L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/L’auteur entretient une charcutière

La bibliothèque libre.
Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 186-188).

L’AUTEUR ENTRETIENT UNE CHARCUTIÈRE

Canzone

Mes amis dorénavant,
Ne murmurez pas contre moi,
Si vous ne me voyez plus
Avec vous, le soir ;
Je vous en donne la raison ;
De moi je ne suis plus le maître,
Je suis tout entier
À ma charcutière.


Si vous me voulez parler,
Sans me chercher autre part,
Venez me retrouver
Dans la boutique ;
Mais ne me dérangez pas,
Quand vous m’y voyez,
Si vous ne voulez que dans la sauce
Elle vous noie.

Si de devenir ses clients
Vous avez envie,
Suffit que vous lui apportiez
De la monnaie ;
Venez en toute liberté,
Et si vous voulez du salé,
De ses propres mains
Elle vous en taillera un morceau.

Elle sait faire certains ragoûts
Qui font tressaillir le cœur,
Et envers moi, par amour,
N’est pas ingrate.
Quand je veux lui donner du plaisir,
Je ne fais autre chose
Que de bien lui récurer
Sa casserole.

Quand je veux me restaurer,
Je n’ai qu’à demander,
Jamais ne peut me manquer
Son assentiment :
Elle me donne une grosse langue,
Tout à fait à mon goût,
Puis mon abbatiale
Longe de poitrine.


Grosse part de tripes
Elle me donne encore,
Qui vous ferait lécher
Tout le plat ;
Et quand je suis enfin las
De bâfrer ce morceau,
Pour exciter la soif
Je cours au jambon.

Une curieuse dispute,
La coquine, elle a eue
Avec un vieux sans dents
Des plus gloutons ;
Écoutez et riez :
Il s’en plaint parce que
Jamais elle n’a voulu
Tenir son boudin.

Elle vise au gros poisson
Et ne fait pas d’affaires
Avec ceux qui par la ville
Toujours braillent ;
Ni d’anguilles, ni de civelles,
Ni de goujons,
Ni de merlans elle ne veut,
Ni du fretin.

Je pourrais longtemps continuer,
Car à peine si je commence,
Et je ne vous ai dit mot
Du plus exquis.
Mais je veux y aller,
Je m’y sens attiré
Et par peine de cœur
Et par l’appétit.