L’A B C/Édition Garnier/Entretien 8

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HUITIÈME ENTRETIEN.
DES SERFS DE CORPS.

B.

Il me paraît que l’Europe est aujourd’hui comme une grande foire. On y trouve tout ce qu’on croit nécessaire à la vie ; il y a des corps de garde pour veiller à la sûreté des magasins ; des fripons qui gagnent aux trois dés l’argent que perdent les dupes; des fainéants qui demandent l’aumône, et des marionnettes dans le préau[1]. L'A, B, C. 35.J

A. Tout cela est de convention, comme vous voyez; et ces con- ventions de la Foire sont fondées sur les besoins de l'homme, sur sa nature, sur le développement de son intelligence, sur la cause première qui pousse le ressort des causes secondes. Je suis per- suadé qu'il en est ainsi dans une république de fourmis : nous les voyons toujours agir sans bien démêler ce qu'elles font; elles ont l'air de courir au hasard, elles jugent peut-être ainsi de nous; elles tiennent leur foire comme nous la nôtre. Pour moi, je ne suis pas absolument mécontent de ma boutique.

C. Parmi les conventions qui me déplaisent de cette grande foire du monde, il y en a deux surtout cjui me mettent en colère : c'est qu'on y vende des esclaves, et qu'il y ait des charlatans dont on paye Forviétan beaucoup trop cher. Montesquieu m'a fort réjoui dans son chapitre des nègres ^ Il est bien comique; il triomphe en s'égayant sur notre injustice.

A.

Nous n'avons pas, à la vérité, le droit naturel d'aller garrotter un citoyen d'Angola pour le mener travailler à coups de nerf de bœuf à nos sucreries de la Barbade, comme nous avons le droit naturel de mener à la chasse le chien que nous avons nourri; mais nous avons le droit de convention. Pourquoi ce nègre se vend-il? ou pourquoi se laisse-t-il vendre? je l'ai acheté, il m'ap- partient; quel tort lui fais-je? Il travaille comme un cheval, je le nourris mal, je rhabille de même, il est battu quand il désobéit; y a-t-il là de quoi tant s'étonner? Traitons-nous mieux nos soldats ? n'ont-ils pas perdu absolument leur liberté comme ce nègre ? la seule différence entre le nègre et le guerrier, c'est que le guerrier coûte bien moins. Un beau nègre revient à présent à cinq cents écus au moins, et un beau soldat en coûte à peine cinquante. Ni l'un ni l'autre ne peut quitter le lieu où il est con- finé; l'un et l'autre sont battus pour la moindre faute. Le salaire est à peu près le même; et le nègre a sur le soldat l'avantage de no point risquer sa vie, et de la passer avec sa négresse et ses

négrillons.

B.

Quoi! vous croyez donc qu'un homme peut vendre sa liberté, qui n'a point de prix?

1. Liv. XV, cil. V.

�� � 356 L'A, B, C.

A. Tout a son tarif : tant pis pour lui s'il me vend à bon marché quelque chose de si précieux. Dites qu'il est un imbécile; mais ne dites pas que je suis un coquine

C.

Il me semble que Grotius-, livre II, chapitre v, approuve fort l'esclavage; il trouve même la condition d'un esclave beaucoup plus avantageuse que celle d'un homme de journée, qui n'est pas toujours sûr d'avoir du pain.

B. Mais Montesquieu regarde la servitude comme une espèce de péché contre naturel Voilà un Hollandais citoyen libre qui veut des esclaves, et un Français qui n'en veut point; il ne croit pas même au droit de la guerre.

A.

Et quel autre droit peut-il donc y avoir dans la guerre que celui du plus fort? Je suppose que je me trouve en Amérique engagé dans une action contre des Espagnols. Un Espagnol m'a blessé, je suis prêt à le tuer; il me dit : Brave Anglais, ne me tue pas, et je te servirai. J'accepte la proposition, je lui fais ce plaisir, je le nourris d'ail et d'ognons; il me lit les soirs Don Quichotte à mon coucher : quel mal y a-t-il à cela, s'il vous plaît? Si je me

1. Nous ne pouvons être ici d'accord avec M. de Voltaire. 1" Les principes du droit naturel prononcent la nullité de toute convention dont il résulte une lésion qui prouve qu'elle est l'ouvrage de la démence de l'un des contractants, ou de la violence et de la fraude de l'autre. 2° Un engagement est nul, par la même rai- son, toutes les fois que les conditions de cet engagement n'ont point une étendue déterminée. 3" Quand il serait vrai qu'on pût se vendre soi-même, on ne pourrait point vendre sa postérité. Un homme ne pourrait avoir le droit d'en vendre un autre, à moins qu'il ne se fût vendu volontairement, et que cette permission fût une des clauses de la vente; l'esclavage ne serait donc alors légitime que dans des cas très-rares. D'ailleurs, un homme qui abuse de l'imbécillité d'un autre est précisément ce que monsieur A ne veut pas être. 11 n'y a nulle parité entre l'état d'un esclave et celui d'un soldat. Les conditions de l'engagement d'un soldat sont déterminées ; son châtiment, s'il y manque, est réglé par une loi, etest infligé parle jugement d'un officier, qui est dans ce cas une espèce de magistrat, un homme chargé d'exercer une partie de la puissance publique. Cet officier n'est pas juge et partie comme le maître à l'égard de son esclave. Les soldats peuvent être réellement en certains pays dans une situation pareille à la servitude des nègres, et alors cet esclavage est une violation du droit naturel ; mais l'étal de soldat n'est pas en lui-même un^état d'esclavage. (K.) — Voyez la note suivante des éditeurs de Kehl, qui eux-mêmes justifient Voltaire, après l'avoir presque accusé ici. (B.)

2. De Jure belli et pacis.

3. Esprit des lois, liv. XV, ch. vu.

�� � L'A, B, C. 357

rends à un Espagnol aux mêmes conditions, quel reproche ai-je à lui faire? Il n'y a dans un marché que ce qu'on y met, comme dit l'empereur Justinien^

Montesquieu n'avoue-t-il pas lui-même qu'il y a des peuples d'Europe chez lesquels il est fort commun de se vendre, comme par exemple les Russes?

B.

Il est vrai qu'il le dit-, et qu'il cite le capitaine Jean Perry dans VÉtat présent de la Russie^; mais il cite à son ordinaire. Jean Perry dit précisément le contraire*. Voici ses propres mots -. « Le czar a ordonné que personne ne se dirait à l'avenir son esclave, son golup, mais seulement raah, qui signifie sujet. Il est vrai que ce peuple n'en tire aucun avantage réel, car il est encore aujour- d'hui esclave. »

En effet, tous les cultivateurs, tous les habitants des terres ap- partenantes aux boyards ou aux prêtres sont esclaves. Si l'impé- ratrice de Russie commence à créer des hommes libres, elle rendra par là son nom immortel.

Au reste, à la honte de l'humanité, les agriculteurs, les ar- tisans, les bourgeois qui ne sont pas citoyens des grandes villes, sont encore esclaves, serfs de glèbe, en Pologne, en Bohême, en Hongrie, en plusieurs provinces de l'Allemagne, dans la moitié de la Franche-Comté ^ dans le quart de la Bourgogne; et ce qu'il y a de contradictoire, c'est qu'ils sont esclaves des prêtres. Il y a tel évêque qui n'a guère que des serfs de glèbe de mainmorte dans son territoire : telle est l'humanité, telle est la charité chré- tienne. Quant aux esclaves faits pendant la guerre, on ne voit

1. Cela suppose qu'on a droit de tuer un homme qui se rend; sans quoi, celui qui fait esclave un ennemi, au lieu de le tuer, est un peu plus coupable qu'un voleur de grand chemin qui ne tue point ceux qui donnent leur bourse de bonne grâce. Il vaut mieux faire un homme esclave que de le tuer, comme il vaut mieux voler qu'assassiner ; mais de ce qu'on a fait un moindre crime, il ne s'ensuit point qu'on ait sur le fruit de ce crime un véritable droit. Au reste, ces décisions de monsieur A ne sont pas la véritable opinion de M. de Voltaire. C'est un Anglais qu'il fait parler. Il a voulu peindre un caractère un peu dur, qui se soucie fort peu des hommes assez lâches et assez imbéciles pour rester dans l'esclavage, et qui trouve fort bon qu'on le fasse esclave s'il est assez faible pour préférer la vie à la liberté. (K.)

2. Liv. XV, ch. VI. {A'ote de Voltaire.)

3. Etat présent de la grande Russie, traduit de l'anglais de Perry. Paris, 1717, ln-12; voyez ce que dit Voltaire tome XVllI, page OOi.

4. Page 228. {Note de Voltaire.)

5. Voyez, dans les tomes suivants, les écrits de Voltaire sur les serfs du mont Jura.

�� � chez les religieux chevaliers de Malte que des esclaves de Turquie ou des côtes d’Afrique enchaînés aux rames de leurs galères chré- tiennes.

A.

Par ma foi, si des évêques et des rehgieux ont des esclaves, je veux en avoir aussi.

B.

Il serait mieux que personne n’en eût.

C.

La chose arrivera infaillihlement quand la paix perpétuelle ^ de l’abbé de Saint-Pierre sera signée par le Grand Turc et par toutes les puissances, et qu’on aura hàti la ville d’arbitrage auprès du trou qu’on voulait percer jusqu’au centre de la terre-, pour savoir bien précisément comment il faut se conduire sur sa sur- face.



  1. Nom du lieu où se tenait la foire Saint-Germain ; c’est sur cet emplacement qu’a été construit le marché Saint-Germain.