L’Aéroplane fantôme/p2/ch9

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Boivin et Cie (p. 272-297).

CHAPITRE IX

LE LANCER


À la même heure, une scène moins noble se jouait dans le salon du rez-de-chaussée du blockhaus de Babelsberg, où l’espion jusque-là avait abrité son infamie.

Marga se tenait devant son père, terrifiée, éperdue, et celui-ci, avec cette lourde raillerie dont il était coutumier, lui jouait la comédie combinée, le soir où, espion même de son enfant, il avait entendu la jeune femme jeter à ses prisonniers le nom de Kremern.

— Que voulez-vous, ma blonde Marga ; ces Fairtime ont eu la sottise de me saluer de mon nom d’autrefois. Or, comme Kremern n’était connu que de vous et de moi, je suis bien obligé de croire que ma fille a trahi mon incognito. Un incognito que j’avais réussi à dissimuler à tous, même au Service des Renseignements. Et voyez ce que vous avez fait, vous avez risqué de compromettre votre avenir. Les prouesses de Kremern sont ignorées hors de l’Allemagne. Nous reparaissions sous son couvert dans un pays autre. Riches, nobles, nous y vivions heureux, paisibles, sans que personne pût découvrir, sous ce voile protecteur, le Von Karch dont on a un peu trop parlé.

Au milieu des reproches, Margarèthe avait discerne un mot d’espoir. Elle le releva :

— J’ai risqué, avez-vous dit…

— Certes, ce verbe n’est pas pour faire douter de ma modération.

— C’est vrai, mais on en peut induire que vous avez trouvé le moyen de réparer la folie…

Il ricana :

— Bien vieux, le remède !… Quand on veut réduire un ennemi au silence,… on le met hors d’état de parler.

Soudain, deux coups discrets furent frappés à la porte. Les interlocuteurs tressaillirent.

— Entrez ! ordonna rudement l’espion.

Un des serviteurs-geôliers se montra aussitôt dans l’encadrement de la baie. Il tenait à la main un plateau argenté, sur lequel se dessinait le rectangle blanc d’une carte de visite.

— Un monsieur vient d’arriver. Il s’excuse de sa visite tardive ; mais il affirme s’être hâté autant que possible, après avoir quitté Son Excellence le chancelier d’Empire.

— Le chancelier ! Ah !

Vivement, Von Karch actionne à cinq reprises le poussoir d’une sonnerie électrique, et prenant la carte sur le plateau, il lut à haute voix :

— Herr Doktor Listcheü.

Il sembla chercher dans sa mémoire. Enfin, il haussa les épaules :

— Connais pas ! Faites entrer cependant. Un envoyé du chancelier ne doit pas attendre.

Un pas décidé a sonné sur le plancher. Le doktor vient d’entrer. Il s’arrête à trois pas de la porte. Von Karch le regarde avec curiosité. Évidemment, il ne reconnaît pas cet homme aux cheveux sombres, au faciès pâle et douloureux.

Mais dans le silence, Marga qui considère le visiteur avec une sorte d’épouvante, chuchote des paroles incompréhensibles. Qu’a-t-elle dit ? Elle a parlé pour elle-même. Elle a murmuré ces phrases énigmatiques :

— Il est mort, là-bas, en Angleterre. Cet homme n’est pas Lui, et cependant il regarde avec ses Yeux !

Von Karch a un coup d’œil vers elle. L’agitation de la jeune femme semble l’étonner. Il indique un siège au visiteur, et affectant la courtoisie :

— Vous pouvez parler, Herr Doktor, je suis tout oreilles.

L’interpellé s’inclina, s’assit, puis tirant de sa poche un petit rouleau cylindrique, dont l’enveloppe semblait formée d’un carton brunâtre, il reprit d’un ton légèrement hésitant :

— Je désirerais vous entretenir seul à seul.

Mais Von Karch riposte par un geste impatient.

— Ma fille Margarèthe et moi ne faisons qu’un en deux personnes. Son Excellence le chancelier le sait. Il a proclamé lui-même l’admirable union familiale qui règne dans ma maison.

L’ironie qui vibre dans cette déclaration, est si légère que l’interlocuteur de l’Allemand ne la perçoit pas. Il continue à faire tourner entre ses doigts le petit cylindre extrait de sa poche, et dans lequel il est aisé de reconnaître le terrible radiateur d’ondes hertziennes, dont il expliqua naguère les propriétés foudroyantes à bord de l’aéroplane, puis le montrant à l’espion :

— Ceci, Herr Von Karch, est une arme terrible que je vous présente. C’est un radiateur d’ondes hertziennes, déterminant la production d’étincelles foudroyantes entre les surfaces métalliques qu’elles rencontrent. Qu’il me plaise d’actionner un contact, et vous êtes foudroyé, car je constate que vous sacrifiez à la parure. Vous portez montre, chaîne, bagues, épingle de cravate, sans compter vraisemblablement quelques clefs et menue monnaie en poche. Ce sont là objets métalliques suffisants. Je puis déchaîner la foudre. Donc, vous êtes à ma merci, M. le comte de Kremern !

Un double cri ponctue la phrase inattendue, tombant comme un obus dans la sécurité des habitants du blockhaus. Margarèthe se voile la figure de ses mains. L’espion la regarde et murmure :

— Qui donc a pu révéler… ?

— Un homme qui pleure son frère mort par vous.

Et comme Listcheü s’est tourné vers la jeune femme, Von Karch profite de son inattention pour extraire doucement de la poche de son veston d’appartement, l’étui noir, le lance-embolie dont il avait osé menacer le chancelier.

— Pour vous faire comprendre toute la gravité de mes paroles, reprend le visiteur, je crois bon, vous ayant prouvé que votre identité n’a plus de secrets pour moi, de vous apprendre la mienne.

— La vôtre ? Listcheü serait-il aussi un déguisement ?

— Oui, comte Kremern ; on m’appelle encore Miss Veuve !

Von Karch ne sourcilla pas. Sa fille se dressa en un mouvement éperdu, mais elle demeura muette, les yeux fixés sur son père. Celui-ci venait de déposer son lance-embolie sur le guéridon qui le séparait du visiteur ; il poussait l’arme perfide vers ce dernier, tout en disant du ton le plus calme :

— Prenez ceci, Herr Miss Veuve. C’est aussi un petit projecteur dangereux, qui me permettrait de me défendre, si je le voulais. Il est chargé de quarante projectiles, dont chacun suffirait à transformer en bloc de glace votre honorable personne. Je vous le confie en témoignage de mon vif désir de conserver à notre entretien un caractère pacifique.

Eh quoi, l’espion s’en remettait à la générosité de son adversaire !

Miss Veuve examinait l’objet à lui remis. Il parut en approuver la construction, puis le glissant dans sa poche, il releva les yeux sur son interlocuteur. Celui-ci avait suivi tous ses mouvements avec un flegme dont Margarèthe se sentit stupéfiée ; il renoua l’entretien.


Miss Veuve examinait l’objet à lui remis.

— Maintenant, vous agrée-t-il de me faire connaître le but de votre visite ? Je vous écoute, est-il besoin de le dire, avec le plus vif intérêt.

Miss Veuve inclina la tête.

— Vous aurez raison, car ce que je veux…

— Oh ! oh vous voulez ! Vouloir, c’est imposer. Sans doute, votre proposition est agréable, puisque vous ne supposez pas que ma volonté puisse se trouver en opposition avec la vôtre.

Un léger signe d’impatience échappa au doktor Listcheü.

— Trêve de paroles inutiles. Ma volonté vous est connue. Je l’ai publiée dans tous les journaux d’Europe.

— Oh ! vous savez, je ne crois pas aux racontars de la presse.

— Soit. Voici ce que j’exige. Vous allez m’accompagner. Vous proclamerez l’innocence de François de l’Étoile ; vous confirmerez la véracité des dires que j’ai confiés au public. Mes affirmations amies peuvent laisser place au doute, votre déclaration adverse l’interdira à jamais.

— En résumé, interrompit Von Karch sans rien perdre de sa tranquillité, vous souhaitez que je donne aux tribunaux la possibilité de me juger, de me condamner. C’est quelque chose comme le bagne que vous m’offrez.

— François de l’Étoile a échappé à une injuste condamnation par le suicide.

— Ah oui ! je fais amende honorable. Votre générosité ne me pousse pas aux travaux forcés, mais au suicide. Tout à fait sensible à la gracieuseté ; seulement, souffrez que je n’en profite pas.

Et le doktor esquissant un geste violent, l’espion éclata de rire, en disant non sans peine, au milieu de son inexplicable hilarité :

— Ne vous emportez pas ! Ah ! ah ! ah ! vous allez comprendre.

Margarèthe, elle, fixait sur son père un regard effaré. Enfin, l’agent d’espionnage domina sa joyeuse exubérance.

— Je vous ai écouté avec politesse, Miss Veuve, dit-il posément. Je vous prie de m’accorder la même attention courtoise. Vous êtes un ennemi extrêmement dangereux, je le reconnais. Mais dans la conviction du triomphe, vous avez omis un instant de faire entrer en ligne de compte mes convenances personnelles ; je vous demande la permission de combler cette lacune.

Il y avait maintenant sur le visage du doktor un voile d’inquiétude. L’espion le remarqua, et d’un ton ironique :

— Je vois que la raison se réveille aisément en vous. Vous songez que je me suis désarmé à l’instant, et que pour agir ainsi, en face de vous qui maniez toujours votre… radiateur hertzien, il faut que j’aie la certitude… si, si, la certitude, le mot n’est pas trop fort, de vous amener à partager ma façon de voir. Voici donc les conditions que je mets à notre entente.

— Des conditions, gronda son interlocuteur, est-ce bien à vous d’en poser ?

— Je le crois, au surplus nous éluciderons ce point tout à l’heure. Je reprends l’exposé de ma volonté. Vous vous retirerez seul. Vous reviendrez ici dans une huitaine. Alors, nous retrouvant en face l’un de l’autre, dans cette même salle, je serai prêt à répondre à vos vœux.

Sur un geste du visiteur, il s’empressa d’expliquer :

— J’ai des dispositions à prendre, pour pouvoir faire ce que vous souhaitez, avec le minimum de dommage pour moi. Vous pourrez d’ailleurs veiller à ce que je ne quitte pas cette maison. Rien ne s’oppose à ce que vous établissiez un cordon de factionnaires autour de ma demeure. Vous n’êtes certainement pas seul ?

— En effet, répliqua Miss Veuve, rendant ironie pour ironie, j’ai quelques compagnons.

— Qui se tiennent aux environs ?

— Je puis vous dire qu’ils m’attendent auprès de la Colonne Belvédère, édifiée au sommet de la Babelsberg, et qui domine le parc et les bâtiments de la résidence impériale.

Une surprise passa dans les jeux du traître.

— À la Colonne Belvédère, répéta-t-il. Décidément, vous êtes très fort. Il est vrai qu’avec l’engin que vous avez présenté (un peu trop rapidement à mon avis) sur le champ d’aviation de Grossbeeren, il n’existe point de clôtures, point d’obstacles.

Miss Veuve haussa insoucieusement les épaules, et plaisanta :

— Cette fois, je voyage en… automobile, une automobile très confortable, ainsi que vous en jugerez dans quelques minutes, car en dépit de vos explications, je persiste dans ma résolution.

Les visages souriaient, mais les yeux des deux hommes lançaient des éclairs. On devinait que les cous décisifs allaient être portés. Margarèthe se leva tout d’une pièce, mais un geste impérieux de l’espion la contraignit à demeurer immobile. Celui-ci ricana :

— Ma tranquillité eût dû vous avertir que j’ai contre vous… un bouclier.

— Un bouclier ?

— En quatre personnes que vous supposez mortes, et qui vivent ici, prisonnières de votre serviteur, mais qui mourront si je meurs : les châtelains de Fairtime.

— Édith ! Miss Édith !

— Elle, son père, ses frères, tous enfin.

Les bras de Listcheü battirent le vide. Enfin, il crispa ses mains sur son visage, et d’une voix haletante, saccadée, étrange, surhumaine, il sanglota. :

— Vivants ! Ils vivent ! Ils vivent !

Von Karch se prit à rire silencieusement. Il eut à l’adresse de Margarèthe, pétrifiée par ce coup de théâtre inattendu, un regard railleur, puis d’une voix lente, monotone, il conta comment il avait détruit Fairtime-Castle, après s’être assuré de la personne des habitants.

— Des otages, expliqua-t-il hypocritement, dont je prévoyais l’utilité prochaine. Vous me jugez mal. Je ne suis pas cruel. Je prends mes précautions, voilà tout. La destruction de Fairtime n’a coûté la vie à personne. Les serviteurs, éloignés sous divers prétextes, se réjouissent vraisemblablement du… hasard qui les fit s’absenter.

— oh ! père, pardonnez. Je vous avais cru meurtrier !

C’est Margarèthe qui s’incline. Elle prend pour vérité le mensonge qu’il vient de proférer. Elle ne peut deviner que le fourbe a, sans remords, condamné à périr tout le personnel de Fairtime-Castle. Et Miss Veuve montre son visage décomposé, sillonné de larmes.

— Vous aviez raison, Herr Von Karch, je dois me plier à vos volontés, s’il m’est prouvé que ceux dont vous me parlez sont vivants.

— Allons donc, vous devenez raisonnable ?

— Oui, mais la preuve ?

— Qui donc songe à vous la refuser ?

Ce disant, l’espion appuie sur la sonnerie qu’il a fait retentir avant l’entrée du visiteur.

— Je donne mes ordres à mes serviteurs, afin qu’aucun ne se trouve sur notre passage.

— Pourquoi ?

— Pour vous démontrer je joue franc jeu, moi. Ma blonde Marga va nous éclairer.

Il se dirigeait vers la porte. Le vestibule était désert. Tous trois le traversèrent, parcoururent le couloir conduisant à l’entrée des caves, descendirent l’étroit escalier de pierre accédant au sous-sol.

Parvenu devant la lourde porte qui fermait l’appartement des prisonniers, l’espion introduisit une clef dans la serrure. Un double déclic du pêne, et le vantail tourna sur ses gonds.

Miss Veuve fit un pas en avant et, sur le seuil, s’arrêta net, avec un cri sourd.

Un spectacle terrifiant s’était offert aux regards du visiteur. Lord Fairtime, Miss Édith, Péterpaul, Jim, étaient ligotés sur des fauteuils, rangés le long de la muraille, faisant face à l’entrée.

Sous leurs pieds, une sorte de tapis de caoutchouc épais de plus de dix centimètres. Autour d’eux, s’enroulent ainsi que des serpents, des spirales de fer, terminées par des renflements qui s’appuyaient sur le crâne et sur le cœur des captifs.

Auprès de chacun, un homme vigoureux se tenait immobile. Quiconque eût assisté au crime de Fairtime, eût reconnu ces gardiens.

C’étaient Fritzeü, Lorike, naguère revêtus de l’uniforme des matelots dans le parc de Fairtime, et aussi ces individus entrevus dans le couloir souterrain, le soir du retour de Grossbeeren : Stolz et Pétunig.

Un cinquième personnage, dont la carrure herculéenne appelait le nom du farouche et brutal Siemens, se tenait adossé au mur, la main droite appuyée sur une manette à poignée d’ébonite.

Miss Veuve tremblait. Les fauteuils, les spires métalliques, les captifs réduits à l’immobilité entre les renflements d’acier appliqués sur leur tête et sur leur cœur, il reconnaissait cela.

C’était l’appareil électrique, avec lequel la justice des États-Unis d’Amérique exécute les condamnés à mort. Les prisonniers étaient sous le coup de cet horrible trépas que l’on désigne sous le nom d’électrocution.

Horrible, oui certes ; un courant intense est lancé ; il passe de l’électrode de tête à celui du cœur à travers les tissus, les muscles, les nerfs, les os du condamné. Il se produit une décomposition brusque, un bris violent des cellules vivantes. Le cerveau se liquéfie, les nerfs se tordent, le cœur se contracte effroyablement.

Et c’était le sinistre appareil que voyait Miss Veuve.

À son apparition, les Fairtime avaient tourné vers lui leurs regards. Le lord, ses deux fils, après un examen rapide avaient abaissé leurs paupières, se renfermant dans l’indifférence stoïque qu’ils avaient adoptée en se voyant l’objet d’un traitement incompréhensible pour eux.

Mais Miss Édith continua de faire peser sur Miss Veuve le rayon bleu de ses doux yeux. On eût dit qu’elle hésitait. Puis son visage s’éclaira par degrés. Elle ouvrit les lèvres. Elle allait jeter un nom, un appel.

Pour le mystérieux capitaine de l’aéroplane, ce fut comme un choc qui le galvanisa et, d’un coup, il recouvrit le sang-froid. Son index s’appuya à ses lèvres, recommandant le silence à la gracieuse Anglaise.

Mais il était trop tard. Von Karch n’avait pas perdu un détail de l’entente muette des deux jeunes gens. Il s’esclaffa lourdement ; et, avec une ironie paterne, mille fois plus agaçante que l’injure, il plaisanta :

— Pourquoi empêcher ce doux cœur de parler ? Est-ce par discrétion à mon égard ? La peine est au moins inutile. J’hésitais encore, mais une fiancée n’hésite pas, elle. Elle reconnaît l’élu de son choix.

Puis, avec une rondeur affectée :

— Allons, monsieur François de l’Étoile, vous que j’ai moi-même cru défunt, saluer la chère enfant que vous pensiez morte. Et dites avec moi que décidément l’air du parc de Fairtime est tout à fait favorable à la santé des trépassés.

— Lui, lui, vivant !

Margarèthe murmura cela d’une voix fervente. Peut-être la malheureuse ne sut-elle pas qu’elle exprimait le cri de son cœur. François vivant, l’abîme qui la séparait des Fairtime, vers lesquels elle se sentait irrésistiblement attirée, lui apparaissait moins profond.

Mais l’ingénieur, un instant déconcerté par la brusque interpellation de Von Karch, leva la main comme pour chasser toute préoccupation, et prononça le nom de sa fiancée :

— Édith !

Tout ce qu’un cœur peut contenir de tendresse tremble dans ces deux syllabes. C’était un sourire, une caresse d’âme, une voix de rêve, un chant céleste.

Et elle, oublieuse des assistants, emportée par l’affection dans les sphères irréelles où l’on ne se souvient plus de la terre, où l’univers apparaît ainsi qu’un désert rose, peuplé seulement par une présence chère, elle répondit :

— François !

Elle n’avait plus peur, la confiance rayonnait d’elle, de son clair regard, de ses lèvres entr’ouvertes. Il était là. Le malheur ne pouvait plus la frapper :

— Ah ! chère, chère Édith. Comme nous avons souffert !

— Oui, mais vous voici. Le rêve noir est fini.

— Fini. Je vous délivre et…

Le jeune homme avait fait un pas vers sa fiancée. Von Karch l’arrêta d’un mot :

— Prenez garde ! Un pas encore, et mon serviteur appuierait sur la manette qui commande le courant électrique.

Il désignait du regard l’athlétique Siemens, brute impassible et dévouée, qui appuya son dire d’un signe de tête.

— Ah ! murmura François, ne la revois-je donc que pour la perdre encore !

Avec une fausse bonhomie, Von Karch modula :

— Cela dépend uniquement de vous. Veuillez vous souvenir de ce que je vous ai proposé en haut.

Puis, voyant sur les traits de son interlocuteur les marques de l’indécision.
elle dépent de vous, uniquement.

— Donnez-moi votre parole que vous sortirez seul de cette maison, que durant huit jours vous ne tenterez rien contre moi, vous bornant à vous assurer que je ne quitte point cette enceinte. Si je cherche à m’éloigner, vous resterez libre de vous y opposer par tous les moyens. Votre parole me suffit, et je me retire durant une demi-heure, vous donnant ainsi licence d’un entretien qui vous démontrera que les morts de Fairtime ont été parfaitement traités, et vous donnera confiance pour le suprême délai que je réclame.

— Eh ! par l’orteil de Satan, donnez la parole que l’on vous demande, s’écria Lord Gédéon Fairtime, puisque, aussi bien, nous sommes tous sous la griffe du diable.

— Vous le voulez ? murmura le jeune homme hésitant encore. Et vous, Édith ?

Elle l’enveloppa de son regard azuré, et d’un accent doux autant que la plainte du vent dans les feuilles :

— Je ne veux pas mourir, François. Faites que je vive !

— Soit donc.

Et se tournant vers l’espion, l’ingénieur prononça d’une voix ferme :

— Herr Von Karch, vous avez ma parole. Mais songez-y bien : huit jours durant lesquels mes yeux seront sans cesse ouverts sur vous.

— Ce sont les termes mêmes de ma proposition. Donc, nous sommes d’accord. Et, pour commencer, je réalise la promesse que je vous ai faite tout à l’heure. Je vous laisse avec vos amis, sans témoins, pendant une demi-heure.

L’espion avait pris une physionomie riante. Il semblait que le succès de sa laborieuse négociation le remplissait d’aise. Il fit un signe. Les liens des prisonniers tombèrent, les appareils d’électrocution se replièrent le long du mur, et les serviteurs du traître quittèrent derrière lui le salon des Fairtime.

Une fois dehors, Von Karch, saisissant la main de Margarèthe titubant sous l’empire des émotions ressenties, l’entraîna dans le couloir, où un judas d’observation lui avait permis, quelques jours plus tôt, de surprendre l’entretien de la belle Allemande avec les captifs.

— Viens, ma blonde, fit-il d’un ton doucereux. Tu es une sentimentale ; cela t’amusera d’entendre un doux dialogue de fiancés.

Libres ! En face l’un de l’autre, Édith, François, dans un élan impulsif, se joignirent, et la jeune fille appuya sa tête blonde sur l’épaule de l’ingénieur. Du fond de son cœur, François sentait monter à ses lèvres des paroles qui s’échappaient, sans qu’il songeât à les retenir.

— Vivants ! tous vivants ! Les avoir cru morts dans l’épouvantable explosion.

— Quelle explosion ? s’écrie Lord Gédéon, dont l’attention avait été éveillée par ce mot.

Sa voix rendit aux fiancés la notion de l’heure présente. Ils desserrèrent leur étreinte, restant toutefois appuyés l’un à l’autre, et l’aviateur murmura :

— C’est vrai. Vous ignorez. Von Karch, lorsqu’il vous enleva, a détruit Fairtime-Castle, sans doute pour faire croire que vous aviez péri dans le cataclysme.

— Peuh ! riposta le lord avec insouciance. Fairtime n’avait rien de particulièrement artistique. Je profiterai de l’occasion pour le faire reconstruire en un endroit mieux situé.

Les fiancés saluèrent d’un doux sourire cette déclaration flegmatique du grand industriel anglais.

Tous riaient du reste. Une détente se produisait, après les émotions des dernières heures.

Et de l’autre côté de la muraille, l’œil au judas, qui permettait d’espionner les captifs, Von Karch riait également. Margarèthe se prit à cette bonne humeur. Elle pressa la main de l’espion, comme pour le remercier d’avoir renoncé aux pensées de vengeance qu’il exprimait lors de l’arrivée de François.

— Chut ! murmura soudain Von Karch. Voici une question que j’aurais dictée moi-même, ma parole.

La demande était formulée par Miss Édith.

— Mais, François, comment avez-vous découvert notre prison ?

— Elle m’a été indiquée. Je n’aurais jamais songé à chercher Von Karch ici.

— Évidemment, souligne l’espion dans sa cachette.

— Songez donc, continua l’ingénieur, j’ai bouleversé l’opinion allemande, grâce à l’engin que, réputé mort, j’ai pu réaliser avec l’appui de votre généreuse complicité.

— Oh ! on n’est pas généreux avec un fils, interrompit noblement le lord.

— Mais un fils peut consacrer sa vie à remercier un père. Je reprends cependant. Notre entrevue sera de courte durée ; il faut que vous sachiez… Donc, troublant l’Empire, étant, à regret mais nécessairement désagréable à l’Empereur, je n’aurais pas soupçonné qu’un palais impérial abritait notre ennemi.

— En effet.

— La Providence me conduisît à Posen, me mit en présence d’un professeur du nom de Berski ; et chez cet homme je découvris un portrait de Margarèthe Von Karch.

— À Posen ?

— Il parait qu’elle s’est appelée Mme Berski, avant que la mort de son mari ne lui ait rendu la triste étiquette Von Karch.

— Çà, c’est pour moi, grommela l’espion à l’oreille de sa fille qui, ainsi que lui-même, ne perdait pas un mot de l’entretien.

Mais Péterpaul secouait la tête.

— Pauvre femme. Son attitude à notre égard prouve qu’elle a cruellement souffert d’être née d’un tel père. Encore une victime.

— Çà, c’est pour vous, ma blonde, ricana Von Karch. Ce grand benêt de Péterpaul déteste la trahison chez moi, tout en l’approuvant chez vous.

— Donc, reprenait François s’adressant aux prisonniers, j’appris que Herr Von Karch était comte de Kremern, un comte perdu de dettes et de crimes, ce qui vous explique pourquoi il changea d’appellation. Aussitôt je me rendis à Berlin, je pénétrai dans le palais, j’arrivai jusqu’à l’Empereur.

— Jusqu’à l’Empereur ? répétèrent ensemble les auditeurs visibles et invisibles du Français.

— Sans peine et sans danger, rassurez-vous. La raison de ma visite ? Bien simple, l’Empereur lui-même ignorait la véritable identité de notre adversaire. Lui apportant le nom inconnu, j’espérais qu’il m’apprendrait où se cachait le dangereux personnage.

— Oh gronda Von Karch montrant le poing au narrateur, encore que le mur s’interposât entre les deux hommes, il l’a dit à Sa Majesté…

Il se tut, les Anglais avaient prononcé d’une même voix :

— Et ?…

— Et l’Empereur, avec une loyauté dont j’ai été profondément ému, m’a confié ce mot Babelsberg.

— Qu’est Babelsberg ? demandèrent encore le lord et ses enfants.

— Une propriété impériale sise sur la rive de la rivière Havel, en face de Postdam.

Il y eut un silence. Édith, ses frères, lord Gédéon s’étonnaient à part eux, que l’espion eût pu les transporter ainsi, à leur insu, depuis Fairtime-Castle jusqu’à Postdam. Par l’audace, par l’habileté de cette manœuvre, ils concevaient la sinistre volonté, la terrible puissance de l’ennemi de qui dépendait la réhabilitation de François.

Et dans le couloir sombre, où il se tenait auprès de Margarèthe tremblante, Von Karch, les sourcils froncés, l’obscurité cachant à sa fille l’expression terrible de son visage, murmurait :

— L’Empereur m’a découvert ; il peut donc parer le coup des dossiers, mais alors je suis perdu !

Si habile que soit un fourbe, il y a en lui une faiblesse. Il tient toujours à juger les autre d’après lui-même. Il est trop malin. Dans l’occurrence, il lui semblait évident que l’Empereur ne craignait plus ses révélations puisqu’il l’avait livré. Pas un instant, il ne pouvait lui venir à l’idée que le souverain chevaleresque avait obéi, quoi qu’il en pût advenir, à l’appel de la justice, si chère à toutes les natures de noblesse et de loyauté.

L’espion salua d’un mauvais sourire les espoirs que François exprimait maintenant.

— Huit jours encore de patience. Ma parole me lie, c’est vrai ; mais grâce à l’aéroplane, je vous garantis une surveillance telle que personne ne sortira d’ici. Si le Von Karch, en réclamant ce délai, a eu quelque pensée de fourberie, il ne la réalisera pas. Dans huit jours, Édith, rien ne nous séparera plus.

À ce moment, l’espion empoigna le poignet de Margarèthe. La jeune femme sursauta, eut un léger cri. Elle regarda Von Karch, ombre se découpant vaguement dans l’ombre du couloir.

— Que voulez-vous, mon père ?

— Vous avertir que la demi-heure est écoulée, ma rêveuse Marga, et que nous allons reconduite François de l’Étoile jusqu’au seuil de notre maison.

— Je suis à vos ordres.

Trois minutes après, l’ingénieur franchissait le fossé qui encerclait le blockhaus, traversait la clairière et s’enfonçait sous les arbres du parc, remontant la pente de la colline de Babel (Babelsberg) dans La direction de la Colonne Belvédère où, ainsi qu’il l’avait déclaré, l’attendait son aéroplane sous sa forme terrestre de wagon.

François avait à peine fait dix pas sous le couvert des arbres, que quatre ombres se dressèrent devant lui.

— C’est nous, patron, fit une voix étouffée.

— Tril !

— Oui, avec Suzan, Joé et Ketty.

— Pourquoi ? Je vous avais ordonné de rester à la garde du wagon.

— Et nous avons désobéi, parce que votre absence prolongée nous inquiétait.

L’ingénieur ne se sentit pas le courage de gronder les dévoués gamins. En quelques mots, il leur apprit ce qui s’était passé dans la maison de l’espion. Ces nouvelles déterminèrent une explosion de joie.


Quatre ombres se dressèrent devant lui.

Pendant un moment, gamins et fillettes sautèrent comme de jeunes chevreaux. Tril se ressaisit le premier.

— Et maintenant, patron, que faisons-nous ?

— Nous rejoignons notre voiture, nous organisons la surveillance autour du logis de Von Karch. Ah ! Ces huit journées que je ne pouvais refuser, seront pénibles !

— Oui, il ne faudra pas fermer les yeux. Alors, comme un exercice est d’autant moins dur que l’on s’y entraîne davantage, je vais prendre la faction de suite. Je ne vivrais pas à la pensée que ce scélérat d’Allemand est libre de s’échapper.

François reprit donc sa marche, escorté par les trois amis de Tril, tandis que celui-ci se faufilait, avec la prestesse d’un lutin, à travers les branchages du sous-bois. Bientôt il s’arrêta à la lisière de la clairière, et, lançant un regard de défi au blockhaus, dont le cube trapu se dessinait au milieu du liseré noir du fossé, il murmura :

— Mon gros Von Karch, je suis là !

La méfiance du gamin était justifiée. Comme tous ceux dont l’enfance a été abandonnée, Tril avait pris de bonne heure l’habitude d’observer les hommes dont, chétive épave de la société, il avait tout à craindre et avait bien raison de juger que Von Karch agirait dans l’avenir comme il avait agi dans le passé.

Mais ce que le gamin ne pouvait faire, c’était mesurer la profondeur de la fourberie de l’espion.

François éloigné, l’Allemand s’était précipité dans la pièce où l’arrivée de l’ingénieur avait troublé son entretien avec sa fille. Sur son ordre, Margarèthe l’avait suivi. Il lui avait indiqué un siège.

— Assieds-toi ; pas un mot, pas un mouvement pendant que je m’occupe d’assurer mon salut. Nous causerons ensuite.

— Votre salut ? murmura-t-elle.

— Sans doute. Tu m’as trahi ; je ne te fais pas de reproches ; tu fus stupide. Un point c’est tout. Mais j’ai de toi une opinion assez avantageuse pour croire que tu ne désires pas absolument me voir pendu ou condamné à la prison perpétuelle.

— Oh ! père !

Il coupa brutalement la protestation.

— Pas de phraséologie inutile. Je suis bien sûr que si ta tête est faible, ton cœur est resté bon. Je te le prouve, puisque je vais opérer devant toi, ne te cachant rien. C’est de la confiance ou je ne m’y connais pas, ma jolie !

Tout en parlant, il avait décroché le parleur du téléphone, fixé au mur, près de la grande cheminée de la salle.

— Allo ! allo ! Gendarmerie de Postdam ? Bien, vous écoutez… L’homme qui se fait appeler Miss Veuve, qui, à Eissen, à Grossbeeren, a détruit les ateliers et l’aéroplane militaires, se trouve actuellement dans le parc de Babelsberg, à la Colonne Belvédère. Il compte y passer la nuit.

Margarèthe s’était levée. Toute droite, les traits égarés, elle écoutait.

— Montez à cheval et accourez sans perdre une seconde. Une demi-heure, trois quarts d’heure vous sont nécessaires ?… C’est bien, au revoir… Enchanté de pouvoir vous renseigner.

Margarèthe murmura :

— Mais si vous faites prendre Herr François…

— On ne le prendra pas. Tu vas voir dans un instant. J’ai imaginé une petite combinaison qui fera le bonheur de tout le monde, et le mien.

Il revint au téléphone. Successivement, il transmit les indications communiquées à Postdam, aux diverses fractions de gendarmerie, en résidence à Nowarès, à Glienicke, à Neuendorf, à Tellower-Vorstadt, localités circonvoisines du Babelsberg. Enfin, il termina cet avertissement circulaire.

Alors il se rapprocha de Margarèthe et, avec une bonhomie si parfaitement jouée, que la jeune femme ne soupçonna pas qu’elle allait, une fois de plus, devenir l’instrument inconscient des tortueuses combinaisons de son père :

— Prends une mantille, ma toute belle.

— Pourquoi ? Allons-nous donc sortir ?

— Toi, oui. Je souhaite que tu montes jusqu’au belvédère du parc.

— Mais c’est là que se trouve Herr François.

— Justement. C’est pour que tu le rencontres. Ne m’interromps pas. Tu lui diras qu’adversaire loyal, résolu à tenir mes promesses, je viens d’être avisé que sa présence dans le pays a été signalée, que les brigades de gendarmerie des environs sont en marche vers Babelsberg ; qu’il prenne ses précautions pour n’être pas surpris.

Et la jeune femme le considérant avec des yeux stupéfaits.

— Alors, ma pauvre petite, tu ne comprends pas que j’ai convoqué ces braves gendarmes pour qu’ils protègent la fuite d’un pauvre homme persécuté.

— Mais comment ? Comment ? Je me perds dans le dédale de vos combinaisons.

— Ah ! voyons ! réfléchis. Que va-t-il se produire ? Les militaires arrivent, François s’envole aussitôt et se met hors de leur portée. Seulement, il cesse de surveiller mon logis, et je puis en profiter pour fuir, pour sauver ma tête et ma liberté, puisque j’en suis réduit là.

L’espion avait prononcé ces derniers mots avec une telle humilité que Margarèthe se sentit émue. Tout bas, elle s’accusa d’avoir trahi son père. Il était espion, fourbe, terrible aux autres, mais vis-à-vis d’elle, ne s’était-il pas toujours montré indulgent, généreux. L’heure sonnait de lui prouver sa gratitude filiale, de l’aider à mettre en sûreté sa vie menacée. La jeune femme jeta les bras autour du cou du fourbe.

— Je pars, père. Et je vous le jure, j’inquiéterai votre ennemi à ce point qu’il vous laissera le chemin libre.

Il parut touché de cet élan affectueux. Il serra la jolie blonde sur sa poitrine :

— Tu es une bonne fille, ma petite Marga, une bonne fille. Je n’en ai jamais douté. Tête folle, peuplée de mirages, mais cœur droit.

Et changeant de ton :

— Surtout que François ne soupçonne pas que j’ai convoqué les gendarmes. C’est la gendarmerie qui m’a avisé. On m’a demandé si je n’avais pas aperçu Miss Veuve et son appareil. Ainsi j’ai appris ce qui se préparait.

— Et vous en faites part loyalement à l’intéressé.

L’espion se frotta joyeusement les mains.

— Loyalement, c’est bien le mot qui convient, le mot qu’il faudra dire. Mais ne perds pas de temps ; les cavaliers sont en route, et pour rien au monde je ne voudrais qu’ils surprissent notre…, non, mon ennemi est plus juste, car hélas ! cet homme n’est pas l’ennemi de ma fille.

Il fit mine d’essuyer une larme absente, se dépensa en mouvements désordonnés, aida Marga à se couvrir d’un manteau, lui passa son chapeau et la poussa dehors.

Du seuil de la maison, il la regarda traverser la clairière, et seulement quand elle eut atteint la ligne des arbres il rentra. Sa face avait perdu son caractère de bonhomie. Une expression railleuse la striait de mille rides. Sous ses doigts frémissants, les sonneries électriques carillonnèrent, et bientôt, appelés par le tintement strident, les serviteurs de l’espion se trouvèrent rassemblés autour de lui, le grand Siemens, Fritzeü, Lorike, Stolz et Pétunig au premier rang.

Margarèthe, elle, s’était bravement enfoncée dans le bois montant vers le Belvédère. Mais elle avait fait à peine vingt pas sous les arbres, qu’une voix nette, bien que contenue, retentit à ses oreilles :

— Halte, disait le personnage invisible, ou mon revolver aboie.

Frissonnante, la jeune femme s’arrêta, les pieds subitement rivés au sol. Son interlocuteur invisible ne lui accorda pas le loisir de se livrer à ses réflexions. Il continua :

— Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?

— Margarèthe Von Karch ; répondit-elle sans hésiter. Je vais au Belvédère, avec l’espoir d’y rencontrer Herr François et de l’avenir d’un danger.

Presque aussitôt les branches s’écartèrent violemment, et la silhouette de Tril apparut.


Halte, dit le personnage invisible.

— Venez, dit le gamin, je vais vous conduire.

Elle consentit d’un signe de tête, et tous deux commencèrent à gravir, d’un pas rapide, la portion de la pente qui les séparait du Belvédère.

Ils allaient, se hâtant, muets, ombres progressant dans l’ombre. Quiconque les eût vus passer, eût ressenti l’impression qu’un gnome de la légende entraînait, vers le royaume infernal, une jeune châtelaine imprudente.

Margarèthe se faisait cette réflexion lorsqu’elle déboucha sur le plateau herbeux qui forme le sommet du Babelsberg. En face d’elle, se dressait, tel un cierge géant, le fût de la Colonne Belvédère, et au pied du monument se profilait la lourde silhouette d’un wagon de grande dimension.

Deux coups de sifflet firent sursauter l’Allemande. Elle se rassura aussitôt en comprenant que son compagnon annonçait ainsi sa présence. En effet, un nouveau personnage parut, se dirigeant vers le groupe. Son guide prononça :

— Cette dame veut voir le patron. Elle dit avoir à lui signaler un danger.

— Qu’elle vienne donc.

Le gamin se tourna vers Margarèthe, qui avait assisté à ce rapide colloque :

— Suivez mon camarade. Je retourne à mon poste.

Léger comme un sylphe, il avait à peine achevé qu’il avait disparu d’un bond sous les arbres.

Deux minutes après, Margarèthe pénétrait dans l’étrange véhicule, en qui elle n’eut jamais soupçonné l’aéroplane à transformations dont son père l’avait si souvent entretenue. Mise en présence de François, elle s’acquitta de son message avec une telle bonne volonté que l’ingénieur fut persuadé. Cependant, il ne voulut pas se rendre de suite.

— Madame, dit-il, savez-vous pourquoi j’ai choisi le sommet du Babelsberg pour y établir mon campement ? Je vais vous l’apprendre. Tous les bruits de la campagne sont perceptibles en ce point. Or, l’un des sons les plus aisément reconnaissables est celui d’une troupe de cavaliers en marche. Je vous prierai donc de demeurer en ma compagnie, jusqu’à ce que l’approche des gendarmes annoncés me soit signalée ainsi.

Une joie chantait en elle. Elle réussirait. Elle assisterait au départ de l’homme qui menaçait la vie de son père. Elle aurait réparé ainsi ses paroles imprudentes. Et debout auprès du wagon, François et ses amis immobiles autour d’elle, Margarèthe tendait une oreille inquiète aux bruits qui montaient de la plaine environnante.

Le bruissement inexplicable de la nuit bourdonnait autour d’elle, fait des mouvements des choses, du vent se jouant dans les branches, des battements d’ailes des insectes nocturnes. L’appel bref du hibou en chasse, l’aboi lointain d’un chien de garde, jetaient, dans le concert imprécis des ténèbres, la note brutale de la grosse caisse ou des cymbales au milieu des suavités d’un orchestre. Tout à coup, elle tressaillit.

— Écoutez, murmura-t-elle.

Recommandation inutile. Déjà les assistants avaient perçu le bruit insolite. Loin encore, des pas sonnaient sur la route. On ne pouvait s’y méprendre. Plusieurs chevaux se rapprochaient, car le son se renforçait à chaque instant.

Et puis un bruit analogue signala une seconde troupe de cavaliers dans une autre direction, puis une troisième. François s’approcha de l’Allemande.

— Madame, vous avez dit vrai. Plusieurs patrouilles convergent vers le Babelsberg. Vous êtes libre, et je vous remercie.

Tous les passagers du wagon avaient disparu. Ils s’étaient évidemment enfermés à l’intérieur.

Et tout à coup, Margarèthe demeura médusée, stupéfaite. Il lui sembla que, brusquement, le véhicule mystérieux changeait de forme ; un coup de vent passa sur la clairière, courbant les arbres, soulevant un nuage de poussière et de feuilles mortes.

Quand la rafale eut pris fin, que poudre et feuilles sèches retombèrent sur le sol, le wagon n’était plus là. La Colonne Belvédère s’érigeait seule au centre du sommet gazonné.

Mais la jeune femme secoua la stupeur causée par cet incompréhensible spectacle. Qu’importaient les moyens dont disposait l’ingénieur. Il s’était éloigné, accordant ainsi à Von Karch le moyen d’échapper à sa vengeance.

Et elle se précipita dans la direction de la maison, glissant sur la pente, se heurtant aux arbres, ses pieds se prenant dans les souches invisibles au ras du sol. Haletante, essoufflée, ses tempes battant sous les pulsations rapides de son cœur, elle parvint au gîte de l’espion, bondit sur la chaussée franchissant le fossé. Mais elle n’alla pas plus loin. Von Karch lui barra le passage.

— Il est parti ? questionna-t-il, d’une voix légère comme un souffle.

— Oui, père.

— Alors, viens, en route.

Sans lui laisser le temps de se reconnaître, il l’entraîna du côté où la colline descendait vers la rivière du Havel, Elle ne résistait pas, subissant maintenant la détente nerveuse, bien naturelle après les multiples incidents de la soirée. Cependant une lueur s’alluma en son esprit.

— Et les prisonniers ? prononça-t-elle.

L’espion tressaillit. À peine sa fille envoyée vers François, le fourbe avait gagné les caves avec ses sinistres serviteurs. Les captifs avaient été terrassés, chargés de liens, baillonnés, puis toute la bande, Von Karch excepté, s’était enfoncée dans les taillis protecteurs du parc, dévalant la pente vers la rivière. Et pourtant, l’espion répondit du ton le plus naturel :

— Eux ? Dans leur appartement, ma belle Marga. J’ai laissé les portes ouvertes. Des captifs se méfient toujours des portes ouvertes. Ils passeront quelque temps avant d’oser profiter de la liberté à laquelle elles invitent. Quand ils se décideront, nous serons en sûreté. Je me défie un peu de toi, ma grande. Aussi je t’emmène avec moi jusqu’à Hambourg. Quand je quitterai ce port pour me confier à l’océan, dont les vagues ne conservent pas la trace d’un fugitif, je te laisserai à terre.

Elle chancela, émue jusqu’aux larmes. Elle pourrait joindre les Fairtime, devenir leur servante, leur esclave, conquérir à force d’abnégation, de dévouement, leur tendresse, effacer peut-être le souvenir de ce qu’elle avait été.

Son père et elle atteignirent la rive de la Havel. Accosté à un léger embarcadère de bois, un petit chaland à vapeur, le même qui, une première fois, avait conduit les Allemands à Hambourg, attendait sous pression ; la fumée noire s’échappant de la cheminée indiquait que l’on forçait les feux.

Von Karch fit passer sa fille devant lui sur la planche reliant le pont à l’embarcadère. Le mouvement lui permit d’échanger avec l’athlétique Siemens, debout auprès de la coupée, ces répliques :

— Les Anglais ?

— Dans la cale, Herr.

À ce moment même, l’hélice se mettait en branle, tordant ses pales sous les eaux, et le petit steamer, s’éloignant du rivage, s’engageait dans le courant paresseux de la rivière.

Seulement, si quelqu’un s’était penché sur le bordage de tribord, il eut certes montré un étonnement justifié. Le bateau entraînait, au bout d’un cordage, un passager qui, plongé dans l’eau jusqu’au cou, se faisait ainsi remorquer.

En regardant mieux, on eut reconnu le jeune Tril.

C’était lui, en effet, qui, ayant repris sa faction, avait vu les aides de Von Karch porter les prisonniers vers la rivière. Le gamin avait deviné que l’espion, que les amis de François allaient s’éloigner. Il n’aurait pas le temps d’avertir l’ingénieur. Aussi, sans mesurer le danger, il s’était élancé à la poursuite des fugitifs. La vue du bateau à vapeur avait transmué ses doutes en certitude.

— Il faut que je les suive, se dit-il. Il le faut, car moi seul pourrai renseigner le « patron » sur la direction prise.

Et avec l’audace innée chez lui, le courageux garçon était entré dans l’eau sans attirer l’attention de l’équipage. À présent, au bout de sa corde, entraîné avec une vitesse croissante, l’eau passant à chaque instant par dessus sa tête, il murmurait :

— Pas aisée ma position. Je ne tiendrai pas longtemps ainsi, un seul moyen, monter à bord.

Il regardait en l’air, scrutant le bordage de l’embarcation. Il eut soudain une exclamation joyeuse :

— Le canot.

À l’arrière du vapeur, un canot, recouvert d’une bâche, se balançait suspendu à ses portants.

Quelle cachette s’il y pouvait atteindre. Tril ne réfléchit pas plus d’une minute. Il sentait ses doigts s’engourdir au contact de la corde mouillée. S’il attendait encore, ses mains s’ouvriraient, et le bateau lui échapperait.

Sur cette réflexion, il commença son ascension. Lentement il grimpa, jeta un regard perçant sur le pont quand ses yeux furent au niveau supérieur du bordage. Le pont était désert, seul le timonier, debout à la barre, veillait à la marche de l’embarcation. Von Karch, sa fille, leurs compagnons, s’étaient retirés dans la cabine du pont, d’où s’échappait un murmure de voix.

L’instant était favorable. Le gamin n’hésita plus.

Déjà on avait laissé en arrière les quais de Postdam dont les lumières eussent pu trahir les mouvements du brave enfant. Tout était ombre autour du vapeur. Seuls, les feux de position et la lanterne de l’habitacle découpaient dans le noir de faibles halos lumineux.

Tril put gagner le canot sans éveiller l’attention de l’homme de barre. Il se glissa sous la bâche ; satisfait de ce premier succès, il s’allongea sur le fond de la petite embarcation, et ferma les yeux, murmurant avec une philosophie qui, en pareille occurence, confinait à l’héroïsme :

— Il est tard, je suis trempé. Tâchons de dormir. Demain, il fera jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le surlendemain, la lecture des journaux du matin bouleversa toutes les imaginations allemandes.

Ils annonçaient des nouvelles sensationnelles, que les habitants enclins au merveilleux ne manquèrent pas de déclarer fantastiques et dépassant la compréhension des hommes. Voici en quels termes le National Zeitung s’exprimait :

« Depuis que Miss Veuve est entrée dans la vie du peuple allemand, il semble que nous nous agitons au sein d’un cauchemar. Les aventures inexplicables, déconcertantes, se succèdent, conduisant les esprits les plus pondérés à l’affolement.

« Avant-hier soir, la gendarmerie de Postdam et celles des localités voisines furent averties que Miss Veuve avait établi son campement pour la nuit dans le parc impérial de Babelsberg.

« Tous les soldats disponibles furent dirigés vers le point désigné. Naturellement Miss Veuve demeura invisible ; mais, vers trois heures du matin, un incendie d’une incroyable violence se déclara dans la Maison Carrée sise à mi-hauteur de la colline. Les meubles, les planchers avaient été arrosés d’essence ; il fut impossible de dompter le feu ; actuellement ce rendez-trous de chasse de Sa Majesté forme un monceau de décombres qu’entourent lugubrement les eaux stagnantes du fossé. Nul doute que l’insaisissable Miss Veuve n’ait voulu se venger d’avoir été dérangée.

« Or, hier soir, alors que la ville de Berlin s’entretenait de cette nouvelle manifestation de l’être diabolique qui trouble l’empire, un bruit incroyable se répandit par la cité avec la rapidité de la flamme sur une traînée de poudre.

« Avisés les premiers, nous refusâmes d’accorder créance à l’incroyable rumeur, mais une rapide enquête nous démontra la réalité du fait stupéfiant que voici :

« Un homme volant a pénétré dans le palais impérial. Une sentinelle l’a aperçu, au moment où il planait sur la cour intérieure que dominent les fenêtres du cabinet de travail de Sa Majesté.

« Le factionnaire n’a pas hésité à faire feu sur cette ombre suspendue dans les airs. Il l’a atteinte certainement, car une trace palpable ne permet pas d’accuser le brave soldat d’hallucination.

« L’homme volant s’est élevé dans l’atmosphère et a disparu, mais sur la muraille, au-dessus précisément des fenêtres de Sa Majesté l’Empereur, une large tache de sang affirme la réalité des dires du factionnaire. »

On juge de l’effet produit par un article de ce genre, et dont tous les journaux sérieux s’accordaient à reconnaître l’authenticité.

Tandis que la foule allemande cherchait en vain la clef de l’énigme nouvelle soumise à sa sagacité, l’aéroplane de François de l’Étoile, volait vers le Nord à une vitesse vertigineuse.

Seulement, sur le visage des passagers se lisait un désespoir farouche, une anxiété torturante.

C’est que, au fond du navire aérien, sur des couvertures empilées, gisait l’ingénieur, sanglant, d’une pâleur de cire, immobile autant qu’un cadavre.

Il a voulu revoir l’Empereur. Il a pénétré encore dans le Cabinet du Maître. Il lui a dit :

— Sire, désormais, je ne suis plus l’ennemi de l’Allemagne. Von-Karch-Kremern m’a joué, il m’a échappé ; mais Votre Majesté m’avait été amie sincère. Soyez remercié.

Malheureusement, alors que le filin rattaché à l’aéroplane le ramenait à bord, un soldat avait aperçu la silhouette s’élevant dans l’espace, avait fait feu, et François était arrivé sur son vaisseau aérien, évanoui, couvert de sang.

À présent, après un conseil rapide, ses compagnons s’efforçaient de gagner une terre non hostile, où il fût possible d’appeler un homme de science capable de dire si François de l’Étoile devait vivre ou mourir.

Et les gamins gémissant de l’absence de Tril, pleurant sur leur chef qui semblait frappé à mort, l’aéroplane filait, rapide comme l’ouragan, gagné d’apparence par l’impatience folle du but, emportant à travers l’espace son équipage consterné.