L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/On ne doit pas croire, à moins d’évidence

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 239-241).

ON NE DOIT PAS CROIRE, À MOINS D’ÉVIDENCE

L’homme ne doit jamais croire sinon
Quand par une entière évidence il est contraint ;
Tel est mon principe, celui qu’en secret
Je m’en vais ruminant dans ma tête.

Je ne trouve dans tout cet univers si grand,
Rien que mouvement et matière, et mon concept

Ne peut aller au-delà de ce cercle étroit,
Pour autant qu’il veuille philosopher.

D’une matière immense et éternelle
Dans le sein fécond se produit tout,
Avec des changements de forme extérieure ;

Ce qui était une fleur, un arbre, un fruit,
Devient de la pierre, du bois, et une force
Intérieure donne vie à ce qui est détruit.
Je dis tout bref
Que quand les hommes, sur terre, ont entendu la foudre,
Ils ont imaginé des Jupiter, des Pluton ;
Épouvantails de coïons,
Sont Cerbère et la barque à Charon,
Le fleuve Léthé et le fleuve Phlégéthon ;
Que sur la céleste montagne
Nous boirons le nectar en compagnie de Dieux,
Et baiserons le cul aux demi-dieux,
Ces conceptions si belles,
Ces images qui nous font tant plaisir,
Sont des coïonneries grosses comme des maisons.
Puis ce qui me déplaît
C’est qu’on veuille que les hommes soient sages et vertueux,
Eux qui de nature sont fous et vicieux.
Oh ! nous sommes curieux !
De même que les agneaux naissent doux,
Les lions naissent féroces et maudits ;
Ainsi diverses causes
Font que certains hommes naissent sages et bons,
D’autres pleins de fougue et déchaînés.
Le savent bien les fortes têtes,
Qu’une fatalité que nul ne comprend
Cause toutes les vicissitudes du monde,
Auxquelles on n’entend rien,

Et que quand on croit avoir fait quelque bien,
On s’aperçoit avoir fait une sottise.
À quoi bon avoir foi
En l’existence d’un être bon, sage et puissant,
Quand il y a dans le monde tant de maux ?
Je vois un Tout-Puissant
Qui extermine et ruine celui-ci et cet autre,
Qui détient un innocent dans un cachot ;
Je vois tomber du ciel
Un coup de foudre qui tue en un moment
Aussi bien un honnête homme qu’un gredin.
Comment est-il l’ami
De ses créatures, quand il laisse
Un tremblement de terre renverser une ville,
Et tant de gens périr,
Et rester ensevelis sous les ruines,
Aussi bien femmes pudiques que gourgandines ?
Ces pauvres créatures,
Quand il peut les sauver, et n’en fait rien,
En quoi consiste sa grande bonté ?
S’il ne possède pas
Une force qui soit à cela suffisante,
Où donc est sa grande puissance ?
Si une intelligence
Existe là-haut, mais je n’en sais rien, pauvret,
Elle ne pense pas une pine de l’homme,
Et si au monde
N’existait pas ce grand bonheur de la Moniche,
Notre vie serait une bougresse de vie.