L’Œuvre de Richard Wagner à Paris et ses interprètes/Le Cycle Wagnérien au théâtre/VI/C

La bibliothèque libre.
Maurice Senart et Cie, éditeur (p. 70-72).

C. — Siegfried (1876).

Une mise en scène très réussie n’avait pas été inutile au premier effet de la Valkyrie sur le public. La chevauchée du troisième acte, en particulier, que rendaient réalisable, presque au naturel, les vastes espaces de la scène de l’Opéra, avait paru des plus adroitement évoquée. Siegfried offrait aussi ses difficultés et ses attractions : le « ver » monstrueux, Fafner, ou l’ascension de Siegfried vers Brunnhilde endormie… Leur réalisation satisfit les plus difficiles. Mais c’est l’exécution musicale qui compte surtout, et elle fut vraiment remarquable, sous la direction attentive et vivante de Taffanel

Cette fois, Jean de Reszke était revenu d’Amérique tout exprès pour ce rôle qui l’avait toujours particulièrement séduit et qu’il possédait depuis longtemps. Ce n’est pas qu’il en réalisât complètement le caractère. La maturité de son talent était moins faite pour la force sans contrainte et la fougue désordonnée, essentielle au personnage, que pour la grâce adorable, la finesse, le charme, la poésie… qu’évoque constamment aussi cette musique et qui ne sont pas moins essentielles. En sorte que si les chants de la forge, au premier acte, paraissaient un peu froids et la scène du réveil de Brunnhilde un peu dépourvue de passion, les rêveries dans la forêt, en revanche, étaient délicieuses avec lui, d’un sentiment pénétrant, d’un goût incomparable ; et les scènes suivantes, sa victoire sur Fafner, sa victoire sur Wotan, brillaient d’un éclat jeune et enthousiaste vraiment surprenant. En somme, un jeu libre, alerte, naturel, et une diction juste, nette, souverainement adroite, ce sont là qualités qui n’avaient jamais été applaudies plus à propos chez l’artiste, et qui ont très fièrement couronné sa longue carrière.

Wotan, ou le Voyageur, a, bien entendu, trouvé en Delmas son interprète-type, avec un mélange de hauteur et de bonhomie, d’ironie et d’émotion, qui donnait beaucoup de sincérité au personnage. Sa prestance et sa voix superbe rendaient dans un style magnifique l’évocation d’Erda. — Mime a été très curieusement évoqué par Laffitte, qui s’était montré un alerte David, mais qu’on n’aurait pas soupçonné aussi ingénieusement comique et… répugnant. On remarqua l’adresse et la vérité de son débit, qui utilisait, selon l’occasion, le chant rythmé et le presque parlé. Le timbre très cuivré de sa voix le servait en ceci. Alberich, farouche et violent, ne pouvait être qu’évoqué à souhait par l’organe sonore de Noté. Brunnhilde parut assez pâle avec Louise Grandjean ; mais le tableau final avait été tellement remanié !... Mme  Héglon donnait à Erda de belles notes de cloche. Enfin c’est la gentille voix de Bessie Abott qui faisait parler l’oiseau du second acte, et les robustes notes de Paty qui retentissaient dans le porte-voix de Fafner.

Rousselière succéda à Jean de Reszke : peu d’interprètes d’un même personnage pouvaient être aussi dissemblables, autant comme physique que comme talent. Siegfried perdit son style et son charme, mais gagna une fougue, un relief, une vaillance désordonnée qui n’en firent pas moins honneur au jeune ténor, dont c’est, de beaucoup, le meilleur rôle wagnérien. Dalmorès aussi parut dans le héros Siegfried, avec aisance mais sans ampleur. Fabert dut à sa voix adroite mais un peu spéciale de débuter dans Mime et d’y réussir à souhait, avec un jeu souple et en musicien. Duclos prit, de son côté, le personnage d’Alberich, en même temps qu’il l’évoquait dans l’Or du Rhin. Brunnhilde retrouva aussi ses plus valeureuses interprètes de la Valkyrie et du Crépuscule des Dieux : Félia Litvinne, Marcelle Demougeot, Lucienne Bréval. Pour ce personnage, tout au moins, l’unité était souhaitable et fut heureusement réalisée.

Je reviendrai tout à l’heure sur les représentations d’ensemble du cycle. Comme l’Or du Rhin, ce n’est qu’à elles que Siegfried dut d’être maintenu à la scène pendant les dernières années. Au total, il n’a récolté, à l’Opéra, que 40 représentations en six années, dont 21 la première.

SIEGFRIED
SIEGFRIED MIME LE VOYAGEUR ALBERICH BRUNNHILDE ERDA
Dir.
Taffanel,
1902 (Opéra)
J. de Reszke. Laffite. Delmas.
Gresse fils.
Noté. Grandjean. Héglon.
Flahaut.
1904 Rousselière.
1909 Fabert. Duclos. Litvinne.
Pacary.
Charbonnel.
1911 Dalmorès. Charny.
1912 Demougeot.
Bréval.

Maurice Senart et Cie, éditeur (p. Pl. XVII-Pl. XVIII).


Cliché Nadar.
Jean Delmas dans Siegfried
(Le Voyageur.)

Pl. XVII.



Cliché Nadar.
Jean de Reszke dans Siegfried.
(Siegfried.)

Pl. XVIII.