L’Abbé (Montémont)/07

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 67-76).


CHAPITRE VII.

le page et le fauconnier.


Lorsque j’ai une pièce de six sous sous mon pouce, alors j’ai crédit dans chaque ville, mais quand je suis pauvre, on me dit de passer. Oh ! la pauvreté divise des gens qui étaient bons compagnons.
Vieille chanson.


Tandis que le départ du page fournissait matière à la conversation que nous avons détaillée dans le dernier chapitre, le ci-devant favori était fort avancé dans son voyage solitaire, sans qu’il sût bien quel en était l’objet ni quel en serait le résultat probable. Il avait dirigé son esquif vers le côté du lac le plus éloigné du village, parce qu’il désirait échapper à l’observation des habitants. Son orgueil lui disait tout bas que, dans un état d’abandon, il ne serait pour eux qu’un objet de surprise et de compassion ; et sa générosité lui faisait craindre que le moindre sentiment d’intérêt que sa situation ferait naître ne fût représenté au château d’une manière défavorable. Un léger incident le convainquit bientôt qu’il avait peu à craindre pour ses amis sous ce dernier rapport. Il fut rencontré par un jeune homme plus âgé que lui de quelques années, et, qui, en d’autres circonstances, avait été trop heureux qu’il lui permît de l’accompagner à la chasse comme un subordonné. Ralph Fischer s’approcha pour le complimenter avec toute l’ardeur d’un protégé reconnaissant.

« Quoi ! monsieur Roland, vous dans ces campagnes sans faucon, sans lévrier !

— Faucon ni lévrier, dit Roland, n’entendront peut-être plus à l’avenir les sons de ma voix. J’ai été congédié, c’est-à-dire j’ai quitté le château. »

Ralph fut surpris de cette nouvelle. « Quoi ! ajouta-t-il, allez-vous passer au service du chevalier, et prendre la cuirasse et la lance ?

— Non certes, reprit Roland Græme, je quitte aujourd’hui et pour toujours le service d’Avenel.

— Et où allez-vous donc ? » demanda le jeune paysan.

« Ah ! il me serait difficile de répondre à la question que vous m’adressez ; je n’ai pas encore pris de parti à cet égard ? » répliqua le favori disgracié.

« Allons, allons, ajouta Ralph, quelque direction que vous preniez, je réponds bien que milady ne vous congédie pas sans vous avoir préalablement garni le gousset.

« Misérable esclave ! s’écria Roland Græme, penses-tu donc que j’accepterais quelque faveur d’une femme qui m’abandonne aux traits de la calomnie, et qui me sacrifie à un prêtre hypocrite et à une servante intrigante ? Le pain que me procurerait une telle aumône serait pour moi du poison. »

Ralph considéra son ancien ami avec un air de surprise mêlé de mépris. Enfin il lui dit : « Pourquoi vous emporter ainsi ? sans doute chacun doit connaître ses besoins ; mais si j’errais au milieu de cet affreux marais, à cette heure du jour, ne sachant où aller, certes je me trouverais heureux d’être possesseur de quelques grosses pièces de monnaie, n’importe d’où elles me vinssent. Mais peut-être viendrez-vous avec moi chez mon père ; c’est-à-dire pour une nuit seulement, car j’attends demain mon oncle Menelaws et tous ses gens. Ainsi, venez, acceptez ma proposition, pour une nuit seulement, je vous le répète. »

Cette hospitalité, offerte évidemment à contre-cœur, était donc limitée à la durée d’une nuit. Une telle offre devait nécessairement offenser l’orgueil du favori disgracié.

« J’aimerais mieux dormir sur l’humide bruyère, dit Roland Græme, ainsi que je l’ai fait plusieurs nuits en des circonstances moins pressantes, que de reposer ma tête dans le galetas enfumé de ton père, qui sent la tourbe et l’usquebaugh comme le plaid d’un montagnard.

— Comme vous voudrez, mon maître, répliqua Ralph Fischer, puisque vous êtes si délicat ; peut-être plus tard serez-vous bien aise de sentir la tourbe et l’usquebaugh, si vous allez bien loin sans un sou dans la poche. Vous eussiez dû remercier Dieu de l’offre que je vous fais ; et certes tout le monde ne s’exposerait pas ainsi à déplaire aux maîtres, en accueillant un serviteur congédié !

— Ralph, dit Roland Græme, je vous prie de vous rappeler que plus d’une fois je vous ai frotté d’importance : en bien ! voici précisément la baguette qui m’a servi à cet effet et dont vous avez ressenti les coups. »

Ralph, rustre épais et grossier, était alors dans la force de l’âge ; plein de confiance dans la supériorité de ses forces vraiment athlétiques, il ne répondit aux menaces du frêle jeune homme que par un sourire de mépris.

— C’est bien le même bâton, mais non le même garçon, dit-il ; et voilà qui rime comme dans une ballade[1]. Sachez donc… mon page ci-devant, que, quand votre baguette me menaçait, si je ne levais pas la mienne, ce n’était point par la crainte que vous m’inspiriez, mais bien par celle que me causaient vos supérieurs ; et je ne sais même pas qui m’empêche de me venger maintenant des coups que je dois à la houssine dont vous me menacez. En effet, monsieur Roland, je pourrais vous prouver que si je supportais autrefois vos corrections, j’épargnais non votre peau mais bien la livrée de votre maîtresse. »

Au milieu de la colère qui le dominait, Roland Græme fut assez sage pour voir qu’en continuant cette altercation, il s’exposerait à la brutalité d’un rustre plus âgé et plus robuste que lui. Et tandis que son antagoniste, avec une sorte de rire mêlé de sarcasme et de défi, semblait provoquer le combat, le jeune page d’Avenel, sentant toute l’amertume et toute l’humilité de sa condition, répandit un torrent de larmes, qu’il s’efforça vainement de dérober aux yeux de Ralph en se couvrant la figure avec ses mains.

Le rustre lui-même fut touché de la détresse de son ancien compagnon.

« Allons, monsieur Roland, dit-il, vraiment je badinais ; je ne voudrais pas vous faire du mal, à vous qui êtes une vieille connaissance. Mais, croyez-moi, avant de menacer un homme du bâton, mesurez la hauteur de sa taille : voyez, votre bras n’est qu’un fuseau si vous le comparez au mien. Cependant, écoutez, j’entends le vieux Adam Woodcock qui appelle son faucon. Allons, venez, nous passerons une joyeuse après dînée, et nous irons chez mon père en dépit de la tourbe et de l’usquebaugh. Peut-être pourrons-nous vous procurer quelque moyen honnête de gagner votre pain, quoiqu’il soit difficile de se tirer d’affaire dans les temps malheureux où nous vivons. »

L’infortuné page gardait le silence : il ne retirait point ses mains de dessus sa figure, et Fischer continuait de le consoler à sa manière.

« Lorsque vous étiez le mignon de milady, on vous accusait généralement de fierté, quelques-uns même vous croyaient papiste, et je ne sais plus quoi ; maintenant donc que vous n’avez plus de protecteurs, il faut être sociable et franc, subir l’examen du ministre, faire en sorte qu’on ait une tout autre opinion de vous. Et si le ministre vous juge coupable, vous devez courber votre tête en silence. Si un gentilhomme ou le page d’un gentilhomme vous adresse une parole dure ou vous inflige quelque légère correction, dites-lui seulement : Je vous remercie d’avoir épousseté mon habit, ou quelque chose de semblable ; précisément comme je me comportais moi-même envers vous. Mais écoutez Woodcock qui siffle encore : allons, suivez-moi, et je continuerai, en marchant, à vous mettre au courant de tout cela.

— Je vous remercie, » dit Roland Græme, s’efforçant de prendre un air d’indifférence et de supériorité ; » mais je me suis tracé une autre route, et quand même il n’en serait pas ainsi, je ne pourrais suivre celle que vous prenez.

— Très-bien, monsieur Roland, reprit le rustre, chacun doit connaître ses propres affaires ; je ne vous détournerai donc point de votre chemin. Mais au moins, camarade, donnons-nous une poignée de main. Quoi ! vous me refusez, et nous allons nous séparer ? Eh bien soit ! commue il vous plaira. Peu m’importe. Adieu donc, que le ciel vous bénisse !

— Adieu, adieu, » dit Roland avec vivacité. Et le rustre s’éloigna rapidement en sifflant, joyeux sans doute d’être débarrassé d’un homme dont les prétentions auraient pu le gêner, et qui d’ailleurs ne possédait plus les moyens de lui être utile.

Roland Græme redoubla de vitesse aussi long-temps que Ralph et lui furent en vue l’un de l’autre. Il désirait que son ancien camarade n’aperçût aucune indécision, aucune incertitude dans sa résolution. Mais combien était cruel l’effort qu’il faisait sur lui-même ! Il était comme étourdi et saisi de vertiges ; il lui semblait marcher sur un terrain dépourvu de solidité, fléchissant sous ses pas comme la surface d’un marécage ; il faillit même tomber deux ou trois fois, quoiqu’il marchât sur une pelouse ferme et unie. Et néanmoins, en dépit de l’agitation intérieure qui se révélait par ces symptômes, il continua résolument sa route jusqu’à ce que le penchant de la colline eût dérobé Ralph Fischer à ses yeux. Alors le cœur lui manqua tout à coup ; il s’assit sur le gazon, et loin du regard des hommes, il répandit des larmes abondantes et amères, s’abandonnant sans réserve à cette expression naturelle de la douleur, de la crainte et de la vanité blessée.

Enfin la violence des divers sentiments qui l’assiégeaient s’étant apaisée, le jeune homme, isolé, sans amis, éprouva ce soulagement du cœur qui succède d’ordinaire à une pareille explosion. Des larmes coulaient encore une à une le long de ses joues, mais elles n’avaient plus la même amertume. Bientôt le souvenir de sa bienfaitrice réveilla dans son cœur un sentiment triste, mais non sans douceur ; il se rappela son intarissable bonté, et l’attachement sincère dont il était l’objet de sa part, en dépit même de quelques actes d’étourderie : oh ! combien il se les reprochait maintenant ! ils lui paraissaient autant d’offenses impardonnables, adressées à celle qui l’avait protégé contre toute espèce de machination, contre les conséquences de ses propres folies, et qui certes n’eût pas cessé de lui accorder sa bienveillance, si l’excès d’une ridicule présomption ne l’eût contrainte à la lui retirer.

« Quelque cruelles que soient les humiliations que j’ai supportées, dit-il, je n’ai point à m’en plaindre ; elles ont été la juste récompense de mon ingratitude. Devais-je accepter l’hospitalité, et l’amour plus que maternel de ma protectrice ? Ne devais-je pas lui découvrir quelle était ma religion ? Au moins elle apprendra que la reconnaissance parle au cœur d’un catholique comme au cœur d’un puritain ; que si je me suis montré imprudent, je n’ai point été criminel ; qu’au milieu de mes extravagances je l’ai toujours aimée, respectée, honorée. Le malheureux orphelin a pu être coupable d’étourderie, mais d’ingratitude, jamais ! »

Roland, agité par ces diverses pensées, changea de direction, et se dirigea immédiatement et à pas précipités vers le château ; mais cette première ardeur, inspirée par le repentir, se dissipa bientôt quand il réfléchit au dédain et au mépris qui accueilleraient indubitablement son retour. « Fugitif, humilié, il vient, dirait-on, demander en suppliant le pardon de ses fautes, et solliciter la permission de reprendre son service. » Alors il ralentit sa marche sans s’arrêter cependant.

Prenant ensuite une détermination plus ferme : « Eh bien ! dit-il, qu’on me montre au doigt, qu’on me raille, qu’on me méprise, que l’on parle de mon amour-propre blessé, de mon orgueil humilié ! que m’importe ? c’est une expiation de mes folies ; je la supporterai avec patience… Mais si ma bienfaitrice elle-même me jugeait assez bas, assez vil pour recourir à des supplications, non dans la seule vue d’obtenir d’elle mon pardon, mais pour faire renaître les avantages que m’accordait sa bienveillance… Elle, me soupçonner de bassesse ! non, je ne puis supporter cette idée. »

Il s’arrêta, et son orgueil, joint à l’opiniâtreté naturelle de son caractère, se révoltant contre les justes sentiments qui l’animaient, lui remontra que, bien loin de regagner la faveur de lady Avenel, il ne ferait qu’encourir ses dédains, en prenant le parti que lui avait dicté la première ardeur de son repentir.

« Si du moins, pensait-il, j’avais quelque prétexte plausible, quelque raison spécieuse qui fit voir que je ne retourne pas au château en suppliant dégradé, en valet congédié, je pourrais m’y présenter : mais ainsi, impossible ; mon cœur s’élancerait de ma poitrine en se brisant ! »

Il était plongé dans ses pensées lorsqu’un objet passa dans l’air assez près de lui pour raser les plumes de sa toque : ses yeux furent éblouis. Il leva la tête, et reconnut le faucon favori de sir Halbert, qui, voltigeant autour de sa tête, semblait réclamer son attention, comme celle d’un ami bien connu. Roland étendit le bras et appela l’oiseau, qui vint immédiatement se poser sur son poignet, où il se mit à lisser son plumage ; et de temps en temps son œil fauve dardait sur le jeune homme un regard vif et brillant qui, semblait demander pourquoi il ne le caressait pas avec sa tendresse ordinaire.

« Ah, Diamant ! » dit-il, comme si l’oiseau eût pu le comprendre, « nous serons désormais étrangers l’un à l’autre. Je t’ai vu accomplir de brillants exploits, je t’ai vu combattre et vaincre plus d’un brave héron ; mais maintenant tout est fini, à l’avenir il n’y aura plus pour moi de chasse au faucon.

— Et pourquoi pas ? monsieur Roland, » dit Adam Woodcock, le fauconnier, sortant d’un bouquet d’aunes qui l’avait jusqu’alors dérobé à la vue : pourquoi n’y aurait-il plus pour vous de chasse au faucon ? Que deviendriez-vous, camarade, s’il vous fallait renoncer aux plaisirs de la chasse ? Vous connaissez cette vieille chanson pleine de gaieté :

Plutôt que de passer sa vie
Libre en toute chose, sinon
De lancer son noble faucon,
De suivre sa même chérie,
Allan aimerait mieux souffrir

Et la misère et l’esclavage ;
Allan aimerait mieux pourrir
Au fond de quelque marécage ;
Allan aimerait mieux mourir.

La voix de l’honnête fauconnier était amicale et sincère ; le ton avec lequel il avait moitié chanté moitié récité sa ballade, respirait la franchise et la cordialité. Mais le souvenir de leur querelle et de ses conséquences embarrassait Roland, et l’empêchait de répondre. Le fauconnier vit son hésitation, et en devina la cause.

« Quoi donc ! monsieur Roland, dit-il, vous qui êtes à moitié Anglais, pensez-vous que moi, qui le suis tout à fait, je vous garde rancune lorsque vous êtes dans le malheur ? J’agirais alors comme le font certains Écossais, mon respectable maître toujours excepté, qui savent faire bonne mine à ceux qu’ils détestent, attendre le moment opportun, et retenir leur secret ; ils trinquent familièrement avec vous, vous suivent à la chasse au faucon et au lévrier ; et après tout, quand l’occasion se présente, ils se vengent de quelque vieille querelle à la pointe du poignard. Un franc habitant d’York oublie toujours les vieilles querelles. Oui, camarade, m’eussiez-vous porté quelque coup, je le supporterais peut-être plus volontiers qu’une parole grossière de la part d’un autre ; car vous avez des connaissances profondes en fauconnerie, quoique vous souteniez qu’il faut laver la viande des fauconneaux. Ainsi donnez-moi votre main, et plus de rancune.

Quoiqu’il sentît son orgueil se révolter de la familiarité de l’honnête Adam, Roland ne put résister à sa grossière franchise. Se couvrant la figure de l’une de ses mains, il tendit l’autre au fauconnier, et répondit de bon cœur à ses témoignages d’amitié.

« Voilà qui est bien, reprit Woodcock. J’ai toujours dit que vous aviez bon cœur, quoique certainement il y ait dans votre caractère quelque chose de diabolique. Je m’étais rendu de ce côté avec le faucon à l’effet de vous trouver, lorsque ce maraud de Ralph, que je rencontrai, m’indiqua la direction que vous aviez prise. Vous avez toujours eu trop bonne opinion de ce faquin, monsieur Roland, car tout ce qu’il sait en fauconnerie il le tient de vous. J’ai deviné à son air ce qui s’était passé entre vous deux, aussi me suis-je incontinent débarrassé de lui. J’aimerais mieux un oiseau pilleur au milieu de mes faucons qu’un fripon de son espèce à mes côtés. Mais enfin, monsieur Roland, dites-moi, de quel côté dirigez-vous votre vol ?

— Du côté qu’il plaira à Dieu, » répondit le page avec un soupir qu’il lui fut impossible d’étouffer.

« Allons, jeune homme, dit Woodcock, n’allez pas vous laisser abattre pour avoir été congédié. Qui sait si vous ne prendrez pas un plus majestueux essor ? Regardez Diamant. Quel charmant oiseau ! Qu’il semble majestueux avec son chaperon, ses sonnettes, ses cordons ! Et cependant combien de faucons sauvages de la Norwége refuseraient certainement de changer leur sort contre le sien ! Je puis en dire autant de vous. Vous n’êtes plus le page de milady ; vos habits ne seront plus désormais aussi beaux, vos repas aussi splendides, votre lit aussi doux ; vous ne pourrez plus à l’avenir vous montrer aussi galant. Mais après tout, que vous importe ? Si vous n’êtes plus le page de milady, vous êtes au moins votre maître ; vous pouvez aller où bon vous semble, sans être obligé de songer au cri ou au sifflet ; ce qu’il y a de fâcheux cependant, c’est qu’il faut renoncer à la chasse ; mais aussi qui sait ce que vous pourrez devenir un jour ? Regardez sir Halbert lui-même ; sauf le respect que je lui dois, il se trouva, dit-on, fort heureux autrefois d’avoir été choisi pour garder les forêts de l’abbé. Eh bien ! il possède aujourd’hui lévriers et faucons, et qui plus est, Adam Woodcock pour fauconnier.

— Votre raisonnement est fort juste, Adam, » répondit le jeune homme en rougissant ; « et quoique les sonnettes que porte le faucon soient en argent, certes le vol de l’oiseau serait plus élevé si son corps n’était pas chargé de cet ornement futile.

— Bravement parlé, en vérité ! s’écria le fauconnier ; mais dites-moi, où allez-vous en ce moment ?

— Je pensais à me rendre à l’abbaye de Kennaquhair, reprit Roland Græme, pour y implorer les conseils du père Ambroise.

— Puisse la joie vous suivre en ces lieux ; mais, objecta le fauconnier, il y a tout lieu de croire que vous trouverez les vieux moines plongés dans la douleur. On dit que, se repentant de les avoir trop long-temps soufferts, les communes menacent de les chasser de leurs cellules, et de faire célébrer une messe en l’honneur du diable dans la vieille église même de l’abbaye. Ils pensent qu’ils ont trop négligé ce petit divertissement, et je suis de leur avis.

— Alors, » dit hardiment le page, « le père Ambroise ne sera pas fâché d’avoir à ses côtés un ami fidèle.

— Mais prenez garde, jeune homme, reprit le fauconnier, l’ami du père Ambroise, en restant à l’abbaye, peut courir des dangers, il pourrait attraper quelque bon coup en voulant mettre le holà.

— Cela m’importe peu, jamais la crainte ne m’arrêtera. Une seule considération pourrait me retenir : en visitant le père Ambroise, je troublerai peut-être l’harmonie qui existe entre les frères. Je me rendrai donc ce soir à l’ermitage de Saint-Cuthbert ; le vieux anachorète m’y donnera l’hospitalité pour une nuit, et de là j’enverrai demander au père Ambroise s’il pense que je puisse me présenter au couvent.

— Par Notre-Dame ! ce plan est raisonnable, et maintenant, » continua le fauconnier, non sans une sorte d’embarras qui contrastait avec sa franchise ordinaire, comme s’il ne pouvait trouver les mots convenables pour exprimer sa pensée ; « et maintenant, monsieur Roland, pourriez-vous me dire avec quoi est doublé le sac dans lequel vous savez que je porte la nourriture de mes faucons ?

— Belle demande ! il est doublé de cuir certainement, » répondit Roland surpris de l’hésitation que Woodcock mettait à lui adresser une question si simple.

« De cuir, jeune homme ! reprit Woodcock, oui sans doute, mais d’argent aussi ! Voyez, voyez, » dit-il montrant une fente cachée dans la doublure de son sac. « Voici trente groats, en bel et bon argent ; dix sont à votre service, je vous les offre de bon cœur : qu’il m’en a coûté pour vous dire cela ! mais le mot est lâché, Dieu merci. »

Roland eut d’abord la pensée de refuser ce secours ; mais il se rappela le vœu d’humilité qu’il venait de faire, et il se persuada qu’il fallait user de l’occasion qui se présentait pour mettre sa résolution à l’épreuve. Tâchant donc de se maîtriser, il répondit à Adam Woodcock avec autant de franchise que son naturel lui permettait d’en montrer au moment où il faisait une pareille violence à ses sentiments, qu’il acceptait avec reconnaissance son offre généreuse. Cependant, pour que sa vanité sans cesse renaissante n’eût pas tant à souffrir, il ne put s’empêcher d’ajouter qu’il espérait être bientôt en état d’acquitter cette dette.

« À votre aise, à votre aise, jeune homme ! » dit le fauconnier d’un air de gaieté en lui comptant la somme si généreusement offerte. Puis il ajouta avec un enjouement sans égal : « Maintenant vous pourrez parcourir le monde ; car celui qui sait monter un cheval, donner du cor, diriger une meute, dresser un faucon, manier l’épée et le bouclier ; celui qui avec cela possède une paire de souliers, une cotte d’armes verte, et dix groats dans sa bourse, peut braver le chagrin et courir l’aventure. Adieu, que le ciel vous bénisse ! »

En achevant ces mots, comme s’il eût voulu se dérober aux remercîments de son compagnon, il le quitta subitement et le laissa continuer seul le cours de son voyage.



  1. It may be the same wand,
    But not the same hand.

    a. m.