L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Les funérailles du cas

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 262-273).

LES FUNÉRAILLES DU CAS

Canzone

À la mort du gros cas
De ce célèbre poète
Qui a tant célébré la femme,
Et son cul et sa moniche,
Tout ce qu’il y a de gourgandines,
Les plus choisies, les plus coquettes,
Comme autant de désespérées,
À la Lune[1] s’en sont allées.
Là elles se sont réunies en Conseil,
Congrégation ou Collège,
Et ont porté un décret
Pour qu’il fut élevé avec art
Un mausolée somptueux
À ce cas luxurieux.
Mais de chez l’Hôte une Signora
À ce décret s’opposa,
Et déclara en deux mots
Qu’elles y regardassent, qu’elles seules

Ne pourraient suffire à si grosse dépense,
Étant toutes pleines de mal Français.

Une putain répondit,
La seule d’entre elles qui fut saine,
Qu’on y gagne encore assez d’argent
Bien qu’à la force du poignet,
Et que qui a envie de jouir
Le plus souvent se fait branler,
De sorte que grâce à ce dire
Le décret en question passa.
Puis prit la parole l’Abbesse
Ou, si l’on veut, la grande prêtresse :
« Il est juste de faire honneur
« À ce cas si bon fouteur ;
« S’il accomplit de bonnes œuvres,
« Le savent bien nos moniches,
« Car pour nous faire la charité
« Il s’est tout consumé.
« Allons petites sœurs,
« Si gracieuses et belles,
« Allons le lever,
« Allons de fleurs le couronner. »

Toutes furent acheter des fleurs,
Et des baumes et des liqueurs
Pour aller l’embaumer
Et de fleurs le couronner.
Les crins épars sur les épaules,
Comme autant de grandes cavales,
Rassemblées toutes en bataillon
Elles allèrent où il était ;
Arrivées auprès du mort,
Elles l’ont tout embaumé
Et de fleurs mêlées de feuilles
Lui ont tressé sa couronne.

Terminée l’opération,
A défilé la procession.

Se tenait là, pleurant une telle perte,
Le Syndicat des Ruffians ;
Ces pauvres frères
Marchaient devant, avec des bannières
Sur lesquelles étaient peints
Les miracles, les hauts faits,
Et représentées à profusion
Les prouesses de ce grand cas.
On voyait sur un drapeau
De grandes secouées d’oiseau,
Et tout auprès une femme nue
Qui recevait une saccade ;
Sur un autre une fillette
Qui se retroussait la cotte,
En présentant son Martin,
Se le faisait mettre en levrette ;
Sur le quatrième apparaissait
Qui, pour lui causer plus d’agrément,
Se le mettait tout entier dans le derrière.
Puis on voyait, tristes et solitaires
Venir d’autres corporations ;
Comme autant de grosses marmottes
Apparurent les mange-moniches,
Qui avaient perdu l’avantage
De manger aux dépens de ce cas ;
Tout en larmes et sanglotants
Apparurent les bons fouteurs,
Et dans la main leur cas mollet
Leur servait de cierge.

Portaient le mort quatre putains,
De celles de la rue de Carampana,

Et derrière marchaient les bougresses
Qui se tiennent dans la Corte-delle-Colone ;
Celles des Case-Nuove
S’entendaient supplier Jupin,
Pour qu’en faveur de ce Saint
Elles eussent l’avantage
De jouir d’une bonne santé
Et de faire de l’argent plus que toutes.
Là, de tous les désespérés
S’entendaient les lamentations,
Mais plus que tous autres, les femmes
Qui restaient le bec essuyé,
Marchaient derrière pleurant,
Battant des mains et des pieds :
Telles se donnaient des coups de griffes,
Telles des pinçons sur le cul,
Telles s’arrachaient les cheveux,
Telles se pelaient la moniche,
Telles disaient : « Oh ! quel malheur
« Est arrivé à notre pertuis !
« Nous avons perdu un grand cas,
« Qui par l’endroit et par l’envers
« Avaient toujours bien mérité
« Du devant et du prétérit. »

Arrivés sur un parvis
Où se dressait un autel,
Elles le placèrent dessus,
Afin qu’à toutes fut permis
De pouvoir le bien contempler,
De le baiser, de le palper,
Dans l’espoir qu’en s’en signant
Elles pourraient se délivrer
De ce mal dont, un jour, la peste
A sur leur cul laissé les crêtes.

D’un cœur humble et contrit
Quelques autres faisaient vœu,
Si elles guérissaient en ce moment
D’un magnifique écoulement,
De se suspendre au col
L’argent de leur première saccade.
Ces oraisons une fois faites,
Toutes tant qu’elles étaient à genoux
Ensemble se mirent à chanter :
« Venez adorer ce saint cas. »

Arriva la première cette belle
Qui s’appelle la Cattinella,
Et la seconde fort jolie
Qui a nom Signora Oliva ;
Puis vint toute consternée,
Certaine Signora Valeria,
Et à la suite la Spina,
Certaine Signora Rosina,
La Signora del Priè
Qui a sur le front un beau toupet,
Enfin la Signora del Veniero
Fort habile dans le métier ;
Vint aussi Valentina,
Lavandière coquette,
Bonne amie complaisante
D’un laquais de Saint-Agnès,
Qu’on nomme signor Tonino,
Et à qui plaisent le vin,
Les femmes, le jeu, et rien de plus ;
C’est un joli bouc-foutu
Qui souvent au Lion-Rouge
Va la foutre à n’en plus pouvoir.

Après qu’elles l’eurent encensé,

Et qu’elles l’eurent toutes adoré,
Une d’elles enfin le prit en main,
Et l’une en faux-bourdon, l’autre en soprano,
Toutes se mirent à dire en chœur
Ce beau et sonore cantique :

« Toutes tant que nous sommes
« Nous vous adorons,
« Cas robuste, cas immortel,
« Solennissime instrument.
« Nous sommes sûres, pour le nombre
« Que vous avez fait d’œuvres pies,
« Que vers le Ciel de Vénus
« Vous vous êtes envolé comme oiseau,
« Cas amoureux
« Et généreux,
« Cas robuste, cas immortel,
« Solennissime Instrument.
« Si vous avez fait de bonnes œuvres,
« Le savent bien nos moniches,
« Car pour nous faire la charité
« Vous vous êtes tout consumé. »

Puis elles le firent bellement
Enlever de dessus l’autel,
Et en belle ordonnance
S’en retournait la procession,
Quand au milieu des assistants
Sont survenues les Patriciennes,
Qui avec des airs de souveraines
Se mirent à dire aux putains :
« Ce magnifique cas du Poète,
« C’est le cas d’un bel esprit
« Qui a spécialement produit
« Pour l’opulente noblesse

« Un idéal de liberté,
« Et vous autres n’êtes pas dignes
« De porter ses insignes. »
S’avança une gourgandine,
Des meilleures de la Piazza,
Et elle dit, hors de ses dents,
À ces orgueilleuses Dames :
« À cause de vous autres Patriciennes,
« Sont dans la panne nos moniches ;
« Oui, vraiment, à cause des Dames
« Nous mourons toutes de faim,
« Et pour nous faire toujours tort
« Vous voulez encore ce cas mort ?
Lui répond là-dessus
Une dame de haut parage :
« Pour vous autres, femmes ignobles,
« Ne sont pas faits les nobles cas :
« Prenez ceux des artisans
« Et des Pères Franciscains,
« Prenez ceux des balayeurs,
« Et non pas ceux de notre rang. »
En lui rivant son clou, une gredine
Répondit à cette matrone :
« Chez nous autres, grosse bougresse,
« Il vient toutes sortes de personnes ;
« Il vient des prêtres, il vient des moines,
« Il vient des hommes portant la toge,
« Des portefaix, des estafiers,
« Mais il vient aussi des cavaliers,
« Et ce cas véritablement,
« Est notre proche parent. »

Alors s’éleva une querelle
Et se livra une grande bataille ;
Ces Dames à l’une et à l’autre,

Donnaient de leurs cierges sur la tête ;
À cette grêle de coups
Les putains décampèrent
Et, comme étant la cause du combat,
Elles flanquèrent le mort par terre ;
Les Dames, au milieu du tapage,
Le mirent dans la main des fouteurs.
Puis elles envoyèrent un piéton
Chercher les congrégations
Des Cavaliers errants,
Ceux qui sont les plus constants,
Pour leur servir de réconfort
Et pour donner l’encens au mort.

Hors de toutes les auberges
Elles firent venir les grandes confréries
D’actrices et de cantatrices,
Des ballerines et de comédiennes,
Pour qu’elles se missent à chanter
Et danser derrière le mort.
Elles invitèrent par billets
La confrérie des Poètes,
Pour que de ce gros cas
Ils fissent l’oraison funèbre ;
Elles voulurent aussi des panneaux
Sur l’un desquels des Cavaliers
Seraient vus avec des Dames
Représentées d’après nature,
En train de goûter avec bonheur
La poésie de ce Cas.
Sur un autre, Prêtres et Moines,
Poètes et Littérateurs,
Autour d’une table ronde
Se verraient tout jubilants
Et faisant divers mouvements

En écoutant ces beaux vers.

Sur le troisième les Docteurs
Et les plus fameux professeurs
Au beau milieu discuteraient,
Les assistants les écouteraient
Et en écoutant leurs propos
Riraient comme des fous.

Vêtues de deuil marchaient devant
Les grandes Dames avec leurs amants ;
Derrière s’avançaient les Poètes
En train de chanter des versets,
Les sémillantes ballerines,
Avec leurs jolies jambes,
Venaient après en dansant,
En sautant de ci et de là.

En cette belle ordonnance
Elles se sont rendues à un Couvent
Et ont déposé l’instrument
Dans une urne de cristal ;
Puis tous ils ont chanté un hymne,
Et les Dames ont commencé :

« Salve, ô vénérable cas
« D’un si illustre Poète,
« Qui a basé tous ses écrits
« Sur la loi de Nature,
« Qui nous a délivrées des lacs
« Où se débattent les viédazes,
« Qui avec sa poésie
« Nous a illuminé la fantaisie,
« Et sans jamais nous faire injure,
« Augmente en nous la luxure.

D’un cœur sincère
Chantèrent ensuite les Cavaliers :

« Vive le Cas du Poète
« Qui a si bien chanté au naturel,
« Qui a débarrassé les Dames
« Des préjugés et de tous les vices,
« Qui les a rendues plus aimables,
« Plus dociles, plus traitables,
« Et en a fait des femmes de bon cœur
« Avec son Bannissement de l’Honneur. »

D’une voix fort sonore
Les cantatrices elles aussi
Ont entonné leur verset :

« Cher Cas bénit,
« Priez le Ciel que vive votre maître,
« Pour qu’il écrive encore les louanges
« De la moniche et de ses poils,
« De tétons et de leurs boutons,
« Et du cul, qui fendu en deux,
« Est un morceau du Paradis ;
« Encore qu’il reste sans cas,
« Qu’il ne perde pas le talent
« De si bien faire, que chacun s’évertue
« À désirer notre joyau. »

Parmi les Poètes, un gros Docteur
Fit ensuite cette oraison :

« D’un Poète que l’on honore
« Honorons encore le Cas,
« Car il a été l’Apollon.
« Lui seul a chanté les plaisirs

« Sur la montagne d’Hélicon ;
« Car il a tant loué la moniche,
« Il l’a tant louée, que nous autres Poètes
« Près de lui sommes bien peu de chose,
« Et pour autant que nos vers
« Soient limpides et corrects,
« Comme ils ne parlent pas de Moniche,
« Personne n’y prend plaisir,
« Personne ne veut les écouter,
« Parce qu’ils ne parlent pas d’enfiler. »

Achevée l’oraison funèbre
Et finie la procession,
Ces Dames ont commandé,
De pouvoir absolu,
Et toutes signé de bonne encre
Qu’il fût déposé dans un cloître,
Jusqu’à temps que fût construit
Un honorable mausolée
Érigé à sa mémoire,
Et que, pour son éternelle gloire,
Il y eut à ce mausolée
Une inscription faite à propos.

Sur le sépulcre il n’y avait
Ni de trophées ni de bannières,
Mais quantité de cas durs
Qui auraient troué des murs,
Et en face d’eux, bouche ouverte,
Attendant leur offrande,
Toutes prises sur le vif se voyaient
Des moniches qui larmoyaient.
Au-dessus de ces petits Cas
Étaient représentés des culs
Dont on eût dit qu’ils attendaient

Que quelqu’un les embrochât.

Se tenait au milieu de ces figures,
Comme un grand Docteur in jure,
Le magnifique cas du Poète,
Semblable à un anachorète,
La tête basse et pendante,
Pour montrer qu’il était le maître.
Il avait sur la panse
Et de plus autour, en abondance,
Non des manuscrits, des bouquins,
Mais des culs, des moniches, des cas
Pour faire voir qu’en cette science
Il avait eu la prééminence.

Une vertueuse bavarde
En lettres majuscules,
Pleine d’érudition
Composa cette inscription :

« Ci-gît du grand Baffo le cas défunt ;
« Il attend en coïon, sa résurrection. »

  1. Fameuse « Osteria » de Venise.