L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Au Querini enfermé dans une tour

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 200-202).

AU QUERINI, ENFERMÉ DANS UNE TOUR

Querini, de ton infortuné destin
Ne te plains pas ; songe qu’ont été bannis
Et Camille et même Cicéron,
De cette grande République Romaine.

À ces vicissitudes la vertu la plus forte
A toujours été sujette, et juste au moment
Que vous êtes le plus haut, qu’on vous honore le plus,
L’envie vous précipite et vous renverse.

Cela s’est vu dans le plus grand pays :
Thémistocle et Miltiade, les pauvres hères,
Ont été exilés par les Athéniens ;

Non seulement par le sort de ces malheureux
Consolez-vous, mais encore en songeant que ces accidents
N’arrivent jamais aux viédazes.

SUR LE MÊME SUJET

Ce grand homme, cet esprit élevé,
Ce génie si pur et si beau,
On l’a mis et enfermé dans une Tour,
Et nul ne peut savoir ce qu’il devient.

Mais puissance de Dieu ! qu’a-t-il donc fait,
Pour qu’on le traite ainsi comme un rebelle ?
On ne peut lui ôter un poil de son honneur,
Car il n’y avait pas d’honneur plus honoré.

On lui a enlevé, en l’enfermant là,
Et son renom et sa liberté, quoi de plus
Lui pouviez-vous enlever en un moment ?

Mais qu’ils fassent de lui ce qu’ils voudront,
Qu’ils le fassent par surcroît mourir de faim,
Jamais ils ne lui ôteront sa vertu.

AU MÊME

Tu portes sur toi-même ton trésor ;
Envoie se faire foutre les Avogadors,
Et tout ce qu’il y a au monde de Procurateurs,
De Sages du Collège et de Manteaux d’or.

Les coïons sont ceux qui croient trouver
Leur réconfort au milieu des honneurs ;
Mais le philosophe s’éloigne de ces vains bruits,
Et se boute dans le cul Sénat et Tribunal.


Réjouis-toi en toi-même et vois, dans cette Tour,
S’il t’est possible de bulgariser quelque jeune gars
Ou de te faire par un soldat manuéliser.

L’affront qu’on te fait n’est qu’une bagatelle ;
Console-toi, ils ne t’ont pas pris le meilleur,
Si, grâce au Seigneur ils t’ont laissé ton cas.

SUR LE MÊME SUJET

Tel dit qu’il est condamné à dix ans,
Tel à deux, tel à cinq et tel à quelques mois ;
Est-il possible que tous soient incivils,
Et que pas un ne me tire de cette inquiétude !

D’autres disent : « Dans cette Chambre, ils sont plus humains,
« Ils le soulageront d’une si lourde peine ;
« Les Correcteurs sont tous gens fort courtois,
« Ils voudront lui compenser ces désagréments. »

D’autres disent : « Croyez-le, je suis sûr
« Que le Tribunal le fera sortir de là ; »
Et d’autres : « Un Avogador en appellera. »

Tous en somme prétendent qu’il sortira bientôt
Et sera rétabli dans son honneur,
Mais en attendant mon ami va mourir.