L’Aéroplane fantôme/p2/ch8

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Boivin et Cie (p. 260-271).

CHAPITRE VIII

ENTRETIENS HISTORIQUES


— M. le Chancelier, je suis las de cette situation.

— Sire, je ne l’ai pas créée. Je l’ai trouvée telle, quand vous m’avez fait le grand honneur de m’appeler à mes hautes fonctions.

— Je ne vous accuse pas. Mais je veux que cela cesse. Je veux que jamais ne se reproduise la situation présente. Moi. l’Empereur, un galant homme, j’ose le dire, je suis prisonnier d’un misérable Von Karch ! Et cela parce que le Service des Renseignements a outrepassé ses pouvoirs.

— Cela va prendre fin, Sire. Le mois demandé par le personnage en question, sera écoulé bientôt.

— Oui, mais désormais, je prétends que nul ne puisse s’interposer entre la justice et moi.

— Oh ! la justice. Je supplie Votre Majesté de songer que l’accusateur est Français.

L’Empereur marqua un geste rageur.

— La honte en est plus vive pour moi, M. le Chancelier. Français, Allemand, qu’importe d’ailleurs ! Cela ne change rien à ma pensée de justice. Eh ! sans doute, je préférerais que les rôles fussent intervertis, mais cela dégage-t-il mon honneur ?

Toute la colère d’une âme loyale, contrainte à dissimuler, vibrait dans la voix du souverain. Il acheva d’un ton sec :

— Vous avez entendu, M. le Chancelier. Je veux avant deux semaines un projet de réforme complète du Service des Renseignements, de ses méthodes et de ses procédés. L’État doit être renseigné et ne doit pas accepter l’aide des voleurs. Allez, et mettez-vous au travail.

Le Chancelier salua très bas et sortit, bouleversé par le courroux du maître.

Celui-ci était seul maintenant, dans ce cabinet de travail sévère où s’élaborent les graves problèmes du gouvernement.

Il écouta les pas de son chancelier se perdre dans l’éloignement, puis il vint lentement à sa table-bureau, cette table Louis XV aux cuivres artistiques qu’il affectionne. Il se laissa tomber dans le fauteuil et s’enfonça dans une pénible songerie.

Pénible, oui ; son front pâle, ses yeux où s’allument des éclairs, le disent éloquemment. Soudain, il secoue la tête. Il vient de donner ses ordres. À l’avenir, il ne pourra plus être le prisonnier moral d’un misérable. La décision prise, exprimée, il lui semble que déjà sa liberté est un peu reconquise.

Une intolérable situation va prendre fin. Il ne faut pas céder à l’obsession qu’elle a imposée à son esprit.

— Travaillons, dit-il avec énergie.

Et volontaire, il attire à lui les papiers amoncelés sur le bureau, puis il annote les feuilles placées sous ses yeux.

C’est la nuit que l’Empereur travaille. Ses sujets, le personnel du palais, doivent ignorer l’effort d’où naissent les résolutions qu’au grand jour, le Maître proclame avec la fougue de l’impromptu.

Le crayon bleu trace des notes rapides, souligne, rature.

Il a, ce crayon, quelque chose de fatal, d’impressionnant. Quelques-unes des arabesques qu’il dessine sous l’impulsion de la main nerveuse qui le dirige, déchaîneraient des cataclysmes s’il plaisait au Maître de soixante millions d’hommes.

L’Empereur s’absorbe en cette besogne ardue de pasteur de peuples. Une teinte rosée colore son visage, décelant la tension de l’esprit. Tout à coup il lève la tête, regarde autour de lui d’un air étonné.

— Qu’est-ce ?

La question passe dans un chuchotement. Ses yeux se fixent sur les lourdes tentures qui masquent les fenêtres, et cachent à tous la clarté des lampes éclairant le travail du souverain.

— Qu’est-ce donc ? répète-t-il à mi-voix.

Il lui a semblé percevoir un bruit insolite, comme un coup sec frappant la vitre de la croisée la plus proche de l’endroit où il se tient.

Un léger haussement d’épaules trahit sa pensée. Il se plaisante, il a été le jouet d’une illusion. Quelle apparence que l’on frappe à sa fenêtre ? À moins qu’une chauve-souris, chasseresse nocturne emportée par son vol cotonneux, ne soit venue donner de la tête, maladroite bestiole, dans les vitres assombries.

Il attend un instant. Un tressaillement parcourt son être. Cette fois, il est sûr d’avoir entendu. Ce n’est plus un coup, mais deux qui viennent de résonner contre le carreau.

Il se gourmande encore. Sur l’étroit entablement de la croisée un ennemi ne saurait trouver place. Quelque volatile blessée ou lasse s’est perchée là, et de son aile engourdie par un long vol, choque les vitres derrière lesquelles se voile le labeur impérial.

Dans la famille des Hohenzollern, il est de tradition d’aimer les innocents habitants des airs.

Le grand Frédéric lui-même, de si haute et si rude mémoire, trouvait plaisir à émietter des gâteaux aux oiselets de la région berlinoise.

Et l’Empereur, à l’idée qu’un passereau souffre, abandonne un instant le travail qui peut modifier le monde. Il va à la croisée, écarte les rideaux. Mais il a un geste de surprise, il fait un pas en arrière.

Sur l’entablement de la fenêtre, il a aperçu, non pas un oiseau souffreteux, mais bien une robuste silhouette d’homme debout, les mains étendues, semblant défier le vertige. Et pourtant la moindre rupture d’équilibre précipiterait le singulier visiteur sur les pavés de la cour, à quinze mètres plus bas.

Dans le cerveau impérial se pressent d’insolubles questions. Comment l’homme est-il parvenu là ? Quelle audace le pousse à braver les dangers de la chute, de la colère du souverain ? Se croit-il à l’abri des cachots sinistres, des forteresses où l’on oublie si aisément le prisonnier réputé dangereux.

— Un criminel, murmura l’Empereur, en laissant retomber le rideau. Un nihiliste ! Un diable rouge !

Il a reculé jusqu’à sa table. Il fait retentir une sonnerie électrique.

À l’appel, la porte s’ouvre. L’officier de garde dans la galerie desservant le Cabinet impérial, paraît, s’immobilise sur le seuil, la main droite à la visière du casque, attendant les ordres.

Et l’Empereur, d’une voix calme, qui ne trahit aucune émotion, dit :

— Voyez donc à cette fenêtre. Ne serait-elle pas ouverte ?

L’officier n’a pas un geste de surprise à ce commandement inattendu. Il traverse la salle à grands pas, écarte les rideaux.

— Non, Sire, elle est fermée.

— Et vous ne voyez rien d’anormal ? prononce le monarque comme malgré lui.

— Rien. Qu’est-ce que Votre Majesté désire que je voie ?

Le souverain se mord les lèvres. Ses yeux perçants interrogent la fenêtre, près de laquelle l’officier se tient raide, maintenant la tenture relevée de sa main. À travers les vitres transparentes, il n’aperçoit plus rien. La forme humaine a disparu, s’est évanouie.

— Ah ça ! grommela Sa Majesté, c’est de l’hallucination !

Et d’un ton rogue :

— Reprenez votre poste de garde.

L’interpellé sort. La porte se referme. De nouveau, l’Empereur est seul. Alors il court à la fenêtre, l’ouvre d’une main impatiente et se penche au dehors. Il pense que l’homme est là. Où ? Comment se tient-il suspendu ? Il ne se le demande pas. Il est obsédé par l’idée qu’il est là.

Et ce lui est une stupeur de ne pas le découvrir. La façade ne présente aucune trace d’escalade. La Cour intérieure, vaguement éclairée par les réverbères brûlant en veilleuse, est ténébreuse. Un seul être s’y promène lentement. C’est le factionnaire qui veille à la tranquillité intérieure du palais.

Le souverain s’est retiré de bonne heure, ce soir-là. Le personnel de la demeure impériale a profité de sa liberté pour s’aller coucher ou pour se répandre dans la ville de Berlin à la recherche des plaisirs qu’offre la Cité capitale.

L’Empereur referme avec agacement. Il regagne son bureau, semble chasser sa préoccupation d’un geste brusque, et se remet au travail. Mais il était écrit qu’il ne travaillerait pas ce soir-là.

Depuis cinq minutes il avait repris l’examen des rapports soumis à ses observations, quand de nouveau les vitres résonnèrent sous des heurts discrets.

— Ah ça ! l’on se moque de moi, gronda-t-il.

C’en était trop, d’un bond, il fut debout, prit un revolver caché dans un tiroir du bureau, et courant à la croisée, il écarta violemment la tenture. La silhouette humaine était debout sur l’entablement.


Il recule de quelque pas, le revolver braqué.

— Quel est cet acrobate ? murmura le souverain.

Il riait presque de l’étrange partie de cache-cache que lui impose le visiteur inconnu. Mais il songe aux complots qui se trament dans l’ombre contre les souverains. Le rire n’est pas de mise. Les assassins eux, ne plaisantent pas. Et lentement, il lève son revolver, visant l’homme.

Il ne tire pas. L’homme n’a marqué aucune crainte. Il s’est incliné avec une respectueuse déférence. Par signes, il invite l’Empereur à ouvrir la croisée. Sa placidité, l’aisance de ses mouvements sont tels, que le monarque éprouve un vague sentiment d’admiration. Il se confie :

— Étrange. Par le Grand Monsieur (locution allemande qui signifie Dieu), c’est certainement un équilibriste. Il se trémousse comme s’il ne craignait pas une chute mortelle dans la cour.

L’homme répète ses gestes. Et comme l’Empereur est brave, il n’hésite pas. Il tourne l’espagnolette ciselée, accédant à la requête muette de l’inconnu, puis il recule de quelques pas, le revolver braqué sur celui qui se présente de façon aussi inusitée.

Une certaine défiance est permise en face de procédés aussi peu conformes aux règles de l’étiquette courante.

Du reste, le visiteur n’a pas l’air de s’occuper de l’arme menaçante. Il a un mouvement singulier. On croirait qu’il détache un crochet de sa ceinture. Puis il saute légèrement sur le plancher, se courbe devant le monarque en une révérence dévotieuse, et d’un ton où l’audace des mots est tempérée par le respect évident :

— Sire, daignez oublier un instant que vous êtes le Maître de l’Allemagne. Souvenez-vous seulement que vous êtes un homme de cœur ayant en face de lui un homme de cœur, que d’aucune considéreraient comme un naïf parce qu’il a cru fermement qu’en faisant appel à la noblesse de votre esprit, à votre caractère chevaleresque, il pouvait sans danger venir vous supplier de lui faire justice.

Cette entrée en matière a bouleversé l’interlocuteur impérial de l’inconnu. Il balbutie, d’un accent décelant le trouble de ses pensées :

— Qui donc êtes-vous, vous qui venez si audacieusement réclamer ma justice ?

L’homme se courbe. Il paraît vouloir exagérer le respect. Puis il se redresse, et son regard clair rivé sur celui de l’Empereur, il prononce ces mots :

— Sire, je suis « Miss Veuve ».

C’est un silence impressionnant qui suit cette déclaration. Un frisson a parcouru le corps de l’Empereur.

Miss Veuve ! Quoi, il aurait devant lui le personnage qui l’a défié, qui a réduit en cendres l’aéroplane militaire allemand, qui a jeté dans la presse mondiale le plus terrible réquisitoire prononcé contre les procédés de l’espionnage allemand.

Un simple mouvement de l’index sur la gâchette, et l’Empereur serait débarrassé de son ennemi. Véritablement, l’occasion est tentante.

Mais Miss Veuve ne s’est pas adressée en vain à la chevalerie de son interlocuteur. L’adversaire qui se présente sans armes, en confiance, doit être respecté.

L’Empereur ne résiste pas à l’impulsion de curiosité qui monte en lui. D’un mouvement brusque, il jette sur le bureau son revolver, va reprendre place sur le fauteuil et, désignant un siège au visiteur :

— Asseyez-vous, Monsieur. Dites sans crainte ce que vous espérez de moi. Ce n’est jamais en vain qu’on s’adresse à la justice d’un Hohenzollern.

Son interlocuteur fléchit le genou, marquant ainsi son admiration pour le tout puissant qui courbe son orgueil, son pouvoir, sous la volonté de l’honneur. Il s’assied cependant. Et son hôte impérial ayant murmuré :

— J’écoute.

Il commence lentement :

— Sire, souvenez-vous ; ma foi en votre loyauté n’a point varié. Pris par le devoir de réhabiliter François de l’Étoile, odieusement calomnié par un drôle, je suis venu à vous. Une lettre vous demandait justice.

— Passons, prononce vivement l’Empereur que ce début importune, car il lui rappelle la situation dont il souffre encore, dont il exprimait tout à l’heure sa lassitude à son Chancelier.

Mais Miss Veuve insiste :

— Non, Sire, pas ainsi. À cet accueil gracieux, je veux répondre par la vérité entière. Je veux que toute ma pensée vous soit connue.

Et secouant la tête d’un mouvement mélancolique :

— J’ai souffert, Sire, et je n’accuse point à la légère. Ma lettre est demeurée sans réponse. J’ai accusé, non le souverain captif d’une organisation, mais l’organisation actuelle. Toujours, j’ai jeté le blâme sur un service de renseignements qui, j’en suis certain, vous blesse autant que moi-même.

— J’ai ordonné la réforme totale de cette institution, déclara nettement l’Empereur, et je tiendrai la main à ce que ma volonté soit réalisée.

Vraiment, les deux adversaires en présence éprouvaient une réelle estime l’un pour l’autre. Le souverain entendait sans colère un langage qu’il n’eût toléré de personne ; il avouait ses projets avec une confiance qu’aucun à sa Cour n’avait jamais obtenue.

Ils eurent conscience de l’étrangeté de cette sympathie instinctive. Leurs visages perdirent le caractère de gravité sévère qu’ils avaient conservé jusque-là. Il y eut même dans le ton de Miss Veuve une inflexion affectueuse lorsqu’il poursuivit :

— Je n’avais d’autre arme qu’un appel à l’opinion de tous. Mes ennemis possédaient la libre disposition d’une armée formidable, de flottes imposantes. Moi, j’étais seul. Mais je n’ai pas douté du résultat. La force de la Vérité est infinie. La proclamer, la crier au monde, c’est rassembler le monde sous sa bannière. Je l’ai donc criée.

— Oh oui ! Vous l’avez criée,… souligna pensivement l’Empereur.

L’accent de Miss Veuve se fit suppliant :

— Pardonnez-moi. Plus les forces sont disproportionnées, plus le faible doit frapper fort. J’ai affreusement souffert en frappant ! Pour arriver au coupable, je devais atteindre des innocents : un peuple qui ne m’avait rien fait ; un souverain que je sentais, tout autant que moi-même, victime d’une institution barbare, legs du moyen-âge que l’on s’étonne de voir revivre à notre époque.

Puis, plus doucement encore :

— Il y a trois jours, à Grossbeeren, tout enfiévré encore de la lutte, je rêvais de manifestations désespérées, capables d’épouvanter le monde. L’épouvante, je l’aurais répandue sur des innocents du crime dont j’implore justice. Alors, la réflexion a apaisé mon esprit, une clarté due à un hasard providentiel m’a enseigné la véritable personnalité du malandrin que je pourchasse…

— La personnalité de Von Karch vous est connue ? s’écria l’Empereur, cédant à une irrésistible curiosité.

— Oui, Sire, je vous la ferai connaître à l’instant, après vous avoir dit ce que le désir d’éviter de nouvelles tristesses, à vous et à votre peuple, m’a dicté comme ligne de conduite.

Et, après un bref silence, le visiteur acheva :

— J’ai pensé qu’en me présentant à Votre Majesté, en venant à elle, non plus en menaçant, mais en priant, en vous disant : « Sire, ce que nul n’a pu vous dire sur Von Karch dans votre entourage, moi je le sais et je vous le révélerai. Et de votre grandeur, je sollicite l’indication de la retraite d’un drôle qui fait honte à toute l’humanité. J’attendrai pour le prendre que vous me le permettiez, mais fournissez-moi le moyen d’empêcher sa fuite, son évasion. C’est la mémoire d’un honnête homme que je vous demande, à vous, homme d’honneur, de rendre à l’honneur.

Sans un mouvement, l’Empereur avait écouté. Mais si sa contenance affectait l’impassibilité, les contractions de son visage mobile montraient qu’une terrible lutte se livrait en lui. Le gentilhomme et le souverain étaient aux prises. La raison d’honneur se heurtait à la raison d’État.

Listcheü attendait, sans un geste, témoin muet du combat intérieur de l’un des plus puissants souverains de la terre.

Enfin, l’Empereur parut prendre une décision. Sa main se porta sur son front, à deux reprises, comme pour chasser les résistances ultimes de la pensée.

— Vous avez parlé loyalement, Monsieur. Je veux vous montrer que votre opinion n’était point fausse en ce qui me concerne. Vous allez entendre des paroles que nul ne saurait se vanter d’avoir perçues en Allemagne. J’ai reconnu la voix de votre cœur. C’est mon cœur qui vous répondra.

Il eut un soupir profond, mais son accent s’affermissant par degrés :

— Je hais l’espionnage et les espions ; je hais tout ce qui rampe, tout ce qui ment, tout ce qui trompe. Si, dans cet état d’esprit, je me suis tu lors de votre appel de justice, c’est que l’on m’a fait valoir une raison d’État.

L’Empereur lança un ironique ricanement.

— La raison d’État qui motive les lâchetés, les compromissions, les turpitudes. Et j’ai eu peur, je l’avoue à un homme courageux, les poltrons seuls ne comprendraient pas un tel aveu. J’ai eu peur pour moi, pour ceux que j’aime, un mot de moi pouvant déchaîner un effroyable scandale.

Listcheü s’était dressé. Son attitude, ses regards exprimaient si éloquemment son admiration pour la confession courageuse faite par le Maître souverain de l’Empire, que son interlocuteur eut un triste sourire :

— Vous me comprenez, je le vois, et je vous en suis reconnaissant. Ainsi, dans le long mensonge du trône, j’aurai eu une heure où mon âme se sera exprimée librement.

Son sourire s’accentua, il murmura à voix si basse qu’il parlait évidemment pour lui seul.

— Et c’est avec un Français sans doute que j’aurai joui de cette heure d’indépendance.

Mais reprenant sa gravité un instant abandonnée :

— J’ai chassé la peur maintenant. Nul ne doit se montrer plus brave que moi. Sans cela, pourquoi serais-je le premier de l’Empire ? Votre conduite dicte la mienne.

Une pause imperceptible, et il reprit, de ce ton autoritaire qui force l’obéissance :

— Vous affirmez que Von Karch a volé le Français François de l’Étoile. Non, je m’exprime mal. Je suis sûr qu’il l’a volé, car ce misérable ne s’est jamais défendu de cet acte. Je voulais dire : « Vous pensez rendre l’honneur au mort en tenant en votre pouvoir son persécuteur. »

— Oui, Sire, l’aveu du coupable, de ses complices…

— Bien. Oh ! l’homme a tout mon mépris. Il a menti à tous comme à nous qu’il prétendait servir. Son nom même, il s’en est glorifié devant notre Chancelier, est un masque.

— Que je lève, Sire. Von Karch se nommait autrefois le comte de Kremern, réputé mort ainsi que sa fille, durant un voyage en Asie.

— Kremern ! répéta l’Empereur. Puis sa mémoire bien connue lui retraçant l’histoire attachée au nom de Kremern, il reprit avec une expression de dégoût : « Ah ! oui, Kremern, voleur au jeu, puis faussaire ! »

Il ébranla le parquet d’un violent coup de talon.

— Et c’est d’un tel misérable que je restais prisonnier.

Rapidement, il tourna autour de la table, s’approcha de son interlocuteur, et, lui prenant les mains :

— Vous avez bien fait de venir. L’aspect des gens de cœur chasse toutes les arguties dont on nous obscurcit la cervelle. Von Karch ou Kremern a trouvé asile… (Oh ! ce n’est pas moi qui le lui ai ouvert ; j’en rougirais de honte). Il se cache dans le parc impérial de Babelsberg, en face de Postdam.

— Oh ! Sire, merci.

— Je n’ai pas fini. Frappez sans tarder, vengez celui qui n’est plus. Je ne mets aucune condition de délai. C’est de moi, Guillaume de Hohenzollern, que vous avez réclamé justice. Je vous la donne pleine et entière.

Miss Veuve essuya une larme, et d’un ton pénétré :

— Sire…

Son interlocuteur l’arrêta :

— Ce n’est pas à vous à formuler un remerciement. Je demeure votre obligé, vous m’avez tiré du doute, de l’indécision.

— Mais que Votre Majesté daigne se rappeler. Elle parlait à l’instant d’un scandale s’abattant autour d’elle…

Les doigts du souverain s’incrustèrent dans les mains du docteur :

— Plus un mot à ce sujet. Tant pis si la personne de l’Empereur souffre. Ce qui est juste est au-dessus de ce qui est seulement impérial.

Puis, la voix changée, une nuance d’affection dans l’accent :

— Mais après, après, ne craignez pas de procurer à l’Empereur le plaisir de revoir un honnête homme.

— Ah ! s’écria Listcheü avec une émotion dont tremblaient ses paroles. Sire, je reviendrai. Mais auparavant, moi qui en ai appelé au monde de la trahison de Von Karch, je veux lui crier à pleine voix comment le Maître de l’Allemagne sait se plier à la justice.

Déjà sur l’entablement de la fenêtre, le visiteur prenait un double crochet de fer qu’il y avait déposé à son arrivée, et en introduisait les crocs recourbés dans deux anneaux fixés à sa ceinture.

Le souverain remarqua que les crochets étaient suspendus à des cordelettes, qui se tendaient, de même que si elles avaient été tenues par les mains amies de personnes juchées sur le toit.

Listcheü opéra une traction sur ces filins, et soudain, il fut enlevé par la fenêtre, comme aspiré en haut. L’Empereur vint à la baie ; il ne vit plus rien. Le visiteur avait disparu. Alors, il referma, et s’asseyant devant son bureau, il lança gaiement :

— J’ai idée que je vais bien travailler. Je me sens léger comme un flocon de neige.

Cependant Listcheü, rapidement enlevé par le treuil ménagé dans le plancher de l’aéroplane, atteignait le navire aérien qui, durant l’entretien précédent, s’était maintenu au-dessus des toitures impériales.

Tril et ses amis, Vaniski et ses fillettes, le flegmatique Klausse lui-même, formulent une ardente interrogation. Il répond par ce monosyllabe :

— Oui.

Et ce mot si court amène une stupeur joyeuse. Oui, cela signifie : l’Empereur a consenti. Je connais la retraite du misérable traître qui, depuis si longtemps, se dérobe à nos recherches.

Car tous savent ce que le doktor est allé chercher auprès du Maître de l’Empire allemand.

Après sa visite au professeur Berski, Listcheü a résolu cette entrevue avec l’Empereur. Il s’est promis de lui apporter le nom de Kremern si miraculeusement découvert, et de lui demander, en échange, le nom de l’endroit où se terre le traître.

Toutefois, en sa générosité, il a voulu avant toute chose, assurer la sécurité des pauvres Polonais recueillis à son bord.

À une vitesse vertigineuse, l’aéroplane a fait route vers le nord-ouest. Il a franchi la frontière danoise et, à quelques kilomètres, il a atterri près d’une ferme, à Weeneborg, où le brave propriétaire de l’exploitation, un de ces Danois qui ne renoncent pas au Schleswig et au Holstein, a consenti aisément à héberger les fugitifs.

Vaniski, Mika, Ilka, vivront là, à l’abri de la misère et des vexations.

Si le regret de la patrie absente n’était pas une douleur, ils pourraient considérer l’aube qui se lève sur Weeneborg comme l’aurore du bonheur.

Cependant, par défiance des espions qui pullulent sur toutes les frontières, le fermier Danerik a demandé à ne recevoir ses nouveaux hôtes que dans une huitaine de jours.

Il emploiera la semaine à répandre le bruit qu’il attend un cousin et ses fillettes, naguère colons de l’Islande, terre danoise, que leur santé oblige à rechercher le climat plus clément du Jutland.

Le doktor a consenti. Il a gardé les Polonais à son bord. Et la nuit venue, l’aéroplane s’est élancé vers Berlin, ayant pour objectif le palais impérial, que le vengeur de François de l’Étoile quitte à cette heure.

Maintenant, tout en dépeignant à ses auditeurs l’accueil si chevaleresque du souverain, Miss Veuve a remis l’appareil en marche. Le flamboiement des milliers de lumières de Berlin s’éteint en arrière. L’engin plane à présent sur la campagne invisible sous le voile des ténèbres.

— Où allons-nous ? questionne timidement Suzan…

— À Babelsberg.

— Vous voulez, cette nuit même ?

— Me trouver en face de Von Karch, de cet ex-comte de Kremern qui a déshonoré François, qui a lâchement assassiné lord Fairtime et ses enfants.

Une douleur vengeresse sonne dans ces paroles. Le visage du doktor se contracte, exprimant l’angoisse surhumaine que les artistes croyants du moyen âge ont fixé sur les figures des damnés. Et tous restent silencieux, dominés par la pensée tragique que la vengeance, si longtemps retardée, est en marche.