L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/III
III
lohengrin (1850)
Ce n’est qu’en 1885 que l’on prépara sérieusement, à Paris, la mise en scène de ce fier chef-d’œuvre. Plus d’une raison pouvait faire croire que nul autre, dans le cycle Wagnérien, ne se présenterait devant le public avec plus de chances de charmer les uns et de calmer les défiances des autres. Au concert on avait acclamé tout ce qui avait pu en être détaché ; le style de la partition était clair, enthousiaste, plein de jeunesse : le sujet » basé sur une légende française, avait la terre flamande pour scène…
Carvalho, au temps où il montait, au Théâtre Lyrique, les chefs-d’œuvre méconnus de Gluck, de Mozart ou de Beethoven, avait déjà, à plus d’une reprise (en 1864, 1868, 1870) songé à faire place à Lohengrin sur ses programmes. Cette fois, il pensa bien toucher au but. Il en avait étudié de près la représentation, à Vienne, déjà les rôles étaient distribués : à Talazac et à Bouvet, à Emma Calvé et à Blanche Deschamps… Une opposition, sourde d’abord, grondante ensuite, faite bien plus de jalousies mesquines (comme nous n’en voyons que trop aujourd’hui, hélas !) que de susceptibilités excusables, aboutit à lui faire renoncer à ce beau dessein. À qui voudrait se rendre compte de l’état des esprits à cette époque, je ne puis mieux faire, sans insister davantage, que de signaler l’article écrit, d’un esprit excellent et d’une plume alerte, par Louis de Fourcaud, dans le Gaulois du 6 décembre 1885. Il vaudrait d’être reproduit. Ce fin critique, qui était aussi un noble cœur, fut d’ailleurs si sottement pris à parti, qu’il dut faire remarquer que la guerre de 70 l’avait vu s’engager, lui, à un âge où à peine on pouvait l’accepter, et qu’il avait peut-être le droit de déclarer que le vrai patriotisme est d’être soldat en temps de guerre, non de siffler des opéras en temps de paix[1].
L’Opéra aussi s’était déclaré un moment séduit, pour son compte, par l’entreprise, et déjà l’on nommait comme interprètes : Jean de Reszke, le nouveau triomphateur du Cid, Christine Nilsson, alors à Paris, et le baryton Devoyod, qu’on aurait engagé tout exprès.
Je ne referai pas ici la chronique du mémorable essai, mené cette fois jusqu’au bout, que la ténacité de Charles Lamoureux parvint à accomplir le 3 mai 1887, dans une salle spéciale, et à grands frais. Le triomphe fait à l’œuvre, d’autant plus incontestable qu’une petite partie seulement du public lui était d’avance acquise, exaspéra l’opposition systématique de certains journaux, encouragea les gamineries trop faciles de la rue, fit de ce simple événement musical je ne sais quel trouble de la paix publique. Lamoureux, qui eût pu, en réalité, tenir bon, préféra céder : le sacrifice, si complet, reste tout à son honneur.
D’autant plus que cette unique exécution est un de ses leurs titres de gloire. Outre que la partition était donnée dans son intégralité, — pour la première fois depuis les représentations dirigées par Liszt à Weimar en 1870, — l’orchestre et les chœurs atteignaient une perfection de voix, de mouvement, de vie, qui n’a jamais été dépassée depuis. Et l’éclatant début de Van Dyck, son héros favori, n’était-il pas aussi son œuvre ? Certes, celui-ci n’avait pas encore la maîtrise que nous avons tant de fois admirée depuis, mais quelle flamme de jeunesse enthousiaste, quelle conviction et déjà quelle sûreté musicale ! C’étaient ses premiers pas sur la scène, mais qui les a vus ne saurait les oublier : ils avaient la souplesse et la fermeté que donne la foi. Ses adieux au cygne et la façon dont il se présentait au Roi pour défendre Elsa donnaient vraiment l’impression d’un être surnaturel : plus tard, le duo d’amour ne semblait pas moins détaché de la terre : et quant au récit du Graal, sa ferveur fit passer comme un frisson d’aise. On apprécia encore, très sincèrement, la beauté de style de Fidès Devriès dans Elsa, la rudesse de Blauwaert dans Telramund ; enfin Auguez sut donner, par la simplicité mais la plénitude de son style vocal, au rôle secondaire du héraut, une valeur qu’il a bien rarement retrouvée et dont le souvenir de l’excellent artiste doit bénéficier.
Retenons cependant surtout le souvenir de la première représentation à l’Opéra, qui dut attendre jusqu’au 16 septembre 1891. Celle-là aussi eut ses péripéties dans la rue : mais on savait assez, désormais, que les causes de trouble qui ne sont nées que d’une imagination échauffée doivent être arrêtées sans hésitation, fût-ce par la force. Au bout de quelques soirs de précautions policières, les manifestations s’évanouirent pour ne plus reparaître. Dans la salle, depuis l’ovation jaillie de tous les rangs à la conclusion du prélude, l’exécution entière fut soulignée d’applaudissements enthousiastes. D’abord, pour la seconde fois, Lamoureux était au pupitre ; et l’on tenait à lui témoigner ainsi la sympathie pour les déboires passés comme la joie du triomphe présent. Puis, vraiment, la vie qu’il avait su insuffler aux chœurs et à l’orchestre était chose si nouvelle ! Sur la scène, chacun semblait avoir tellement à tâche de se montrer digne de l’œuvre radieuse qu’il devait défendre ! Peu de soirées furent aussi belles : peu vibrèrent en quelque sorte aussi harmonieusement de cet échange d’impressions, entre les interprètes et le public, sans lequel il n’est pas d’effet absolu.
Cette vibration, si favorable à certains artistes, nul ne la créait plus chaleureuse que Van Dyck, dont cette soirée consacrait bien aussi la revanche, et qui, comme l’écrivit un critique pourtant difficile, « tenait positivement l’auditoire suspendu à ses lèvres ». Aussi bien son nouveau Lohengrin était-il comme l’épreuve définitive de l’essai précédent, — et telle, que Mme Wagner ne devait pas hésiter à lui faire créer le rôle à Bayreuth même (en 1894). À l’époque où nous sommes, il avait bien des fois déjà évoqué ce héros chevaleresque à Vienne et sur les principales scènes de Hollande. À Paris, on s’éprit tout de suite de sa « ferveur mystique », de la noblesse, l’ « élévation surhumaine » de tout son personnage, dont l’expression, l’attitude, le geste, semblaient l’émanation d’une essence supérieure. Le succès de l’œuvre fut si éclatant, que les adversaires résolus de Wagner l’imputaient à cet interprète irrésistible et prédisaient que son départ le ferait éteindre.
Jugement absurde et injuste. D’abord, peu d’Elsa furent aussi touchantes et d’une voix aussi pure, aussi nuancée, que Rose Caron, dont Reyer écrivait que « sa petite tête au profil de médaille, encadrée de longues boucles, sa robe de vestale, ses attitudes alanguies, ses gestes toujours si nobles, si expressifs, formaient un ensemble d’un charme inexprimable et tout à fait enveloppant ». Elle évoquait avec un tact parfait l’impression d’une âme ingénue et désarmée que trouble une vague terreur ; mais elle ne manquait ni d’émotion ni d’élan.
En face d’elle, Maurice Renaud donnait un relief des plus intéressants à Telramund. Avec une voix souple et mordante, très habilement conduite, il rendait vigoureusement cette spontanéité, constamment renaissante, d’un esprit borné mais qu’excite à propos la perfidie de celle qui le mène à son gré.
Puis c’était Delmas, plein d’autorité calme, superbe de voix et de caractère dans le Roi. Malheur à l’interprète qui ne sait pas maintenir à son rang suprême ce rôle en apparence secondaire : il fausse toute l’harmonie de l’ensemble. C’est une crainte qui ne venait jamais à la pensée avec un pareil artiste. On citera encore, au moins pour leur prestance et leur voix, Plançon et Édouard de Reszke ; on appréciera surtout le style large et sérieux d’André Gresse, le fils, qui en somme, après Delmas, reste le principal et le meilleur interprète de Henri l’Oiseleur.
Ortrude était moins heureusement incarnée, et du reste bien peu d’Ortrudes surent, ici, mettre en valeur la beauté de ce rôle. Ce n’est pas une grosse voix désordonnée et un jeu tumultueux qui peuvent donner à ce personnage farouche mais concentré le grand style qui lui est indispensable. On y eût souhaité, par exemple, Gabriello Krauss. Aussi Éva Dufrane, qui justement avait suppléé cette noble tragédienne dans la plupart de ses rôles, se montra-t-elle, dans celui-ci, toute à son honneur. Je citerai encore l’adresse de Mme Deschamps-Jehin, et surtout l’âpreté nerveuse et sonore de Mme Chrétien-Vaguet, que l’on avait eu tort de faire d’abord paraître en Elsa, et dont toutes les qualités s’accordaient, au contraire, au profit d’Ortrude.
Les trois premiers personnages du drame ont bénéficié de quelques interprètes remarquables. Ce sont des rôles si heureusement conçus, qu’ils mettent aisément en lumière les vraies qualités d’un artiste, et les font d’autant plus valoir qu’il est plus sincère La principale difficulté à vaincre, — il en est d’ailleurs de même pour tous les drames de Wagner, et l’on s’étonne que les directeurs ne le comprennent pas mieux, — c’est que les qualités diverses des interprètes soient harmonieuses entre elles, et qu’un même esprit les guide. N’est-ce pas, au fond, tout le secret des exécutions de Bayreuth, et par quoi, avec, souvent, de bien moindres beautés vocales ou scéniques, elles donnaient des impressions sans analogue ailleurs ?
Je rappellerai surtout, sous l’armure d’argent de Lohengrin : Verguet, qui avait une voix de charme et de style, d’un timbre excellent dans les ensembles ; Alvarez, auquel la conviction surtout faisait défaut, mais qui ne manquait pas d’ampleur ; Jean de Reszke, dont l’élégance et la diction étaient incontestablement séduisantes, mais d’un homme et d’un amoureux plus que d’un héros mystique ; Scaramberg, dont la simplicité et l’émotion s’efforçaient au contraire, avec goût, d’évoquer cette impression surhumaine ; Franz, aux notes chaudes et vibrantes… Van Dyck reparut naturellement assez souvent, et, par exemple, tout exprès pour la centième de l’ouvrage (qui eut lieu le 7 mai 1894).
Mme Caron, qui conserva longtemps aussi son rôle, fut suppléée avec talent par Mme Bosman. Louise Grandjean, pour son souci de la composition du personnage, s’y montra souvent digne d’éloges, et encore Aïno Ackté, très pure de style, Yvonne Duhel, charmante de jeunesse ingénue, Maria Kousnezoff, si belle d’attitude et de voix, Jeanne Hatto, pleine de noblesse et de gravité…
Renaud trouva peu de successeurs qui ne le fissent regretter. La voix mordante du jeune Duclos est une de celles qui sonnèrent le plus heureusement dans le rôle de Telramund, où Roselly se distingua en dernier lieu.
Lohengrin a été, de beaucoup, le plus constant succès du cycle wagnérien à l’Opéra. En vingt-trois ans il a obtenu 331 représentations, dont 73 pendant les deux premières années.
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Rose Caron dans Lohengrin.
(Elsa). |
Cliché Benque. | |
(Logengrin.)
- ↑ Cf. encore les articles du 13 et du 16 janvier 1886, toujours dans le Gaulois.