L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Il fait l’éloge de l’Osteria

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 105-109).

IL FAIT L’ÉLOGE DE L’OSTERIA

Observez l’osteria ; quelle belle maison,
Bien autre que la professe du Gesu !
On n’y voit jamais entrer des hommes,
De ceux à qui la moniche déplaît.

Là tout le monde est envahi
De l’esprit divin que chacun a bu,
Et quand on est en extase, qu’on n’en peut plus,
À sa divine on applique des baisers.

Par cette porte les Dames entrent en cachette,
Et pendant que l’une vient, l’autre s’en va,
Telle avec son marquis et telle avec son comte.

Du coucher du soleil jusqu’à l’aurore,
Et de l’aurore jusqu’à ce que le soleil parte,
On chie, on mange, on boit, on pisse et on jouit.

SUR LE MÊME SUJET

Tercets

Vous me demandez si j’ai un casino ? je vous réponds
Que j’en ai plus de dix à ma disposition,
Et tous meilleurs l’un que l’autre ; oui mon ami.

Par des valets qui ne se croisent pas les bras,
Je suis servi avec la plus grande attention,
Et on me donne tout ce que je demande.

Si bien que j’en ai plus d’estime et de dévotion
Pour le premier qui, en ce monde, s’est fait hôte,
Que pour celui qui inventa la procession.

Je trouve toujours tout cuits un bouilli, un rôti,
Et aussitôt mangé, arrive en grande hâte
Celui qui m’a servi m’apporter le compte.

Si vous voulez que je confesse la vérité,
Il me plaît bien plus d’aller à l’osteria,
Que, les jours de fête, d’aller à la messe.

Là on se rend tout seul, ou bien en compagnie,
Et l’on s’y rend avec sa chère maîtresse,
Bien sûr que nul ne vous en chassera.

Oh ! c’est là une existence bénie
C’est le véritable état de Nature !
Tout le reste, qu’on se le boute sur le cul.

À quoi sert, pour manger, tant d’apprêt ?
Là on mange avec cette simplicité
Dont on usait avant de connaître l’écriture.


Il n’est pas d’endroit plus plaisant au monde ;
Il éveille l’idée des Bacchanales,
Telles que les faisait Rome à son premier âge.

L’Hôte semble un général avec ses officiers,
Les casseroles servent de mousquets et de canons,
Les armes blanches sont broches, carafes et bouteilles.

Ces rôtis qui tournent au-dessus des chenets,
Et ce feu, qui ressemble à la fournaise,
Où se sont précipités ces bons coïons,

Je m’étonne que tant de bonnes choses ne plaisent
À toutes gens, et qu’il y en ait
Qui aiment mieux manger à la maison.

Comment peut-il exister des gens
Qui préfèrent rester chez eux à s’ennuyer,
Quand ils pourraient aller dans ces bordels ?

Avant d’y entrer on se pince la bouche ;
Quand on y est, on se sent une joie
Qui vous donne plus envie d’aller dans la rainure.

Voir l’osteria, c’est un beau spectacle ;
Tel va, tel vient, tel crie, tel cogne les plats,
Et tel à force de rire véritablement crève.

Là on chante, on danse comme des fous,
Et toutes les chambres sont pleines
De putains, de bardaches, de prêtres et de moines.

Autant de salons, autant de soupers ;
Tels jouent à la bassette, tels à la mourre,
Et l’on entend chanter mille refrains.


Tels vont à certaine porte, dedans et dehors ;
Tels montent pour manger, tels descendent pleins,
Tels jouent, mangent, boivent, pissent et jouissent.

De cette façon se passent d’heureux jours
Et quand on est là, il me semble
Qu’en tel centre se trouvent les vrais biens ;

La plupart de ces choses on peut les faire ailleurs,
Mais si nous réfléchissons à telle ou telle,
Nous verrons qu’elles manquent souvent.

De leur nature toutes sont belles,
Mais leur goût a autant de différence
Qu’il y en a entre l’esturgeon et la sardine.

Ah ! cette licence permise aux masques,
Le sans-gêne, la liberté,
Dont on jouit là, en bonne conscience,

Font que tout y plaît beaucoup plus,
Si bien que, pour ne pas aller à l’osteria,
Je ne voudrais être Sa Sainteté.

À quoi sert de manger avec un grand luxe
Dans des assiettes d’argent et des plats d’or,
Si l’on ne mange pas avec plaisir ?

Quand vous êtes las, c’est un bon gîte,
Et en voyage, quand on arrive à l’osteria,
Il semblerait qu’on ait trouvé quelque trésor.

Toutes les facultés jouissent : l’intellective
En songeant que tout de suite on aura à manger,
Et en mangeant, jouit la sensitive ;


Si l’on est en hiver on jouit d’aller
Tout de suite près du feu ; si c’est l’été,
On se réjouit rien que de changer de lieux.

Si dans le désert se fussent rencontrées
Huit ou dix hôtelleries, ces fameux Hébreux
N’auraient pas eu à souffrir tant d’ennuis.

Pour l’osteria, je donnerais Arcs et Trophées,
Charges, honneurs, et les plus beaux palais,
Jusqu’au séjour même des demi-dieux.

Elle est le centre des meilleurs plaisirs,
Et tous ceux qui condamnent l’osteria
Je vous le dis, sont de grands viédazes.

Les trois grands bonheurs de la vie humaine,
Je l’ai toujours entendu dire, dès ma grand’mère,
Ce sont l’osteria, la poste et la putain :

L’osteria est excellente pour qui a faim,
La poste pour qui est pressé en voyage,
Et la putain pour le mettre en moniche,
Quand on a envie de jouir.