L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/IV
IV
tristan et isolde (1865)
Au souvenir de la première représentation de cette œuvre, — dans la salle du Nouveau-Théâtre, le 28 octobre 1899, — reste indissolublement lié celui de Charles Lamoureux, qui survécut à peine à l’admirable effort accompli. Bien que l’enceinte fût trop petite, et bien que l’interprétation lyrique n’eût pas cette homogénéité que nous avions tant appréciée dans les précédentes créations françaises des drames wagnériens, l’œuvre, intégralement exécutée, était rendue avec une telle perfection, par l’orchestre, et son esprit même vibrait en quelque sorte avec une telle intensité, sous la baguette de ce chef incomparable, qu’il serait de toute injustice d’en oublier le mérite et la haute valeur.
Trois mois d’études avaient été nécessaires pour la mise au point. Lamoureux avait pensé d’abord, en vue des trois rôles de Tristan, Kurwenal et Marke : à Van Dyck, naturellement, ou, à son défaut, à Jean de Reszke (qui avait eu, à l’étranger, de grands succès dans le personnage de Tristan, à certains égards si bien fait pour lui) ; à Van Rooy, le robuste baryton ; et à Édouard de Reszke. Mais tous avaient alors des engagements en Amérique, qui les rendaient indisponibles. Il s’adressa encore à Cossira, un vaillant ténor, mais qu’effraya la responsabilité d’un tel rôle en scène, bien qu’il l’eût assumé, presque en entier, nous l’avons vu, au concert. Gibert pensa qu’il « aurait du moins l’honneur de l’avoir entrepris ». Et de fait, il serait peu équitable de ne pas lui tenir compte de l’effort accompli par sa fougue et son élan. Sainprey et Vallier tinrent leurs personnages avec honneur : l’un (dont on s’étonne que la longue carrière n’ait été que récemment parisienne) par son accent vigoureux et sa belle allure, l’autre par son autorité et la sonorité de son timbre de basse.
Isolde et Brangaine, elles, ne pouvaient être plus noblement incarnées que par Mmes Litvinne et Bréma. Cette dernière, par le goût si plastique de son geste et la sincérité simple de son jeu, comme par l’émotion de sa voix, notamment dans les appels nocturnes du haut de la tour, donna au personnage de Brangaine une beauté harmonieuse et un caractère qu’on n’a vraiment pas retrouvés depuis. Félia Litvinne peut également compter cette création d’Isolde parmi les plus puissantes et les plus dignes d’elle que nous ayons jamais applaudies. L’égalité soutenue de sa voix si lumineuse, la sûreté de sa diction lyrique, au premier acte, la grandeur de son style à la scène sublime de la mort de Tristan, ne peuvent s’effacer de la mémoire. Nous l’avons, au surplus, revue au Château-d’eau, puis à l’Opéra, quelques années après, sinon plus belle, du moins plus chaleureuse, plus vibrante encore.
L’entreprise de Charles Lamoureux, que la mort a empêché, on le sait, d’étendre, sur une scène spéciale, à l’ensemble de l’œuvre wagnérienne, n’a pas eu de seconde à l’Opéra directement, mais au théâtre du Château-d’eau, en 1902, dans une série d’exécutions patronnées (comme celles de 1899) par la Société des Grandes Auditions musicales. Cette fois, c’est Alfred Cortot, pour ses débuts au pupitre (alternant avec le Crépuscule des Dieux), qui dirigeait, à son honneur, les représentations. La première eut lieu le 1er juin. On y applaudit de nouveau Félia Litvinne, avec Mme Olitzka, Brangaine d’une belle sincérité, Henri Albers, nerveux Kurwenal et Daraux, consciencieux Marke. Mme Ada Adiny fut aussi une belle Isolde, au geste large, à la voix passionnée. Dalmorès incarna Tristan avec fougue, mais sans simplicité : exagérant la netteté rythmique des chanteurs allemands, il donnait à sa diction une allure heurtée, saccadée, qui ôtait tout style à son admirable personnage. Le vrai régal de ces soirées fut l’apparition, unique malheureusement, d’Ernest Van Dyck. Celui-là savait prendre les qualités de l’école lyrique allemande et non ses défauts ; surtout, il savait être lui-même, et l’avait déjà prouvé dans Tristan en Angleterre et en Amérique. Nous le retrouverons à l’Opéra.
Sur notre première scène, c’est deux ans plus tard que l’œuvre fut installée au répertoire, le 14 décembre 1904, sous la direction très soigneuse, très minutieuse (un peu trop peut-être) de Taffanel. Chose curieuse, une fois de plus, l’interprétation manquait un peu d’équilibre et décevait sans qu’on s’en rendît trop compte : si bien même, que l’impression ne s’imposa pas, d’un succès durable comme celui des précédentes partitions. Ce drame emporté de passion, frémissant d’une lutte surhumaine, semblait languir par instant et manquer d’accent. C’est que l’ampleur sonore, l’exquis nuancé et la beauté de timbre d’Alvarez, dans Tristan, ne pouvaient évoquer que le côté extérieur de ce rôle admirable, et que celui qui forçait les applaudissements par les plus séduisantes qualités vocales, c’était en somme Alvarez et non Tristan même. Cependant Isolde était supérieurement rendue par Louise Grandjean, qui peut-être n’avait encore jamais paru autant à son avantage : la souplesse de son jeu fier et tendre, la sûreté de sa diction, la chaleur de son émotion, furent des plus appréciables. À côté d’elle, Rose Féart incarnait une Brangaine un peu jeune, et de voix trop semblable à celle d’Isolde, mais dont les appels dans la nuit étaient d’une harmonieuse beauté. Delmas vivait un Kurwenal excellent, joyeusement rude au premier acte, attentif, affectueux, fraternel au troisième : enfin André Gresse ne méritait que des éloges dans le roi Marke, dont il savait rendre avec tact la noblesse douloureuse et dont il articulait à merveille le grave langage.
Cependant le vrai « départ » de l’œuvre date de la prise de possession du héros Tristan par Van Dyck, quelques mois plus tard, le 10 avril. De la vie prodigieuse dont il l’imprégnait, étude d’âme telle qu’on en a bien rarement vue sur la scène lyrique, mais d’ailleurs aussi des enseignements que son expérience avait données aux répétitions, — et dont ses camarades avaient été profondément impressionnés, — toute la représentation se ressentit, dans la salle comme sur la scène. J’ai déjà dit combien cet artiste agissait directement, « portait » sur le public : jamais cet effet ne fut plus éclatant. Il suffira, sans insister outre mesure, de rappeler l’expression concentrée, la finesse, puis l’ampleur, de son dialogue avec Isolde au premier acte ; l’élan affolé d’abord, puis caressant, de leur scène au second ; enfin tout le troisième acte, où, presque immobile, il savait faire passer un tel souffle de poésie, de douleur, d’amour, dans ses phrases haletantes[1]. J’ai déjà dit que presque toutes ses incarnations offrent quelque minute saisissante, inoubliable… Rappelez-vous l’instant de sa mort, lorsqu’il accourt en chancelant au-devant de sa bien-aimée, murmure simplement « Isolde ! » et défaille tout en la fixant éperdument de ses yeux qui semblent devenir vitreux !… Les larmes montent, irrésistibles !
Van Dyck resta le seul Tristan jusqu’en 1912, où le valeureux ténor de la Monnaie, Verdier, parut deux fois dans le rôle, non sans caractère, et 1913, où la belle voix de Paul Franz et sa sûre articulation suppléèrent à un ton encore trop égal, un geste trop impassible.
Parmi les Kurwenal qui succédèrent à Delmas, l’excellent baryton Dufranne est surtout à signaler, pour sa rudesse sonore et son jeu attentif. Brangaine mit particulièrement en relief Mlle Le Senne, qui donnait bien toute sa valeur au personnage. Quant à Isolde, chacune de ses interprètes doit être rappelée. Il est superflu d’insister sur le plaisir qu’on éprouva à revoir Félia Litvinne, si noble et si pathétique, mais l’apparition, pour quelques soirs, de Mme Nordica, fut loin d’être sans attrait ; Marcelle Demongeot, dont la profonde étude du rôle était manifeste, lui prêta, avec une voix d’une sûreté infaillible, des nuances d’une douceur vraiment exquise ; et Mlle Mérentié fit encore apprécier un accent vibrant, une chaude émotion.
69 représentations en dix ans, tel est le chiffre atteint par Tristan et Isolde à l’Opéra.
TRISTAN | KURWENAL | MARKE | ISOLDE | BRANGAINE | |
Dir. Lamoureux. Chevillard 1899 (Nouveau-Théâtre) |
Gibert. Lafarge. |
Sainprey. |
Vallier. |
Litvinne. Pacary. Janssen. |
Bréma. Darlays. |
Dir. Cortot, 1902 (Château-d’eau) |
Dalmorès. Van Dyck. |
Albers |
Daraux. |
Litvinne. Adiny. |
Olitzka. |
Dir. Tafanel, 1904 (Opéra) |
Alvarez. |
Delmas. |
Gresse fils. |
Grandjean. |
Féart. |
1905 | Van Dyck. | Bartet. | Caro-Lucas. | ||
1907 | Litvinne. | ||||
1908 | Beck. | Paty. | Paquot-d’Assy. | ||
1909 | Dufranne. | ||||
1910 | Dangès. | Nordica. | Le Senne. | ||
1911 | Duclos | Dubois-Lauger. | |||
1912 | Verdier. | Demougeot. | |||
1913 | Franz. | Roselly. Cerdan. |
Cerdan. | Mérentié. | Daumas. Bonnet-Baron. |
Felia Litvinne, dans Tristan et Isolde.
(Isolde.) |
Ernest Van Dyck dans Tristan et Isolde.
(Tristan). |
Cliché P. Benque. | |
(Isolde.)
Cliché Reutlinger. | |
(Kurwenal.)
- ↑ « C’est (écrivait un jour, très justement M. Pierre Lalo) l’unique Tristan qui ne soit pas opprimé, accablé, écrasé par cet acte formidable et sublime. Tous les autres paraissent y soutenir une lutte inégale : la plupart succombent : les moins débiles ont une bataille indécise ; aucun ne tient la victoire. M. Van Dyck seul donne la sensation qu’il mène le combat à son gré, qu’il domine et possède le rôle, tant la composition en est ferme et puissante. Et en même temps que cette composition et cette autorité, il a l’émotion ; on ne peut exprimer avec plus de force la fièvre, l’angoisse d’amour et la mort de Tristan. »