L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/Sur les usages modernes

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 212-218).

SUR LES USAGES MODERNES

Capitolo

Si nos ancêtres étaient vivants, et voyaient
Ce qu’est en train de devenir ce pays,
Que les hommes sont autant de moniches bouillies ;

Qu’on ne fait plus l’amour dans les églises,
Qu’on ne va plus licher dans les couvents,
Qu’on ne porte plus la targe ni le poignard ;

Que pour les oisifs et les mal pourvus
Il n’y a plus de lupanars ni de bordels,
Plus de brelans où jouer jusqu’à ses dents ;

Qu’il n’y a plus de barques ni de gondoles,
Et que sur le Canal, quand il est nuit,

Il n’y a plus de sérénades ni de soupers ;

Que les Nobles sont aujourd’hui autant de marmottes,
Alors qu’autrefois, comme autant de Rolands,
Ils cheminaient sur ces pierres calcinées ;

Qu’on ne fait plus acte de grand homme,
Mais seulement des bagatelles, des niaiseries,
Et qu’on n’étudie que le livre De arte amandi ;

Que sont abandonnés les débits de Malvoisie,
Parce qu’on a défendu les cabinets,
Et ce qui me touche plus encore, les cabarets ;

Que sur les places il n’y a plus de banquets,
Et que tous nos amusements consistent
À rester la nuit entière dans les Casinos ;

Que nos jeunes gens sont éreintés, fourbus,
Parce que la nuit, ils veillent jusqu’à l’Aurore,
Et que le jour ils dorment comme font les loirs ;

Si ces vieux morts pouvaient voir par surcroît
Qu’on ne peut plus aller dans les cafés,
Et qu’on ne peut plus s’asseoir nulle part dehors ;

Que sont prohibés tous les sièges,
Que les Nobles ne peuvent aller sur la Piazza,
Quand y peuvent aller toutes les gourgandines ;

Oh quelle bougresse d’existence ! diraient-ils ;
Béni soit le temps où l’on pouvait aller
Partout avec sa bonne petite putain !

De toute herbe on faisait alors un bouquet ;

Il n’y avait pas tant de scrupules qu’à présent,
Et les fredaines vite se pardonnaient.

On ne dépensait pas à l’excès, comme à présent,
Et, comme s’habillent les Dames, aux autres
Il n’était pas permis de s’habiller.

Avec peu on se tenait en joie,
Mais tous aujourd’hui veulent mener grand train,
Et chacun veut trancher de l’homme opulent.

On s’en allait faire l’amour avec les pelées,
Et cela même avait un bon résultat,
Parce qu’on laissait tranquilles les femmes mariées.

On ne portait pas aux églises grand respect
En faisant les Sigisbé, mais qu’importe,
Si l’on va aujourd’hui voir les dames au lit ?

Il y avait cent endroits où l’on pouvait jouer,
Mais la pauvreté trouvait aussi à vivre,
L’argent circulant par ci et par là.

Il faut des amusements dans les villes,
Que le peuple aussi se divertisse,
Et que le désespéré ne sente pas son état ;

Que si au cabaret s’engage quelque rixe,
La justice veut qu’on punisse celui-là,
Et non que qui n’est en faute pâtisse.

Je considère ces juges qui se mêlent
D’un tas de choses qui ne valent pas un sou,
Et de ce qui importe plus ne tiennent compte.


Que les marchands vendent tout hors de prix,
Que le luxe s’habille hors de toute mesure,
Cela ne leur cause aucun émoi ;

On bannira une pauvre créature
Qui donne du plaisir à tant de braves gens,
Et on n’exile pas ceux qui font l’usure.

On pense à exiler les putains,
Qui sont un empêchement à de si grands maux,
Et on ne pense pas à l’honneur des autres femmes.

À ce sujet on se met dans de brutales colères
Mais on ne dit rien du tout de ceux
Qui mangent l’argent du Prince ;

On s’évertue à faire fermer tous les bordels,
Qui coûtent peu, et l’on n’empêche point
Les gueuletons de nos nouveaux Héliogabales.

Au mal on cherche à remédier,
En défendant d’aller par les rues aux femmes
Qui, pour manger, veulent faire un peu de contrebande,

S’il en résulte un pire mal, on ne s’en occupe,
Et pourtant c’est un fait, les putains bannies,
Tout le monde ira dans le cul des bardaches.

On ne tolère pas les faiblesses humaines
En matière de plaisir, et on supporte
Que les gens de gabelle soient autant de tyrans.

C’est une grosse affaire que quelqu’un frappe
À la porte d’une putain, et si quelqu’autre
Entre chez une femme mariée, peu importe.


On veut, en somme, que le passé déplaise,
Et bien qu’alors les choses allassent mieux,
Que ce qui se fait maintenant soit applaudi.

Les putains n’ont plus de privilège,
Elles sont chassées de partout, parce qu’on veut
Que les femmes mariées aient tous les galants.

S’asseoir sur la Piazza, cela même ne se peut,
Et pas davantage dans les plus beaux cafés,
Mais dans les maisons, en secret, c’est permis.

Et là il n’y a ni lanternes ni chandelles,
Comme dans les cafés, en conséquence
On peut y faire de jolies choses ;

Bien plus facilement se peut prendre
Une liberté à la maison, en cachette,
Qu’à la clarté d’une vive lumière.

Mais pour autant qu’ils veuillent tenir la main
À ce qu’au café n’aillent plus les femmes,
Ils n’y réussiront pas, je vous l’assure.

Et croire de plus que deviendront sages
Les femmes, en les tenant de cette manière,
Quand de leur nature elles sont putains,

Autant vaut supposer qu’une bête féroce
Perd sa fureur quand elle est en laisse ;
Mais non, elle n’est que plus indomptée et sauvage.

Une femme habituée à se faire enfiler,
Quand elle ne peut plus aller nulle part,
Par Dieu ! va se faire foutre en pleine rue ;


Sa nature veut qu’ainsi elle se soulage,
Et vouloir l’empêcher, c’est tout juste comme
Jeter de l’huile pour éteindre le feu.

Au bout de l’an, il faut qu’il y ait tel chiffre
De coups tirés, et à rien ne sert
Qu’ils l’aient été au café ou au cimetière.

Plût à la volonté du Ciel que les gens
N’eussent jamais fait d’autre mal que celui-là !
Tout le monde ferait l’amour plus tranquillement.

Et les rapports ne seraient pas si pénibles ;
S’il était philosophe, celui qui nous préside,
Les choses marcheraient de meilleure manière ;

Un philosophe ne croit point certaines fadaises,
Et à qui s’est fait défoncer la marmite
N’ajoute pas si facilement créance ;

Sa pensée il l’étend et l’élève,
Il ne l’arrête pas à des bagatelles,
Et ne fait pas de clameur pour une moniche ;

S’il est importuné par quelque bon apôtre,
Quand il ne s’agit pas de choses essentielles,
Il lui déchire sa plainte sous ses yeux.

Il ne veut pas de nouveautés périlleuses,
Sachant bien qu’en toutes les sociétés
Les nouveautés sont préjudiciables ;

Il laisse le monde tel qu’il l’a trouvé,
Et s’il fait quoi que ce soit, ce qu’il fait est bon,
Et ne réduit pas les hommes au désespoir.


Ceux qui ne peuvent souffrir qu’une femme
Aille au café ou dans la rue,
Disons qu’ils sont abstèmes en fait de moniche,

Ou que leur nature est tellement usée,
Que ce qu’il y a de bon, de meilleur sur terre,
Ils n’en donneraient pas une foutaise.

Ils voudraient qu’elles fussent toute la soirée
Chez elles, en ce temps que l’on est ainsi fait,
Qu’à la maison ne reste pas même la chambrière.

Comme toutes s’en vont chercher aventure,
Pour ce motif elles vaguent de ci, de là
Et s’y opposer, c’est contre nature.

On délire à propos de ces pauvres femmes ;
On voudrait qu’elles se tinssent dans un falot,
Et on ne réfléchit pas que parfois elles ont des désirs,
Et qu’elles ont envie du membre génital.