L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Sur la fameuse Clémentina

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 39-42).

SUR LA FAMEUSE CLÉMENTINA

Qui est celle-ci, qui danse sur la scène,
La figure couverte d’un voile ?
Pour sûr elle est tombée du ciel,
Car ne peut tant faire créature terrestre.

Regardez, quand elle danse en jeune berger,
S’il est possible de voir chose plus amène ;
Avec tant de bonne grâce, elle tortille du cul,
Qu’elle vous fait sauter l’oiseau un mille au loin.


En exhibant si bien les deux natures,
Lorsqu’elle fait tantôt l’homme, tantôt la femme,
Elle a fort bien pris ses mesures ;

De cette façon elle contente chaque personne,
Et manifeste, en se montrant sous ses deux faces,
Qu’il en est à qui plaît le cul, et à qui la moniche.

MÊME SUJET

Si vous voulez, amis, prendre un beau passe-temps,
Allez tous à l’Opéra, à San-Mose ;
Outre le chant et la danse, vous y trouverez
De quoi contenter, tant qu’il vous plaira, le cas.

De fraîches moniches il y a là un déluge,
À étancher la soif de mille cas.
Pour bien foutre en moniches voilà le bon endroit,
Et qui ne fout est un grand viédaze.

Disons-le net, il n’a ni cœur ni brio,
Quand se trouvant près de celle-ci ou de cette autre,
Il reste là planté comme un lapin.

Pâris donnerait la pomme à la plus belle,
Et moi à la Clémentina, oui, par Dieu !
Au lieu d’une pomme je lui donnerai le gland.

SUR LE MÊME SUJET

Je dis qu’une vaillante ballerine,
Qui est svelte, gracieuse et jeunette,

Est une créature qui tant vous fait plaisir,
Qu’on la peut appeler objet divin.

Ce pied mignon, cette petite jambe,
Ce gentil corsage serré à la taille,
Font voir qu’elle est une œuvre parfaite,
Et d’une chair délicate et fine.

Il me semble qu’il jouit du vrai et parfait bonheur,
L’homme qui déguste une si délicate bouchée,
Et qu’au monde il n’est pas de plus grand régal.

Si une ballerine s’était trouvée là,
Quand Jupiter s’est changé en oiseau,
C’est elle qu’il eût enfilée, et pas une autre.

MÊME SUJET

Pour ses méchant vingt-trois sous,
Manger une merveilleuse salade,
Du pain, du rôti, boire en désespéré,
Regarder les ballets, écouter la musique ;

Se placer à une table, commodément assis,
Avoir à son côté sa grande gourgandine,
Patiner d’une main libre, par-ci par-là,
Et le cu-cul et la moniche et les tétins ;

Certes, il me semble fou à lier,
L’homme qui pour vingt-trois sous, au jour d’à présent,
Ne jouit pas de ces délices à pleine panse ;

Mais me survient une fort morale réflexion :

Les vingt-trois sous, à peine si je les compte,
Je songe aux vingt-quatre que j’ai encore.