L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/VI/B
B. — La Valkyrie (1870).
La Valkyrie, au contraire, n’a presque pas quitté la scène pendant les vingt et un ans qui se sont écoulés depuis le 12 mai 1893, où elle y est montée, et 69 représentations, en moins de deux ans, montrent assez l’attrait qu’elle exerçait.
Il était considérable, à l’avance. Les concerts y avaient préparé : le public apportait une curiosité extrême, qu’une exécution excellente, sous la conduite d’Édouard Colonne, une interprétation jeune et vibrante, une mise en scène très réussie, satisfirent largement. La seule critique sérieuse porta sur les coupures, trop légèrement pratiquées, au second acte particulièrement. On fut plus respectueux par la suite.
Une autre porta sur la traduction de Victor Wilder, qui ne manquait pas non plus de sans-gêne avec le texte. Il est probable qu’on n’y aurait guère fait attention si justement, chacun des interprètes n’avait donné des soins particuliers à bien articuler. L’exemple venait de Van Dyck, naturellement. Cette fois les intransigeants du texte lui en voulurent presque, de si bien prononcer ! Quelle profonde incarnation du personnage ne donnait-il pas ? Comme on sentait bien, avec lui, que le malheureux Siegmund est le jouet d’une destinée qu’il ignore ! Quelle joie de vivre et d’aimer, quel enthousiasme, chez le fils de Wotan, que ce dieu borné sacrifie si délibérément et comme par dépit de son erreur ! Un critique peu suspect de wagnérisme, Heugel, résumait son jugement par ces mots : « Van Dick ne sacrifie rien à son succès personnel et interprète l’œuvre pour elle-même. C’est un artiste qui ne trahit pas. » Jamais mot ne fut plus exact. La franchise, la sincérité de ses récits du premier acte, et la variété des effets nés de cette spontanéité, de cette mobilité même du caractère de Siegmund, constituaient une évolution de vie qu’on ne se lassait pas de suivre et de pénétrer. Souvenez-vous du sentiment de détresse mystérieuse qui l’étreignait en prononçant ces mots de son récit : « Mon père… avait… disparu !… » et de l’élan irrésistible avec lequel il enlevait toute la conclusion glorieuse de ce premier acte ! Rappelez-vous l’intensité pathétique de son émotion dans la scène du second, où lui apparaît Brunnhilde !
Delmas a remporté sa plus belle victoire avec le personnage de Wotan. Cette soirée a été comme le coup de barre décisif de sa carrière, pourtant déjà si valeureuse. Physique et voix, son talent mettait en valeur les dons les mieux appropriés au rôle, et l’on ne pouvait rêver évocation plus complète du dieu : ampleur et sobriété, énergie, lorsqu’il croit encore à la réalisation de ses desseins, grandeur simple quand il doit s’incliner devant des arrêts plus forts que les siens, son personnage était souverainement beau. La scène finale, avec Brunnhilde, et l’incantation du feu, qui couronne le drame, étaient dites dans un style incomparable.
L’apparition de Lucienne Bréval ne lui pas moins glorieuse : son jeune talent, presque à ses débuts, s’épanouissait dans ce fier rôle de la Valkyrie avec une flamme audacieuse, une passion vibrante, une harmonie de visage et de gestes qui étaient vraiment de toute beauté. C’est dans cet ensemble de qualités, cette sûreté d’exécution, que prennent leur prix les élans, les cris de la vierge guerrière, trop souvent « vulgarisés ». L’exubérance de son personnage offrait d’ailleurs le plus juste contraste avec la noblesse passive et résignée de Sieglinde, c’est-à-dire Mme Rose Caron. Ah ! que firent preuve de peu de jugement ceux qui, cette fois, ne voulurent pas comprendre et apprécier la grande artiste ! Quelle grâce discrète et quelle finesse de race ne montrait-elle pas au premier acte, entre la brute qui l’avait conquise et le héros libérateur vers qui, d’instinct, bondissait son âme opprimée ! Quelle pureté de lignes, dirai-je, dans son récit !… et plus tard, quelle grandeur lorsque tout son espoir s’est effondré sous un nouveau coup du destin ! Comment ne pas se sentir tout ému encore en évoquant la façon dont elle laissait tomber de ses lèvres, au milieu de l’agitation sonore des valkyries apitoyées, cette phrase si simple : « N’ayez nul souci de mon sort !… » — Oui, comme l’a dit quelqu’un, Mme Caron prenait, d’un geste, d’une intonation !
Gresse était un excellent Hunding. Sa sincérité et sa conviction n’étaient pas moins dignes d’éloges que sa robuste voix. Mme Deschamps-Jehin déployait une louable et sonore énergie dans Fricka. Quant aux Valkyries, dont on se rappelle l’effet prodigieux aux premières représentations, nommons-les ici : pareil chœur ne se retrouvera plus. C’étaient Mmes Marey, Carrère, Berthet, Héglon, Agussol, Janssen, Fayolle et Vincent.
La plupart des ténors qui ont paru sur la scène de l’Opéra, même les moins faits pour comprendre pareille tâche, ont interprété Sigmund, bien que Van Dyck, à l’occasion, l’ait incarné jusqu’en 1913. Le plus remarquable à coup sûr, ici encore, a été son successeur immédiat, Albert Saléza, nature chaude et passionnée, avec un charme très prenant. Son seul écueil, mais pour presque tous est le même, c’était la scène de l’apparition de Brunnhilde, qui demande une ampleur dans le grave que possèdent fort peu de ténors. Son succès fut très grand et très mérité, à plusieurs reprises. On citera aussi, au moins pour sa belle voix. Alvarez, qui, lui, avait un très beau registre grave, puis, pour leurs efforts méritoires et dramatiquement intéressants : Lafarge, Godard, Swolfs, Franz, Verdier…
Brunnhilde a également varié, très souvent, d’interprète. Nulle ne fut plus impressionnante que Félia Litvinne. Avec elle et Van Dyck, la scène du second acte était incomparable. Au dernier acte, moins vibrante que Lucienne Bréval, mais plus touchante, elle joignait à la pureté exquise de sa voix des attitudes et une émotion concentrée qui étaient des plus impressionnantes. D’autres encore, telles Mlles Demougeot et Grandjean méritent qu’on se souvienne de leur belle vaillance, de leur style vigoureux.
Il y a eu des Sieglinde de goût et de style : Mlle Hatto par exemple, dont le sentiment était sincère et très pur, la ligne harmonieuse, et Mme Paquot d’Asie, dont la voix, sonore avec charme, ne laissait pas tomber une syllabe. Fricka n’a probablement pas été plus heureusement évoquée que par Mme Héglon, dès le début. Quand on a dit de ce personnage qu’il est insupportable et que son rôle est sacrifié, on croit avoir tout dit… C’est que jamais on ne s’aperçoit qu’il doit s’imposer au premier plan, et avec une majesté, une noblesse, une autorité qui fassent comprendre sa victoire sur Wotan et pourquoi celui-ci s’incline et se dément. Dans Wotan, Delmas n’a été qu’accidentellement remplacé. Mais Hunding a eu plus d’un titulaire intéressant : Dubulle, Nivette, d’Assy, Gresse fils…
Colonne ne dirigea que les 18 premières représentations. Taffanel lui succéda, avec cette conscience, ce souci musical dont on ne doit pas perdre le souvenir. J’ai déjà dit l’éclatant succès de l’œuvre : 69 soirées en deux années, dont 46 la première, en témoignent assez. Il se soutint moins, par la suite, que celui de Lohengrin et de Tannhaeuser, probablement faute d’interprètes. Au total, la Valkyrie a atteint le chiffre de 225 soit une moyenne annuelle de 11.
SIEGMUND | WOTAN | HUNDING | BRUNNHILDE | SIEGLINDE | FRICKA | |
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Dir. Colonne. 1893 (Opéra) |
Van Dyck. Saléza. Dupeyron. Alvarez. |
Delmas. Fournets. |
Gresse. Chambon. Dubulle |
Bréval. Dufrane. Chrétien. |
R. Caron. Bosman. Martini. |
Deschamps-
Jehin. |
1894 | Bourgeois. | Carrère. | Dufrane. | |||
1896 | Duffaut. Lafarge. |
Bartet. | Paty. | Ganne. | Kutscherra. | |
1898 | Courtois. | Picard. | Marcy. | |||
1899 | Demauroy. | Flahaut. | ||||
1901 | Rousselière. | Marcy. | Courty. | |||
1904 | Demougeot. | Hatto. | ||||
1905 | Nivette. | Grandjean. | ||||
1906 | Dubois. | Borgo. Féart. |
Margy. | |||
1907 | D’Assy | Litvinne. | Paquot d’Assy. Mérentié. |
Durif. | ||
1909 | Godard. | Whitehill. | Journet. Gresse fils. |
Le Senne. | Carlyle. | Lapeyrette. Charbonnel. |
1910 | Swolfs. Franz. |
Journet. | Lequien. Vallier. |
Henriquez. Bourdon. |
Dubois-Lauger. | |
1911 | Daumas. | |||||
1912 | Marvini. | |||||
1913 | Verdier. | Mérentié. |
Cliché A. Dupont. | |
(Siegmund.)
Cliché Benque. | |
(Sieglinde.)
Cliché Benque. | |
(Hunding.)