L’Œuvre d’Hugues Van der Goes/2

La bibliothèque libre.

Les Œuvres de Hugues Van der Goes.

Nous avons reçu la lettre suivante :

Anvers, le 8 août 1904.

Monsieur le directeur de l’Art Moderne, Bruxelles.

  Monsieur,

Je pense qu’il est dans l’intérêt de vos lecteurs de relever quelques « erreurs et omissions » commises par M. Sander Pierron dans son article sur Van der Goes[1], notamment dans la nomenclature des œuvres « qui peuvent être attribuées avec le plus de certitude au célèbre primitif flamand ».

Sont citées comme telles :

La Vierge des Offices, qui ne peut être que le n° 689, attribué en effet à Van der Goes dans les anciens catalogues ; en réalité il s’agit d’une œuvre de jeunesse de Henri Bles, qui n’offre aucune analogie avec le style de Van der Goes.

La Vierge et l’Enfant Jésus du Musée de Munich. J’ignore de quelle œuvre il s’agit ; aucune de celles représentant ce sujet et appartenant à la Pinacothèque ne fait songer à Van der Goes. Son nom ne figure qu’une fois au catalogue, sous le n° 114, qui représente l’Annonciation. Or, cette attribution n’est plus maintenue aujourd’hui ; l’œuvre est donnée au Maître de l’Assomption de la Vierge, dont M. G. Hulin a proposé l’identification avec Albert Bouts, le fils de Thierry.

Saint Jean dans le désert, également à Munich, « signé Hugo V. D. Goes 1472 ». Cette signature est fausse et constitue une ajoute grossière et maladroite. Le véritable auteur de cette œuvre, d’ailleurs fort belle, n’est autre que Memlinc.

L’Adoration des Bergers du Musée de Bruxelles (cat. Félis, n° 105), que M. Sander Pierron ajoute à sa liste, tout en étant un tableau intéressant, ne présente aucun caractère qui permet de l’attribuer à Van der Goes.

Ajoutons maintenant qu’il existe au moins six œuvres, à un ou plusieurs panneaux, comprenant en tout treize peintures, que les plus éminents critiques modernes s’accordent à attribuer à Van der Goes.

Aucune de ces œuvres n’est mentionnée dans l’article en question ; aucune de celles y mentionnées n’est authentique. J’espère donc, Monsieur le Directeur, que vous le jugerez à propos d’insérer ces observations, dans l’intérêt de la vérité historique.

Veuillez agréer, je vous prie, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

P. Buschmann Jr.

Nous avons communiqué cette lettre à M. Sander Pierron, qui nous a répondu :

Bruxelles, 10 août 1904.
Mon Cher Directeur

J’ai pris connaissance de la lettre que M. P. Buschmann junior, d’Anvers, nous adresse au sujet de mon article sur Hugues Van der Goes. Mon unique intention, en publiant cet article, était d’appeler l’attention sur les miniatures illustrant les cinq manuscrits de l’Augustin Gillemans conservés à Vienne. Votre correspondant néglige cette question importante pour vous signaler exclusivement des « erreurs et omissions » qui seraient contenues dans ma courte étude. Je ne songeais nullement, en m’occupant des volumes du sous prieur de Rouge-Cloître, à analyser l’œuvre entier du peintre gantois. Il m’eût fallu pour cela disposer d’un espace plus large que celui dont l’Art moderne daignait m’offrir l’hospitalité. Mais il me semblait utile de faire précéder le développement de l’objet exposé à vos lecteurs de quelques considérations générales sur l’art d’Hugues Van der Goes. Les « omissions » dont parle M. P. Buschmann sont dune volontaires ; quant aux « erreurs », il m’est agréable de les examiner avec mon aimable contradicteur. Toutefois, avant d’aborder cet examen, je tiens à avouer que rien ne m’amuse plus que les attributions auxquelles se livrent, se sont livrés de tous temps critiques et historiens. Combien de fois n’a-t-on pas modifié dans les catalogues des musées le nom des auteurs de nombreuses toiles ? Chaque savant a son petit système de comparaisons ; il identifie les ouvrages selon son point de vue personnel, qui lui semble toujours le meilleur. Pour moi, un travail d’art est pareil à un individu : il ne possède de personnalité que s’il est muni de papiers en règle, s’il a un état civil légal. À la rigueur, j’admettrais l’attribution positive d’un ouvrage grâce à son analogie évidente de dessin, de facture, de coloris, de caractère d’ensemble avec une œuvre indiscutablement authentique. Il n’est qu’une seule œuvre de Van der Goes qui puisse servir l’esthéticien dans celle étude comparative : L’Adoration des bergers, autrefois à l’hôpital Santa-Maria-Nuova, à Florence, depuis peu transportée au Musée des Offices.

M. P. Buschmann déclare, à la fin de sa lettre, qu’ « aucune des œuvres de Van der Goes mentionnée dans mon article n’est authentique ». Comment a-t-il lu ma prose ? C’est précisément par quelques lignes consacrées à ce triptyque que commence mon article. Mon contradicteur contesterait-il que ce tableau soit dû au pinceau du célèbre primitif ? C’est cependant l’unique morceau qui ait, lui, un clair acte de naissance. L’accord, là-dessus, est parfait. « La seule de ses œuvres dont l’authenticité soit établie est un retable d’autel exécuté pour Thomas Portinari, l’agent des Médicis, à Bruges, et qui fut donné par lui à l’hôpital Sainte-Marie-Nouvelle, à Florence », dit W. H. James Weale (L’Art dans les Pays-Bas, préface au Catalogue de l’Exposition des Primitifs flamands et d’art ancien, à Bruges, en 1902, p. xx). Trente ans avant, Alphonse Wauters avait été aussi affirmatif (Hugues Van der Goes, sa vie et ses œuvres, Bruxelles. F. Hayez, septembre 1872). Enfin, pour ne pas recourir à d’autres références non moins catégoriques, A.-J. Wauters écrivait en 1883 : « La seule œuvre qui soit authentiquement connue, grâce à l’historien florentin Vasari, est le célèbre triptyque de l’Adoration des bergers, commandé à son auteur par Thomas Portinari » (Écho du Parlement, n° du 15 novembre).

Après avoir démontré à M. P. Buschmann son erreur, — pour ne pas imiter son exemple nous nous abstiendrons de mettre ce dernier mot entre guillemets, — prenons point par point les observations formulées dans sa missive. Parlons tout d’abord de la Vierge des Offices. « La galerie dite des Offices, de Florence, » écrit Alphonse Wauters (ouvrage cité, p. 33), possède une Vierge de Van der Goes… » Le regretté archiviste en chef de la ville de Bruxelles décrit ensuite ce tableau en utilisant l’appréciation de Crowe et Cavalcasselle. Georges Lafenestre et E. Richtenberger, dans leur livre La Peinture en Europe : Florence, maintiennent cette attribution au n° 698 de leur catalogue. Ils reproduisent égalememt ces lignes de Crowe et Cavalcasselle : « Quoique un peu dur dans ses contours, ce tableau présente dans certaines parties les meilleures qualités de Van der Goes » Néanmoins, les critiques français font une réserve : « Malgré cette autorité, attribution nous semble douteuse. ». M. P. Buschmann possède-t-il un document original, un texte d’archivé quelconque qui lui permette d’affirmer que « en réalité il s’agit d’une œuvre de jeunesse de Henri Bles, qui n’offre aucune analogie avec le style de Van der Goes ? » En attendant qu’il me les fournisse, je continue à partager l’avis des éminents écrivains que je cite, bien que personnellement je ne sois nullement convaincu de l’authenticité de la Vierge en question, en vertu de la prudente et sage incrédulité que je nie permets d’opposer à toute démonstration non péremptoire.

La Vierge et l’enfant Jésus, du Musée de Munich, que M. P. Buchmann ignore, porte le n° 119 du « Catalogue de tableaux de la Pinacothèque royale de Munich », préfacé par « Georges de Dellis, directeur en chef des galeries royales » (1839, deuxième partie). Il est ainsi décrit : « Sainte Marie tenant l’enfant Jésus, est assise sous un portique construit de pierres percées ». Dans l’édition de 1845 du même catalogue, la mention est identique. Mais cet ouvrage disparaît dans la suite, sans que cependant j’y sois pour quelque chose… En effet, l’Illustrierter Katalog der Alten Pinakothek, avec l’introduction du docteur von Reber ne signale plus cet ouvrage, tout comme il passe sous silence un autre panneau de Van der Goes, catalogué de la façon suivante en 1839 et 1845 : « Saint Marie, pleurant son fils chéri, est entourée des trois saintes femmes » J’avoue ma confusion. Au lieu de me confier à ma mémoire en écrivant mon article j’eusse dû m’assurer au préalable de l’exactitude de mes renseignements Mais qui peut supposer que des tableaux de maîtres illustres s’évanouissent aussi aisément ?

Les catalogues de 1839 et 1845 (deuxième partie) donnent deux autres morceaux de Van der Goes : 43. L’Annonciation de la sainte Vierge ; 105. Jean dans le désert indique l’agneau, petite figure entière signée Hugo V. D Goes 1472. » Le docteur von Reber (pp, 23 et 24), garde cette première œuvre : Die Verkundigung (n° 114) à Van der Goes. Cependant, M. P. Buschmann assure que » cette attribution n’est plus maintenue aujourd’hui ». Que la paternité de ce panneau soit offerte à un autre artiste, je n’y vois pas d’inconvénient. Ceci démontre une fois de plus que la manie des attributions continue à sévir. La même mésaventure arrive au second de ces deux derniers tableaux de Munich ; ici je donne acte à M. P. Buschmann que j’ai fait erreur, me fiant de nouveau à une source ancienne. C’est en 1866 que Marggraff, dans son catalogue, retire cette œuvre à Van der Goes pour la donner à Memlinc. Le docteur von Reber approuve son compatriote en 1889. Sous le n" 115, il imprime, à propos de (Johannes der Täufer : « (Die Bezeichnung mit goldenen Buchstaben : H. V. D. Goes (ist eine spätere Futschung. » Mais suffit-il de savoir cette signature apocryphe pour donner le tableau à Memlinc ? Les morts sont si accommodants ! Alphonse Wauters continuait à déclarer cependant en 1872 que : « Le Musée de Munich, si riche en reproductions des maîtres des Pays-Bas, ne possède qu’une œuvre authentique de Van der Goes : Saint Jean-Baptiste dans le désert. »

Mais arrivons à l’Adoration des bergers du Musée de Bruxelles. Je ne l’ai pas ajoutée à ma liste comme étant un tableau de Van der Goes, ainsi qu’essaie de le faire croire M. P. Buschmann « Longtemps, ai-je dit, on vit dans le triptyque une œuvre capitale de l’heureux rival de Thierry Bouts. » Quel est cet on ? — Alphonse Wauters lui-même, qui s’exprime ainsi en 1872 : « Le Musée de Bruxelles a récemment fait l’acquisition d’un triptyque qui peut être hardiment attribué à Van der Goes. C’est une Adoration des bergers, avec les volets représentant, à l’intérieur, l’Annonciation et la Circoncision ; à l’extérieur, sainte Catherine et sainte Barbe peintes en grisaille » (p. 27). M. P. Buschmann ne partage pas l’opinion du savant et soucieux auteur de l’Histoire des environs de Bruxelles. Je ne songe pas à lui en faire un grief. Peut-être son opinion lui était-elle inconnue. En ce cas je suis enchanté de la lui apprendre. Pour montrer à mon contradicteur que je ne suis pas tout à fait ignorant, je lui dirai que je sais l’existence d’autres œuvres attribuées à Hugues Van der Goes. À Florence : Aux Offices, n° 749, deux portraits, attribués par certains à Petrus Christus, et provenant de l’hôpital Sainte-Marie-la-Nouvelle ; au palais Corsini, n° 87, la Vierge et l’Enfant Jésus ; à Berlin, un vaste triptyque, acquis l’an dernier…

Mais cette dissertation est déjà trop longue. Je ne m’y suis pas livré a dans l’intérêt de la vérité historique », comme dit avec un grand geste M. P Buschmann, mais pour essayer de démontrer que le jeu innocent des attributions faciles n’a jamais eu rien de sérieux et n’a jamais produit rien de probant. Non seulement — et j’abonde dans le sens de mon contradicteur — aucune des œuvres que j’ai citées, à part le triptyque de Florence, n’est authentique, mais encore toutes celles qui, selon M. P. Buschmann, sont vraiment de Van der Goes. Les œuvres attribuées sont comme les enfants, naturels de l’art. Peut les reconnaître celui qui en a le désir ; peut lui trouver un père celui qui n’aime pas les êtres sans nom… Selon nous, du moment qu’une chose est belle, nous l’admirons, sans tenter de vouloir percer une origine trop obscure.

Pour finir, je vais vous conter, si vous m’y autorisez, mon cher directeur, une petite anecdote qui me servira d’argument. Il s’agit également d’une œuvre du Musée de Bruxelles, cet admirable portrait de Charles le Téméraire tenant en main une flèche. En 1883, A.-J. Wauters, dans l’article de l’Écho du Parlement mentionné plus haut, après des déductions en apparence judicieuses et logiques, en arrivait à déclarer formellement que cette vivante effigie du duc de Bourgogne ne pouvait avoir été peinte que par Hugues Van der Goes. Ce panneau avait été attribué alternativement à Roger Van der Weyden, à Thierry Bouts, à Jean van der Meire. Le distingué auteur de la Peinture flamande aurait-il changé d’avis ? Il est permis de le croire. Bien qu’il fasse partie de la commission des Musées royaux, le portrait de Charles le Téméraire a été rendu et reste acquis à Roger de Bruxelles…

Pourtant il est des hommes éminents qui considèrent cette attribution elle-même comme erronée. Il y a quelques jours, au Musée ancien, Jean de la Hoese et moi nous regardions ce tableau, placé à côté d’un portrait d’homme de Memlinc (nos 294-34). Nous avons étudié avec attention la facture, le dessin, le sentiment, la couleur des deux œuvres. Le brillant portraitiste, qui a quelque compétence et qui a beaucoup « travaillé » les anciens, m’assura qu’on pouvait sans crainte ; intervertir les noms, donner à Mendinc le splendide portrait du vaincu de Nancy qu’on croit être de Van der Weyden et rendre à celui-ci la froide et sèche physionomie voisine. Je rapporte cette opinion parce qu’elle est curieuse et qu’elle me donne raison de rester incrédule aux attributions qui ne sont point fondées sur des éléments positifs. Cette controverse m’a mené loin des manuscrits du sous-prieur Gillemans, la seule chose qui importe en tout ceci. Nous sommes servis en l’occurrence par des dates précises et des circonstances qui laissent, en somme, peu de place au doute. Dans l’histoire de l’art il ne faut jamais accueillir la fantaisie.

Mais, comme le dit si élégamment M. P. Buschmann « il est dans l’interêt de nos lecteurs » de clore cette trop longue correspondance. Je vous serais reconnaissant mon cher directeur, de vouloir publier cette lettre en réponse à celle de M. P. Buschmann.

Croyez, je vous prie, aux sentiments bien confraternels de votre dévoué,


  1. L’Art Moderne, n° 32.