L’Abbé (Montémont)/09

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 86-92).


CHAPITRE IX.

le serment.


À genoux avec moi, fais-en le serment… Je ne me fie pas aux paroles, à moins qu’elles ne soient garanties par un appel au ciel.
Ancienne comédie.


Après avoir passé la dernière partie de la nuit dans ce sommeil profond que lui avaient préparé l’agitation et la fatigue, Roland fut éveillé par l’air frais du matin et par les rayons du soleil levant. Son premier mouvement fut celui de la surprise ; car, au lieu de contempler par la fenêtre d’une tourelle les eaux du lac d’Avenel, qu’il voyait de son ancien appartement, une fenêtre sans treillis lui laissait voir le jardin bouleversé de l’anachorète banni. Il s’assit sur sa couche de feuillage, et repassa dans sa mémoire les événements de la veille, qui lui semblaient plus étranges à mesure qu’il les considérait. Il avait perdu la protectrice de sa jeunesse, et dans la même journée il avait retrouvé le guide et le soutien de son enfance. La première de ces deux circonstances ne pouvait manquer d’être pour lui un sujet continuel de regret, et il lui semblait que la dernière aurait peine à lui offrir une joie sans mélange. Il se rappelait cette femme qui lui avait servi de mère, aussi affectueuse dans ses soins qu’absolue dans son autorité. Un singulier mélange d’amour et de crainte se retrouvait dans tous ses souvenirs : il redoutait que cette enthousiaste ne cherchât à reprendre un empire absolu sur ses actions : et cette appréhension, que la conduite de Madeleine depuis la veille n’était pas faite pour dissiper, balançait cruellement la joie de cette rencontre.

« Elle ne peut vouloir, » disait l’orgueil croissant du jeune homme, « me conduire et me diriger comme un enfant, quand je suis en âge de juger de mes actions : elle ne peut le vouloir, ou si elle le veut, elle se trouvera étrangement trompée. »

Un sentiment de reconnaissance envers celle contre qui son cœur se révoltait ainsi arrêta ses pensées. Il résista aux idées qui s’élevaient involontairement dans son âme, ainsi qu’il aurait résisté aux instigations du mauvais esprit ; et pour s’aider dans cette lutte, il chercha son chapelet ; mais dans son départ précipité du château d’Avenel il l’y avait oublié.

« C’est encore pis ! dit-il. Elle ne m’a recommandé solennellement que deux choses, de dire mon rosaire et de cacher que je le disais. J’ai tenu parole jusqu’à ce moment ; mais quand elle me demandera le rosaire, il faut que je dise que je l’ai oublié. Mériterai-je qu’elle me croie quand je dirai que j’ai gardé le secret de ma foi, et que j’ai eu si peu d’égard pour son symbole ? »

Il marchait dans la chambre avec une agitation inquiète. Au fait, son attachement à sa foi était d’une nature bien différente de celle qui animait la matrone enthousiaste ; mais néanmoins quitter sa religion aurait été sa dernière pensée.

Les conseils que lui avait jadis donnés sa grand’mère s’étaient adressés à un caractère particulièrement tenace. Tout enfant qu’il était, il était fier de la confiance qu’on avait en sa discrétion, et il était résolu à prouver qu’on ne se fiait pas à lui témérairement. Malgré tout, sa résolution n’était autre que celle d’un enfant, et se serait insensiblement évanouie par l’exemple et le précepte pendant son séjour au château d’Avenel, sans les exhortations du père Ambroise. Ce moine zélé avait appris, par une lettre anonyme que lui avait remise un pèlerin, qu’un enfant catholique était au château d’Avenel, dans un aussi grand danger (ainsi le portait l’écrit) que le furent jadis les trois enfants qu’on avait jetés dans la fournaise. On le rendait responsable de la perte de cet agneau solitaire, s’il devenait la proie du loup dévorant dans le repaire duquel on avait été forcé de l’abandonner. L’idée d’une âme en danger, et d’un catholique prêt à apostasier, suffisait pour enflammer le zèle du bon père : il fit des visites plus fréquentes que d’habitude au château d’Avenel, de crainte que, faute de l’encouragement et de l’instruction secrète qu’il trouvait toujours l’occasion de donner, l’Église ne perdît un prosélyte, et que, suivant la croyance romaine, le diable ne gagnât une âme.

Cependant ces entrevues étaient rares ; et, quoiqu’elles encourageassent l’enfant isolé à garder son secret et à tenir à sa religion, elles n’étaient ni assez fréquentes ni assez longues pour lui inspirer autre chose qu’un attachement aveugle aux principes que le prêtre recommandait. Il suivait la formule de sa religion, plutôt parce qu’il croyait déshonorant d’abandonner celle de ses pères, que par aucune croyance sincère ou raisonnable de sa doctrine mystérieuse. C’était le plus grand point qui, selon lui, le distinguait de ceux parmi lesquels il vivait : il y trouvait un motif de plus, quoique caché, de mépriser les habitants du château qui lui montraient ouvertement de l’inimitié, et de s’endurcir aux instructions du chapelain Henri Warden.

« Le prédicateur fanatique, » pensait-il en lui-même pendant quelques-unes des sorties habituelles du chapelain contre l’Église de Rome, « ne se doute point de l’horreur et du mépris avec lesquels certaines personnes entendent sa doctrine profane et ses blasphèmes contre la sainte religion par laquelle tant de rois ont été couronnés, et pour laquelle tant de martyrs sont morts. »

Roland Græme associait inévitablement ses idées religieuses dans cet ordre : d’une part, catholicisme, généreuse indépendance ; de l’autre réforme, soumission honteuse d’esprit et de caractère à la direction absolue d’un prêtre fanatique. Et c’était à de pareils sentiments d’hostilité contre l’hérésie et ses fauteurs que se bornait toute la croyance du jeune page : car, fier de l’opinion religieuse par laquelle il se singularisait, il ne cherchait point à se faire expliquer les dogmes qui la caractérisent, et d’ailleurs il n’avait près de lui personne à qui il pût demander cette explication sans trahir son secret. Aussi son regret, en ne trouvant plus le rosaire que lui avait remis le père Ambroise, tenait plutôt de la honte d’un soldat qui a perdu sa cocarde ou le signe de son service, que de celui d’un religionnaire qui a oublié le symbole visible de sa foi.

Ses pensées à ce sujet étaient néanmoins pénibles, car il appréhendait que sa négligence ne fût découverte par sa parente ; il sentait qu’il n’y avait qu’elle qui eût pu transmettre ce chapelet au père Ambroise, et que son peu de soin était une triste récompense de tant de bonté.

« Elle ne manquera pas de me le demander, se dit-il ; car elle est animée d’un zèle que l’âge ne saurait ralentir ; et, je la connais, je m’attends à ce qu’elle soit irritée de ma réponse. »

Tandis qu’il raisonnait ainsi en lui-même, Madeleine Græme entra dans la chambre. « Que la bénédiction du matin soit sur ta jeune tête, mon fils ! » dit-elle avec une expression solennelle qui fit tressaillir le cœur du jeune homme : tant était pieux, triste et tendre à la fois l’accent avec lequel ces paroles coulèrent de ses lèvres ! « et tu as quitté si promptement ta couche pour saisir le premier rayon de l’aurore ? mais ce n’est pas bien, mon Roland ; jouis du sommeil tandis que tu le peux : le temps n’est pas éloigné où il faudra que ton œil veille, ainsi que le mien. »

Elle prononça encore ces mots d’un ton doucement inquiet, qui prouvait que, si les exercices habituels de son esprit étaient des sujets de dévotion, ses pensées pour son nourrisson la liaient encore à la terre par les nœuds d’une affection humaine.

Mais elle ne s’abandonna pas long-temps à des sentiments qu’elle considérait probablement comme une renonciation momentanée à une plus haute vocation. « Allons, dit-elle, jeune homme, lève-toi et marche ; il est temps que nous quittions ce lieu.

— Et où allons-nous ? répliqua le jeune homme. Quel est l’objet de notre voyage ? »

La matrone recula, et le regarda fixement avec une surprise mêlée de déplaisir.

« Pourquoi cette question ? dit-elle, ne suffit-il pas que j’indique le chemin ? as-tu assez vécu avec les hérétiques pour apprendre à substituer la vanité de ton propre jugement au respect et à l’obéissance que réclament tes supérieurs ? »

« Le moment est arrivé, pensa Roland Græme, où il faut que j’établisse ma liberté, ou que je devienne volontairement esclave à jamais ; il n’y a pas une minute à perdre. »

Madeleine confirma aussitôt ses craintes, en revenant sur le sujet qui occupait constamment son esprit, quoique personne ne sût mieux, quand il le fallait, déguiser sa religion.

« Et ton chapelet, mon fils ; as-tu dit ton chapelet ? »

Roland Græme rougit, il sentit que l’orage approchait : mais il lui répugnait de l’éloigner par un mensonge.

« J’ai oublié mon rosaire au château d’Avenel.

— Oublié ton rosaire ! s’écria-t-elle ; infidèle à ta religion et à la nature, as-tu perdu ce qu’on t’a envoyé de si loin, et avec tant de danger, un gage de l’amour le plus vrai, dont chaque grain aurait dû être aussi précieux peur toi que la prunelle de tes yeux ?

— Je regrette qu’il en soit arrivé ainsi, ma mère, répliqua le jeune homme, et j’y attachais la plus grande valeur en ce qu’il venait de vous. Quant au reste, j’espère gagner assez d’or, en faisant mon chemin dans le monde, et jusque là un chapelet d’ébène ou de noisettes enfilées fera le même effet.

— L’entendez-vous ? dit la grand’mère : tout jeune qu’il est, il a déjà pris des leçons à l’école du diable ! Un rosaire consacré par le saint père lui-même, et sanctifié par sa bénédiction ! ce sont, dit-il, quelques grains d’or, dont on peut remplacer la valeur par le salaire de son travail profane, et la vertu par un cordon de noisettes ! Hérésie ! Voilà donc le fruit des leçons de Henri Warden ; c’est ainsi que ce loup qui ravage le troupeau du bon pasteur, t’a appris à parler et à penser.

— Ma mère, dit Roland Græme, je ne suis pas un hérétique ; je crois et je prie selon les règles de notre Église. Je regrette ce malheur, mais je ne puis le réparer.

— Mais tu peux t’en repentir, » reprit son guide spirituel, « et t’en repentir dans la poussière et la cendre ; expie-le par le jeûne, la prière et la pénitence, au lieu de me regarder d’un air aussi tranquille que si tu n’avais perdu qu’un bouton de ton bonnet.

— Ma mère, dit Roland, calmez-vous ; je me rappellerai ce péché à la première confession que je trouverai occasion de faire, et j’accomplirai tout ce que le prêtre exigera de moi en expiation. Je ne peux faire plus pour la plus grande faute. Mais, ma mère, » ajouta-t-il après une pause d’un instant, « que je n’encoure pas davantage votre déplaisir, si je vous demande de quel côté se dirige notre voyage et quel en est le but. Je ne suis plus un enfant, mais un homme ; j’ai une épée au côté, et le duvet couvre mon menton : j’irai au bout du monde avec vous pour vous faire plaisir, mais je me dois à moi-même de demander le but et la direction de nos voyages.

— Vous le devez à vous-même, ingrat ! » reprit sa parente ; et la colère donnait à ses joues la couleur que la vieillesse en avait depuis long-temps bannie ; « à vous-même vous ne devez rien ; vous ne pouvez rien vous devoir. C’est à moi que vous devez tout ; votre vie pendant l’enfance, votre subsistance pendant la jeunesse, les moyens de vous instruire, et l’espoir d’un rang honorable… et, plutôt que de te voir abandonner la noble cause à laquelle je t’ai voué, je préférerais te voir étendu sans vie à mes pieds ! »

Roland fut effrayé de l’agitation véhémente avec laquelle elle parlait, et qui menaçait d’accabler son corps usé par les ans ; et il se hâta de répondre : « Je n’oublie rien de ce que je vous dois, ma très-chère mère ; montrez-moi comment je puis, même au prix de mon sang, vous témoigner ma reconnaissance, et vous verrez si je sais l’épargner ; mais une obéissance aveugle a en elle-même aussi peu de mérite que de raison.

— Anges et saints ! reprit Madeleine, entends-je ces paroles de l’enfant de mon espoir, du nourrisson au lit duquel je me suis agenouillée, et pour qui j’ai lassé de mes prières tous les habitants du ciel ? Roland, l’obéissance seule peut me prouver ton amour et ta reconnaissance. Peu m’importe de savoir que, peut-être, tu adopterais la marche que je te propose, si je te l’expliquais entièrement ! Alors, tu ne suivrais pas mes ordres, mais ton propre jugement ; tu ne ferais pas la volonté du ciel qui t’est communiquée par ta meilleure amie, par celle à qui tu dois tout, mais tu obéirais à ta raison imparfaite. Écoute-moi, Roland ! un destin t’appelle, te sollicite, te commande : c’est le destin le plus élevé où l’homme puisse atteindre ; et il te parle par la voix de ta première, de ta meilleure, de ton unique amie ; peux-tu donc y résister ?… Alors, pars, laisse-moi ici ; mes espérances sur terre sont perdues, flétries ; je m’agenouillerai devant cet autel profané, et quand les hérétiques furieux reviendront, ils le teindront du sang d’une martyre.

— Mais, ma mère bien-aimée, » s’écria Roland Græme, à qui cette brusque explosion de colère et de désespoir rappelait trop bien d’anciens et pénibles souvenirs ; « ma mère, je ne veux pas vous abandonner ; je veux rester près de vous : des bataillons entiers ne m’arracheront pas de vos côtés ; je vous protégerai, je vous défendrai, je vivrai avec vous, et je mourrai pour vous.

— Un mot, mon fils, vaudrait tout ceci : dis seulement, je vous obéirai.

— N’en doutez pas, ma mère, reprit le jeune homme, je vous obéirai, et de tout mon cœur, seulement…

— Non, je n’admets pas de condition à ta promesse, » dit Madeleine Græme en le prenant au mot : « l’obéissance que j’exige est absolue et que la bénédiction soit sur toi, souvenir vivant de mon enfant bien-aimé, toi qui as la force de faire une promesse si pénible pour l’orgueil humain ! Tu peux te fier à moi, sache que dans le projet auquel tu t’associes à moi, tu as pour collègues les puissants et les braves, l’autorité de l’Église et l’orgueil de la noblesse. Mort ou vivant, dans ton succès ou dans ta chute, ton nom sera inscrit parmi ceux avec lesquels il est également glorieux de vaincre ou de tomber, également bon de vivre ou de mourir. En avant donc, en avant ! la vie est courte, et notre tâche est laborieuse ; les saints, les anges et toute l’armée bienheureuse du ciel ont les yeux en ce moment même sur cette terre stérile et flétrie de l’Écosse. Que dis-je ? sur l’Écosse ! leurs yeux sont sur nous, Roland, sur la femme frêle, sur le jeune homme sans expérience, qui, parmi les ruines que le sacrilège a faites, se dévouent à la cause de Dieu et de leur souveraine légitime. Amen, ainsi soit-il ! Les yeux bienheureux des saints et des martyrs, qui sont témoins de notre résolution, en verront l’accomplissement ; ou leurs oreilles, qui entendent notre voix, entendront notre dernier soupir consacré à cette cause sainte ! »

Tout en parlant ainsi, elle tenait Roland Græme par une main, tandis que de l’autre elle lui indiquait le ciel, comme pour ne lui laisser aucun moyen de protester contre les vœux qu’elle prononçait à la fois pour elle-même et pour lui. Quand elle eut fini son appel au ciel, elle ne lui laissa pas le temps d’hésiter ni de demander une plus longue explication de ses desseins ; mais revenant avec la même rapidité à ses inquiétudes maternelles, elle l’accabla de questions sur sa résidence au château d’Avenel, et sur les qualités et les talents qu’il avait acquis.

« C’est bien, » dit-elle quand elle eut épuisé ses questions ; « mon bel autour a été bien appris, et il prendra son essor bien haut ; mais ceux qui l’ont dressé auront lieu de s’étonner de son vol et de le craindre. Prenons maintenant, ajouta-t-elle, notre repas du matin, et ne t’inquiète pas de son exiguïté : quelques heures de marche nous mèneront dans un canton plus favorable. »

Ils déjeunèrent effectivement avec les restes du repas de la veille, et se mirent aussitôt en voyage. Madeleine Græme montrait le chemin, d’un pas plus ferme et plus actif que l’âge ne semblait devoir le permettre ; et Roland Græme suivait, pensif, inquiet, et fort peu satisfait de l’état de dépendance auquel il paraissait encore une fois réduit.

« Dois-je donc être à jamais, se disait-il, dévoré du désir de la liberté, et néanmoins forcé par les circonstances à suivre la volonté d’autrui ? »