L’Œuvre d’Hugues Van der Goes/1

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L’Œuvre d’Hugues Van der Goes.

Parmi les gothiques du Nord, Hugues Van der Goes est le peintre dont les œuvres sont les plus rares. À proprement parler, il n’est qu’un seul de ses ouvrages dont l’authenticité soit absolue : l’Adoration des bergers, qui orne la chapelle Santa Maria Nuova, à Florence. Le maître gantois exécuta, comme on sait, ce tableau pour Thomas Portarini, qui représentait alors à Bruges la famille des Médicis. Les autres productions du moine de Rouge-Cloître n’ont point, comme celle-là un état civil indiscutable. Certaines, qui portent cependant son nom, sont d’une authenticité douteuse ; à leur sujet les critiques ne parviennent pas à se mettre d’accord. Les trois panneaux qui peuvent cependant être attribués avec le plus de certitude au célèbre primitif flamand sont la Vierge, des Offices, la Vierge et l’enfant Jésus et Saint Jean dans le désert, du Musée de Munich, celui-ci signé : Hugo V. D. Goes 1172. Longtemps on vit dans le triptyque de l’Adoration des bergers du Musée de Bruxelles une œuvre capitale de l’heureux rival de Thierry Bouts. Dans un coin du volet gauche, au centre de deux verrières, on découvre les initiales H. G. P., qu’on peut traduire par « Hugues Goes, pinxit ». Mais depuis beaucoup d’années, a tord ou à raison, le triptyque (no 105) est catalogué comme étant de l’ « École flamande ».

La patrie de Van der Goes, sa ville natale comme les autres, ne possède donc nulle œuvre certaine du maître. Autrefois elles étaient nombreuses en Flandres et dans le Brabant. On en admirait à Bruges dans plusieurs églises et même dans des maisons particulières, à Gand, à Anvers. Toutes oui disparu sans laisser de traces, la plus grande partie dans la tourmente des troubles religieux du xvie siècle les autres sous le gouvernement autrichien, qui fit vendre à bas prix, en 1785, les œuvres d’art appartenant aux maisons religieuses supprimées par Joseph II. Hugues Van der Goes peignit la majorité de ses œuvres principales avant d’entrer au cloître. Lorsque, à la suite d’une infortune amoureuse dont nous ignorons le détail et dont il ne se consola jamais puisqu’elle le mena à la démence, le peintre prit la robe de moine, il était déjà célèbre. Son compagnon Van Opstal, qui fut novice avec lui à Roode-Clooster, dit en effet dans sa chronique latine, consacrée à Van de Goes, chronique utilisée avec tant de clairvoyance par Alphonse Wouters en 1872 : Hic tam famosus erat in arte picturiae, ut citra montes, sii similis, ut aiebant, temporibus illis non inveniebatur. Pourtant il est démontré qu’il n’abandonna pas ses pinceaux en devenant frère avec lui. Il travaillait beaucoup, avec une ardeur incessante, dans l’espoir essentiel de chasser de son esprit tous les douloureux souvenirs cruels qu’un quittant le monde il n’avait pu oublier… Non seulement il travaillait beaucoup, complétant son œuvre par mains morceaux dont nous ignorons la destinée, mais il continuait à participer au mouvement général des arts. C’est ainsi qu’en 1479-1480 l’Augustin de la forêt de Soigne se rendit à Louvain pour y estimer et expertiser, à la demande du magistrat communal, des tableaux de Thierry Bouts.

Des historiens et des essayistes ont prononcé le nom de Van der Goes à propos du Bréviaire Grimani conservé à la « Biblioteca Marciana », à Venise. Selon eux, et l’ancien archiviste de la ville de Bruxelles est parmi ces derniers, quelques-unes des merveilleuses miniatures qui constituent ce volume incomparable auraient été exécutées par le maître gantois. Leurs hypothèses très logiques sont basées sur ce fait que non seulement les sujets de plusieurs de ces enluminures sont ceux qu’affectionnait Van der Goes, mais que l’une d’elles porte les initiales de l’artiste : V. G., tracées sur la banderole d’une trompette. Deux des plus belles planches du recueil, en grande partie dû ; assure-t-on, aux pinceaux prestigieux de Memling et de Van der Weyden, nous montrent l’Adoration des bergers et la Vierge avec l’enfant Jésus. Or, l’unique tableau absolument authentique de Van der Goes, celui de la chapelle Sainte-Marie-la-Neuve, représente aussi l’Adoration des bergers. Et c’est encore l’Adoration des mages qu’interprètent les ouvrages attribués au maître conservés à Padoue et à Berlin.

Particularité remarquable, la seconde de ces deux miniatures rappelle singulièrement le faire de la Madone conservée à Munich sous le nom de Van der Goes. Si celui-ci est vraiment l’auteur du tableau de la Pinacothèque, ce qu’il est judicieusement permis de croire, il a également peint les pages du bréviaire Grimani. Les deux œuvres sont de la même main : il suffit d’en comparer les photographies pour en être convaincu. Non seulement les draperies sont disposées avec un pittoresque analogue, non seulement le dessin des mains de la Vierge et le corps du divin Enfant possède une netteté pareil, mais le visage de la mère du Christ est presque identique, bien que différemment posé. Un même modèle, dirait-on, a servi pour les deux figures ; elles sont sœurs, et un identique sentiment de bonheur, une semblable paix règnent sur ce grand front un peu penché.

Nous n’en voulons tirer aucune conclusion. Notre désir n’est pas de participer à ce débat, mais bien d’en ouvrir un autre, bien plus important et moins insoluble, car ici nous serons servis par des circonstances précises. Il s’agit aussi de miniatures, ornant non pas un volume, mais cinq vastes registres qui passent à juste titre pour les manuscrits capitaux du XVe siècle. La plupart des vieux écrivains ont consacré des notices aux travaux de Jean Gillemans, moine de Rouge-Cloître, réunis en neuf épais volumes : cinq de ces volumes constituaient les vies des saints du Brabant, composés et écrites de la propre main du savant hagiographe. Ils étaient ornés de nombreuses peintures, d’une finesse extrême et qui faisaient la surprise et le charme de tous ceux qui visitaient le monastère sylvestre fondé par Égide-Olivier et Guillaume Dancels. Quel était l’auteur de toutes ces compositions ravissantes, retrouvées naguère ? Un seul artiste peut les avoir exécutées : Van der Goes lui-même.

Nous allons justifier notre opinion par des faits positifs, Hugues entra au couvent en 1476, onze ans après avoir été admis à Gand dans la corporation des peintres ; il y mourru en 1482. Or, Jean Gillemans, qui était à cette époque sous-prieur, succomba cinq années après l’artiste infortuné. Ces deux grands hommes ont donc vécu côte à côte pendant six ans. Me semble-t-il pas certain, voire indiscutable, que le pieux hagiographe ait fait appel à la collaboration de son célèbre compagnon pour illustrer les livres qu’il venait d’écrire, dont la rédaction l’occupait même encore lors de la venue à l’abbaye du peintre fuyant le monde ?

Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable que Van der Goes était le seul peintre contemporain capable de commencer et de mener à bonne fin pareille entreprise. Les frères Van Eyck étaient morts depuis une quarantaine d’années ; Roger Van der Weyden avait succombé en 1462 ; Hans Memling œuvrait à Bruges dans l’ivresse de sa jeune gloire. À Bruxelles, Hugues Van der Goes n’avait point de rival, point même de disciple. Les scriptoria monastiques de la forêt de Soigne comptaient, à vrai dire, de son temps des enlumineurs ; mais c’était plutôt des ornemanistes que des compositeurs. Et l’atelier de Rouge-Cloître, moins célèbre que ceux de Groenendael et de Sept-Fontaines, n’avait que des copistes, que des calligraphes. Ayant Van der Goes sous la main, — si nous pouvons nous exprimer ainsi, — Jean Gillemans se sera bien gardé de chercher autre part un enlumineur qui ne l’eût satisfait que médiocrement. On pourrait objecter qu’on ignore si vraiment Van der Goes a pratiqué la miniature ; mais tous les peintres gothiques étaient à proprement parler des miniaturistes, comme ce fut le cas aussi pour les prmitifs italiens. Entre les plus fameux, Fra Angelico, Cimabue et Giotto ne s’adonnèrent pas égalemetn à la peinture sur vélin et à la peinture sur panneau ? En somme, selon une heureuse expression de Louis Viardot, les maîtres primitifs sont des miniaturistes agrandis.

Les volumes de Gillemans n’ont pas été étudiés au point de vue esthétique. D’ailleurs, on n’a retrouvé que récemment leurs traces, alors qu’ils étaient considérés comme irrémédiablement perdus. Ils disparaissent du monastère de Rouge-Cloître dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les deux derniers auteurs qui en parlent sont le baron Jacques Le Roy et Georges Friex. Le premier, dans son Théâtre sacré du Brabant (p. 328), écrit en 1734 ces lignes à propos du monastère d’Auderghem : « Jean Gillemans, sous-prieur, s’est distingué dans ce couvent ; c’était un homme de vie régulière et de grande lecture. Il a fait une collection de la vie des saints, écrite de sa propre main, ce qui compose le Hagiologium Brabantinorum ou de Sanctis Banbantiae, tom. III, Novale Sanctorum, tom. IV, que l’on garde manuscrite dans ce couvent. » Quant à l’auteur de la Description de la ville de Bruxelles, parue en 1745, il s’exprime de la manière suivante, en parlant de Rouge-Cloître : « On y voit une belle et grande bibliothèque, remplie de bons livres et de quantités de manuscrits, parmi lesquels il y a cinq gros volumes en parchemin, écrits de la main du R. P. Jean Gillemans, autrefois supérieur de cette maison. »

À la fin de la domination autrichienne, si néfaste pour nos arts, les précieux volumes ont été enlevés. Que sont-ils devenus ? On ne l’apprendra qu’un siècle après. Ils se trouvent aujourd’hui dans la bibliothèque privée de l’empereur d’Autriche à Vienne. « C’est le secrétaire du cabinet intime de Sa Majesté l’Empereur et Roi » qui reçut le 8 août 1803, à Vienne, ces ouvrages précieux des mains du chevalier Beydaels de Zittaert, « conseiller premier Roi d’armes dit Toison d’or ». Le document reproduit dans le tome XIV des Analecta Bollandiana, paru en 1895, tome presque complètement consacré à l’étude approfondie du texte de l’œuvre de l’écrivain religieux, indique neuf volumes de « Jean Giellemans, mort en 1487, dont cinq en grand fol… sur vélin avec miniatures, contenant les ouvrages complets composés et écrits par le célèbre historiographe ». Ces ouvrages avaient été transportés à Vienne en 1794. Longtemps on les avait cru perdus. Le chevalier Beydaels les avait offerts à son souverain, pour lui « donner un hommage de son respectueux et inviolable attachement à sa personne sacrée ».

Il serait hautement désirable que ces cinq splendides volumes fussent analysés, étudiés, décrits minutieusement. En raison même de l’excessive rareté des œuvres de celui qui, selon nous, doit les avoir enrichis de miniatures, cet examen esthétique est d’un intérêt capital pour l’histoire de notre école primitive, s’il est démontré que les enluminures qui les enrichissent sont bien de la main du moine de Rouge-Cloître, il sera aisé d’établir clairement et définitivement les caractères essentiels de son art. Ce résultat acquis, il deviendra simple de mettre fin à ce jeu d’attributions auquel on se plaît concernant Van der Goes. On lui rendrait une bonne fois ce qui lui est dû, et il est à présumer qu’il lui revient certaines œuvres dans les galeries d’Europe… Comme pour le bréviaire Grimani, si fameux et qui, sans doute, n’a pas l’importance des manuscrits du sous-prieur Gillemans, il siérait de faire photographier les plus belles miniatures des volumes conservés à Vienne. Fautes des originaux, qui nous ont été enlevés autrefois par droit de conquête, nous aurions du moins des reproductions fidèles de ces trésors nationaux. Pourquoi l’honorable baron van der Bruggen, si attentif à tout ce qui concerne notre art patrial dans le passé et dans le présent, ne chargerait-il pas un de nos critiques avisés d’aller examiner en Autriche les cinq précieux in-folio et d’en faire une description détaillée ? Cela coûterait quelques centaines de francs. Le monde intellectuel ne manquerait pas d’approuver l’heureuse détermination du ministre des Beau-Arts avec une unanimité enthousiaste.