollusques terrestres et fluviatiles[20]. Ces animaux n’ont pas été fort recherchés, et cependant on en connaît un certain nombre. Il y a sur les plantes des hélices et des agathines, dans les eaux des mélanies et des mélanopsides d’espèces très particulières. L’hélice verte, vivant par colonies sur les joncs au milieu des terres marécageuses un peu desséchées, a une jolie coquille d’un ton de feuillage clair rehaussé par des bandes d’un brun ferrugineux ; la mélanopside épineuse, ayant une coquille noire, roussâtre à l’extrémité et garnie d’épines ou plutôt de tubercules, est une espèce des plus communes à la surface des eaux ; les Malgaches mangent l’animal, et des Européens assurent que ce n’est pas un mets désagréable.

Partout les insectes ont une importance extrême lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère de la faune ; ceux de Madagascar offrent mille sujets qui nous attirent. À côté d’espèces précieuses donnant de la cire et du miel, fournissant de la soie, il y a la foule des espèces ayant un cachet propre, les unes appartenant à des groupes représentés dans différentes régions, les autres, fort nombreuses, à des types qu’on ne voit nulle part hors de la grande île africaine. Ici les comparaisons peuvent être souvent plus rigoureuses que pour les végétaux ; la main de l’homme ne se fait guère sentir sur les petits êtres. Des collections ont été formées au Mozambique, et nous sommes assurés que bien peu d’espèces sont communes à Madagascar et à la côte orientale d’Afrique. La faune de Bourbon et de Maurice a été beaucoup étudiée ; nous savons donc exactement de ce côté dans quelle mesure se manifestent ces rapports. Les insectes vivant sur la Grande-Terre, et qu’on rencontre également aux îles Mascareignes ou sur le continent africain, font exception dans l’ensemble ; en général, ce sont des espèces ayant un vol léger, des lépidoptères, qui, avec l’aide du vent, se trouvent parfois transportés à d’énormes distances.

Les auteurs, énumérant les richesses naturelles de Madagascar, parlent de la facilité de se procurer le miel et la cire. En effet, une abeille particulière au pays, noirâtre avec le ventre un peu roux, et de la taille de notre abeille commune, paraît être fort abondante dans les bois ; elle s’établit dans les trous des vieux troncs, où les Malgaches vont brutalement arracher les rayons. Malgré l’importance des produits, nul voyageur n’a pris la peine d’observer les conditions de la vie de l’abeille de Madagascar ; Flacourt a dit que d’autres insectes fabriquaient du miel, personne encore n’a porté son attention sur ce sujet. Les guêpes sont nombreuses ; espèces de proportions élégantes, de couleurs agréablement nuancées ; elles n’ont, la plupart, de relations zoologiques un peu étroites qu’avec des espèces des îles de la Mer du Sud, des parties chaudes de l’Inde et de l’Afrique. Un de ces insectes, seul parmi toutes les guêpes connues, est d’un vert-pomme[21]. Les habitans de nos départemens du midi connaissent les cigales ; pendant les beaux jours de l’été, ils sont assourdis par la musique stridente de ces insectes. Les cigales d’Europe, comme celles de presque toutes les parties du monde qu’elles habitent, ont des ailes transparentes ; dans les forêts de Madagascar, il y en a qui ont des ailes opaques et colorées d’une façon charmante. Aux mêmes lieux, dans les bois touffus où s’étalent tant de belles fleurs, vivent des fulgores et des cicadelles d’une foule d’espèces. Les fulgores n’ont pas la dimension de ceux de l’Amérique du Sud, ils ne dépassent pas la taille de l’espèce de Chine continuellement apportée en Europe, qu’on voit représentée sur des potiches, des éventails, des écrans, qui nous viennent du Céleste-Empire ; mais ces fulgores de la Grande-Terre ont des particularités de forme, de coloration et dans l’ensemble une physionomie qui les distinguent d’une manière frappante entre tous ceux des autres parties du monde[22]. Quant aux cicadelles, elles sont très nombreuses, et une réunion de ces insectes délicats semble faite pour offrir aux yeux l’image de toutes les combinaisons possibles des plus vives et des plus fraîches couleurs.

Partout sur le globe, principalement dans les contrées chaudes et humides, cousins ou moustiques font la désolation des indigènes et plus encore des étrangers ; la grande île africaine n’échappe pas au fléau. Ici les terribles petites bêtes ont la même apparence que notre vulgaire cousin. Charles Coquerel, un médecin de la marine, qui a beaucoup observé les insectes de Madagascar, a pris soin d’étudier les moustiques malgaches ; il les a reconnus pour des espèces particulières au pays, et les a qualifiés d’une façon indiquant bien l’impression que causent ces buveurs de sang : l’un est le cousin qui remplit d’inquiétude, l’autre le cousin insatiable[23].

Les coléoptères de la grande île ont été très recherchés, et ils fournissent l’occasion de constater fort aisément ce caractère spécial du pays, qui se manifeste avec plus ou moins d’évidence dans les différens groupes de végétaux et d’animaux. Tout le monde a quelque idée des buprestes, cités pour la beauté et l’éclat de leur robe ; vulgairement ou les appelle les richards, tant on les croirait couverts d’or et de riches pierreries. Chacun en a vu soit dans les musées, soit aux vitrines des marchands d’objets d’histoire naturelle ; avec les élytres de certaines espèces communes au Sénégal ou dans l’Inde, on compose des parures pour les femmes. À l’état de larve, les buprestes vivent dans l’intérieur des troncs d’arbres ; il est donc tout simple de les trouver en nombre dans les régions chaudes, où la végétation est puissante et variée. Des espèces de l’Inde, surtout des îles de la Sonde et de la Mer du Sud, ont une grande taille et un éclat incomparable ; celles de Madagascar en général ont des formes, une coloration, un aspect, qui étonnent. En effet, tandis que les buprestes de tous les pays ont le corps long et les élytres étroites., ceux de la grande île africaine sont larges avec des élytres qui emboîtent le corps et présentent un rebord plan. C’est une configuration singulière rappelant des signes caractéristiques de petits insectes d’une autre famille, les cassides, dont il y a des représentans sous notre climat. Chez les animaux en général, les parties les plus apparentes sont les plus ornées, celles qui ont les plus vives couleurs ; c’est le contraire chez plusieurs des buprestes de Madagascar. En-dessus, ils ont la teinte du bronze, en-dessous des tons violets et verdâtres délicieusement nuancés, quelquefois l’éclat éblouissant du métal poli, des couleurs d’or et de feu jouant sous la lumière. C’est encore un trait dont seule la faune de Madagascar offre l’exemple.

Si nous devons nous abstenir de parler de plusieurs types que le défaut de termes de comparaison suffisamment connus empêcherait de signaler d’une façon bien claire, semblable difficulté n’existe pas pour les cétoines. Il n’est personne qui chaque année ne remarque dans les jardins notre cétoine dorée s’enfonçant entre les pétales des roses. À Madagascar, les coléoptères de cette famille sont en quantité considérable ; on en a déjà décrit soixante-deux espèces, toutes, malgré l’extrême diversité qui règne entre elles, ayant un cachet qui les place dans une sorte d’isolement à côté des autres cétoines du monde. Les formes, le système de coloration, les font paraître étranges ; quelques-unes sont admirables : — ici, c’est chez les mâles une configuration toute bizarre de la tête[24], là des nuances charmantes dont l’exemple est unique. Telle espèce est d’un jaune-orangé uniforme en-dessus[25], telle autre, d’un noir de velours, offre des espaces qu’on croirait couverts d’argent teinté de bleu verdâtre[26], puis on en voit avec des pattes garnies de longues franges[27]. Pour la plupart, ces insectes ont été recueillis sur la côte orientale, mais en même temps on en a observé quelques espèces différentes dans la région du nord-ouest ; — ainsi que des plantes ; il y a donc des animaux n’habitant qu’une partie assez restreinte de la Grande-Terre. En ce pays, souvent on aperçoit des hannetons accrochés aux branches d’arbres ; quelle sorte de hannetons ? Des bêtes énormes, blanches comme la neige ou d’une teinte jaune, — la couleur n’appartient pas aux tégumens, elle est due à de petites écailles qui se détachent avec la même facilité que la poussière de l’aile d’un papillon. Il y a des bousiers qui sont non pas noirs ainsi que les espèces d’Europe ou d’Afrique, mais d’une couleur verte métallique, et ils présentent des caractères qui les font d’un genre particulier[28]. Au milieu des sables vivent de gros coléoptères d’un type inconnu partout ailleurs que dans la grande île africaine, des hexodons, insectes gris ou brunâtres, ayant des pattes épineuses propres à fouir. Au siècle dernier, Commerson en découvrit une espèce aux environs du fort Dauphin[29] ; depuis on en a trouvé d’autres sur différens points du pays.

Dans les forêts, où les arbres trop vieux pourrissent, les insectes qui rongent le bois pendant la première période de leur vie ne manquent jamais de moyens d’existence ; aussi les capricornes n’y sont pas rares. Ce sont encore des coléoptères de genres assez nombreux dont il n’y a de représentans dans aucune autre partie du globe : des priones au corselet armé de fortes épines[30], des lamies au large front, parsemées de taches blanches sur un fond de velours noir[31], des lamies rouges[32], des leptures effilées portant sur une base massive de longues antennes minces. Les coléoptères carnassiers présentent aussi plus d’une singularité : il y a des espèces de grande taille qui se réfugient sous les écorces, des scarites tout noirs ayant le corps aplati et d’énormes mandibules munies de dents aiguës, d’élégantes cicindèles bien différentes de celles de notre pays, courant non pas à terre, mais sur le feuillage[33], enfin des coléoptères carnassiers plus extraordinaires encore, les psilocères, qu’on ne voit qu’à Madagascar[34] ; ils ont le corps svelte au possible, de longues pattes d’une surprenante ténuité, des palpes pendans qui donnent sans doute à l’animal un tact merveilleux, des élytres guillochées, une couleur bleue foncée uniforme. Ces insectes, doués d’une extrême agilité, courent sur les arbrisseaux.

Soit au milieu des campagnes, soit à la lisière des forêts, les insectes qui frappent particulièrement les yeux sont les lépidoptères ; aucun ami de la nature ne visite la Grande-Terre sans éprouver un plaisir ou une surprise à la vue de divers papillons voltigeant ou se posant sur les fleurs. Lorsqu’on examine de près ce monde particulier, on aperçoit bien vite dans l’ensemble un mélange analogue à celui que présentent les oiseaux ; à la foule des espèces indigènes, sont venues se joindre des espèces étrangères. Sans avoir la puissance de vol des oiseaux, les lépidoptères peuvent néanmoins, à la faveur d’un vent favorable, se soutenir longtemps en l’air et parfois être transportés à d’incroyables distances. Ainsi, par suite de voyages involontaires, beaucoup de ces légers insectes ont une dissémination géographique dont les coléoptères offrent peu d’exemples.

Dans la grande île, on remarque certains lépidoptères qu’on voit à Bourbon et à Maurice, et mieux encore sur le continent africain. Quelques-uns de ces beaux papillons, du type de l’espèce d’Europe qu’on appelle vulgairement le grand machaon, volent dans les clairières. Ils sont de plusieurs sortes ; celui-ci, d’un jaune-soufre avec une bande brune, celui-là, noir, tacheté de jaune, sont des habitans de l’Afrique méridionale : nul doute qu’ils n’aient été jetés sur la Grande-Terre par le vent d’ouest. D’autres paraissent être vraiment du pays et n’avoir pas été portés au-delà des îles Mascareignes ; — les mâles se distinguent par des ailes noires tachetées de bleu, les femelles par des ailes brunes[35]. Dans les prairies voltigent de petits papillons d’un jaune d’or, des xanthidies, et des papillons blancs, des piérides, les uns propres à la grande île africaine, les autres venus d’une terre étrangère. Aux mêmes lieux se montre une vanesse qui rappelle le vulcain d’Europe[36] ; une espèce brune du même genre est commune dans les bois des environs de Tamatave et de Foulepointe, une autre, toute bleue, n’a été rencontrée qu’aux environs de Tananarive[37]. Des lépidoptères de Madagascar qui se rapprochent des vanesses en distinguent par les ailes antérieures, prolongées au sommet en manière de faux : ce sont les salamis ; on en citait depuis longtemps des espèces de couleurs sombres, M. Vinson en a découvert une nouvelle, qui a de charmantes ailes d’un blanc bleuâtre comme la nacre[38]. On voit beaucoup de danaïdes, de satyres, d’hespéries, dont l’aspect n’a rien de frappant ; mais il n’en est pas de même pour les nombreuses acrées qui voltigent dans les bois, près des ruisseaux ou dans les lieux humides. Tout est gracieux et délicat chez les acrées, les papillons de jour les plus caractéristiques de la faune de la Grande-Terre. De moyenne taille, avec des ailes oblongues semblables à la gaze pour la transparence, — délicieusement teintées de rose, de rouge ou de jaune et parsemées de taches noires, ils réunissent la plupart des beautés qu’on admire dans un lépidoptère. Souvent le mâle et la femelle diffèrent par l’arrangement des couleurs ; dans ce cas, l’avantage est ordinairement du côté du mâle. Chez la plus jolie peut-être des acrées[39], les ailes antérieures presque diaphanes sont lavées de rouge à la base, et les ailes postérieures ont une teinte ponceau uniforme, relevée par des taches d’un noir intense ; le mâle seul est aussi vivement coloré : chez la femelle, le vermillon n’apparaît que dans une bordure de taches. Madagascar est la vraie patrie des acrées ; mais il en existe quelques autres espèces en Afrique et dans l’Inde.

Des sphinx, des bombyx, des noctuelles de la grande île africaine offrent encore aux yeux des naturalistes des sujets d’intérêt ; ceux-ci néanmoins ne se distinguent par aucune particularité extraordinaire. En général, les lépidoptères de Madagascar n’ont ni la grande dimension ni l’éclat de certaines espèces de l’Inde, des îles de la Sonde, de l’Amérique du Sud. Il y a cependant une exception. Sur cette terre en effet, on observe fréquemment le plus beau des lépidoptères connus, une sorte de grande phalène qui ne se montre qu’au plein soleil, et qui possède au degré suprême l’élégance des formes, la richesse et la variété des couleurs : c’est l’uranie[40], un papillon plus grand que le machaon de nos campagnes, presque impossible à décrire. Sur le fond noir des ailes antérieures courent une multitude de raies et de bandes irrégulières d’un vert doré splendide ; les ailes postérieures sont découpées sur le bord, et des dents plus ou moins longues, ainsi qu’une sorte de queue garnie d’une belle frange blanche, produisent un charmant effet ; il y a sur ces ailes une tache bleue, deux bandes vertes qui se perdent dans un espace d’un rouge doré magnifique rehaussé par des taches noires : l’éclat est éblouissant. L’uranie, seule de son genre, est bien encore l’un des types les plus caractéristiques de la faune de Madagascar ; ce superbe lépidoptère, dont la chenille vit sur les manguiers, n’est pas rare sur la côte orientale, et on le rencontre jusqu’aux environs de Tananarive.

Certains lépidoptères de la grande île africaine présentent un intérêt tout différent. Depuis les récits de Flacourt, on sait que les bois et les forêts sont peuplés de bombyx qui produisent de la soie ; presque sans peine les Malgaches recueillent les cocons, et la soie entre les mains des femmes est convertie en tissas servant à confectionner les plus beaux lambas. En l’absence d’observations de la part des naturalistes, longtemps on demeura dans une ignorance complète au sujet des insectes qui fournissent la précieuse matière textile. C’est aux recherches de Charles Coquerel et du docteur Vinson que nous devons d’être aujourd’hui un peu renseignés à cet égard. Divers bombyx de taille moyenne et de couleur brune ou fauve sont très répandus sur la Grande-Terre[41] ; les chenilles vivent sur des cytises connus sous le nom vulgaire d’ambrevates ; arrivées au terme de la croissance, chacune, de même que notre ver à soie ordinaire, file son cocon. Sur la côte orientale, les habitans se contentent de la récolte des cocons ; plus industrieux que les autres et moins favorisés sous le rapport des ressources du pays, les Ovas ont créé la sériciculture. Ils font des plantations d’ambrevates, nous apprend M. Aug. Vinson, et sur ces arbrisseaux ils élèvent quantité de bombyx ; les uns sont réservés pour la soie, les autres pour la table, car à Madagascar, comme en Chine et en beaucoup d’autres lieux du monde, les chrysalides constituent un mets fort estimé.

Plusieurs fois on avait apporté en Europe des nids ou plutôt d’immenses poches soyeuses remplies de cocons. Il avait été facile d’y reconnaître l’ouvrage de chenilles travaillant à la manière de notre bombyx processionnaire. Ch. Coquerel a observé les ouvriers, et il en a distingué deux espèces : le bombyx Radama et le bombyx Diego[42], le premier n’est pas rare aux environs de Tamatave et de Foulepointe, le second a été découvert à la baie de Diego-Suarez. Les chenilles vivent sur les arbres de la famille des acacias qu’on appelle les intsis[43] ; lorsque le moment de la métamorphose approche, elles se réunissent et filent en commun la poche qui doit les protéger toutes ; chacune ensuite s’enferme dans un cocon particulier. Rien de plus étrange, disent les voyageurs, que de voir suspendus aux branches d’arbres ces nids énormes ayant quelquefois plus de 1 mètre de longueur. Les Malgaches ne savent pas dévider les cocons ; ils les convertissent en bourre qu’on file à la quenouille. Cette matière n’a pas tout à fait le brillant de la soie ordinaire, mais elle est très solide. Nous ne connaissons certainement pas encore tous les bombyx de Madagascar, et de nouvelles recherches procureront sans doute plus d’une découverte. Une espèce dont on n’a pas observé le cocon a été déjà plusieurs fois apportée en Europe : le papillon en est bien remarquable ; ses ailes, d’un vert-pomme, n’ont pas moins de 18 centimètres d’envergure, celles de la seconde paire, prolongées en manière de longues queues, portent des taches semblables à des yeux dont le centre est mi-partie vert et gris de lin[44].

Sur la Grande-Terre, les araignées abondent ; de grosses espèces peintes de vives couleurs établissent d’immenses toiles et confectionnent, pour loger leurs œufs, des coques d’un volume considérable. On a conçu l’idée de donner un emploi à cette soie fine, brillante comme de l’or, de certaines araignées ; mais la difficulté d’obtenir la matière en quantité notable doit sans doute faire écarter la pensée d’une sérieuse application industrielle. M. Vinson, qui a singulièrement mis à profit un séjour de trois mois à Madagascar, a recueilli une foule d’intéressantes observations sur ces animaux ; il a décrit les habitudes des grosses épéires dressant au-dessus des rivières des toiles accrochées aux arbres des deux bords et permettant à de petites araignées de vivre sous leur protection. Tout le monde à l’automne remarque dans les jardins les toiles régulières de notre épéire commune ; d’après cet exemple, on imagine l’effet pittoresque de toiles vingt fois plus grandes jetées comme des ponts au-dessus des torrens.

Mieux encore que les plantes, les animaux sur lesquels nous venons d’appeler l’attention montrent combien l’île de Madagascar est séparée du reste du monde ; chaque classe offre des types des plus caractéristiques, toutes les espèces sont particulières au pays. S’il en est, comme chez les oiseaux et les insectes lépidoptères, qui habitent en d’autres lieux, il est aisé de les reconnaître pour des étrangères. Lorsque nous cherchons à saisir des ressemblances entre la faune de la Grande-Terre et les faunes de l’Inde et de l’Afrique, partout nous les trouvons peu marquées. Des genres de mammifères et d’insectes très répandus sur les continens ne sont en aucune façon représentés dans la grande île. Cependant des animaux vivant à une époque ancienne, aujourd’hui disparus, attestent que le caractère spécial de la faune de Madagascar n’a pas toujours été aussi prononcé. À cet égard, des découvertes récentes vont nous conduire à un nouvel ordre de considérations. Nous avons parlé de la grande île africaine que nous connaissions jusqu’à ces dernières années ; à présent, il convient d’examiner ce qu’ajoutent à notre science les explorations de M. Alfred Grandidier et les études de quelques autres investigateurs.


EMILE BLANCHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er  juillet, du 1er  août et du 1er  septembre.
  2. On distingue dans ce groupe les avahis, animaux de petite taille, ayant la tête globuleuse et la face peu proéminente ; — les propithèques, d’assez fortes dimensions, ayant le museau un peu avancé et une belle queue ; — les indris, qui ont le museau assez long et la queue à l’état rudimentaire. — Voyez, au sujet des types de lémuriens, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Catalogue de la collection des mammifères du Muséum. Depuis cette publication plusieurs nouvelles espèces ont été décrites.
  3. Au sujet de l’aye-aye, Chiromys madagascariensis, voyez dans la Revue du 15 mars 1870 les Conditions de la vie chez les êtres animés.
  4. Les tenrecs proprement dits, Tendrak des Malgaches, Centetes des zoologistes, les éricules, les échinops.
  5. Le fanalouk, Eupleres Goudoti, décrit par Doyère, Annales des Sciences naturelles, 2e série, t. IV.
  6. Genetta fossa.
  7. Gatedia elegans, G. unicolor, G. olivacea, Galedictis striata, G. vittata. Voyez Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Annales des Sciences naturelles.
  8. Voyez Sclater, The Mammals of Madagascar, — The Quarterly journal of science, vol. II, avril 1§64, — Potamochœrus larvatus ou africanus.
  9. Sterna caspia, S. velox, S. candida. Les oiseaux de Madagascar ont été plus étudiés que beaucoup d’autres animaux du même pays. Outre les observations de Sganzin, Mémoires de la Société de Strasbourg, t. III, et des mémoires particuliers, un tableau, très complet jusqu’à ces dernières années, a été publié par Hartlaub, Ornithologischer Beitrag zur fauna Madagascar’ s, Bremen 1861.
  10. Querquedula gibberifrons (Q. Bernieri, Verreaux).
  11. Lophotibis cristata.
  12. Gallinago Bernieri.
  13. Coracopsis vaza et C. nigra.
  14. Alcedo vintsioïdes, l’unique martin-pêcheur observé à Madagascar.
  15. Dacelo (Ispidina) madagascariensis.
  16. Pelophilus madagascariensis.
  17. Langaha nasuta et Langaha crista-galli. Les zoologistes ont retenu le nom du pays.
  18. Testudo radiata.
  19. Nous ne croyons pas devoir nous occuper ici des poissons ou des autres animaux marins, car il serait impossible d’appeler l’attention sur ce sujet sans traiter de toute la faune de l’Océan indien.
  20. Diverses espèces sont décrites par Sganzin, Mémoires de la Société de Strasbourg, t, III, et Petit de La Saussaye, Revue zoologique, 1844.
  21. Icaria pomicolor, décrite par M. Henri de Saussure, ainsi que les autres guêpes de Madagascar, Études sur la famille des vespides, t. II.
  22. Pyrops madagascariensis, P. mirabilis, etc.
  23. Culex anxifer, C. insatiabilis.
  24. Bothrorhina reflexa.
  25. Doryscelis calcarata.
  26. Euchrœa cœlestis.
  27. Pogonotarsus plumiger et P. Vescoi.
  28. Genre Epilissus.
  29. Encya Commersonii.
  30. Hoplideres spinipennis et H. aquilus.
  31. Stellognatha maculata.
  32. Callimatium callipyoum.
  33. Cicindela mirabilis.
  34. Genre Psilocera ; on en connaît une quinzaine d’espèces.
  35. On trouve les lépidoptères de Madagascar décrits et représentés dans un ouvrage spécial, Boisduval, Faune entomologique de Madagascar, Bourbon et Maurice, Paris 1833. Depuis cette publication, M. Vinson et quelques autres ont fait connaître les espèces nouvellement découvertes.
  36. Vanessa epiclesia,
  37. Vanessa Radama.
  38. Salamis Duprœi.
  39. Acrœa Ranavalona.
  40. Urania riphœus.
  41. Borocera madagascariensis Boisduval, Borocera Cajani, Bombyx Fleurioti, Guérin,
  42. Bulletin de la Société d’acclimatation, 1855, et Annales de la Société entomologique, 1866.
  43. Intsi madagascariensis.
  44. Attacus cometes.