L’Abbé (Montémont)/11

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 100-106).


CHAPITRE XI.

roland et catherine.


La vie a son mai et sa joyeuse saison ; les arbres font une musique, et les fleurs sont tout parfum. Les orages même ont alors un charme ; et les vierges qui déploient leurs manteaux pour garantir leurs robes légères se rient de la pluie qui les mouille.
Ancienne comédie.


Catherine était dans l’âge heureux de l’innocence et de la gaieté ; quand le premier moment d’embarras fut passé, la situation fausse où on l’avait mise en la laissant tout à coup faire connaissance avec un beau jeune homme dont elle ignorait même le nom, s’offrit malgré elle à son esprit sous un point de vue comique. Elle baissa ses beaux yeux sur l’ouvrage qui l’occupait, et garda une gravité imperturbable pendant les deux premiers tours des matrones sur la terrasse ; mais quand elle leva ses yeux bleu-foncés sur Roland, et qu’elle vit dans quel embarras pénible il se trouvait, se tournant sur sa chaise, portant les mains à son bonnet, et montrant par toute sa contenance qu’il ne savait comment entamer l’entretien, elle ne put garder plus long-temps son maintien grave : incapable de se livrer à une autre pensée, elle jeta un éclat de rire bien franc, quoique involontaire ; en même temps, ses beaux yeux, également animés par la joie, brillèrent d’un éclat si vif à travers les larmes qui les inondaient, et les tresses de ses longs cheveux flottèrent avec tant de grâce, que certes la déesse même de la gaieté n’aurait pu être comparée à Catherine dans ce moment. Un page de cour ne l’eût pas laissée long-temps s’abandonner seule à son hilarité ; mais Roland avait été élevé à la campagne, et ayant, outre cela, autant de prétentions secrètes que de timidité apparente, il se mit dans la tête qu’il était l’objet du rire inextinguible de la jeune fille. Malgré tous ses efforts pour sympathiser avec Catherine, il ne put arriver qu’à une grimace forcée, qui semblait plutôt du mécontentement que de la gaieté, ce qui redoubla tellement celle de la jeune fille que, quelque peine qu’elle se donnât pour s’empêcher de rire, elle crut qu’elle ne pourrait jamais en venir à bout. Qui n’a pas éprouvé que, quand un paroxysme de rire vous prend au moment et au lieu le moins convenables, les efforts que l’on fait pour réprimer un mouvement que l’on croit malséant, ne tendent qu’à augmenter et à prolonger son irrésistible impulsion.

Ce fut une chose très-heureuse pour Catherine, ainsi que pour Roland, qu’il ne partageât pas l’excessive gaieté de la jeune personne ; car assise comme elle était, le dos tourné à la fenêtre, Catherine pouvait aisément échapper aux observations des matrones qui se promenaient sur le balcon ; mais Græme était placé de côté, de manière que ses rires, et par suite ceux de sa compagne, eussent été remarqués, et n’eussent pas manqué de blesser les deux personnages en question. Il laissa voir quelque impatience jusqu’au moment où Catherine, ne pouvant ou ne voulant plus rire, reprit avec beaucoup de grâce son travail d’aiguille ; et il fit observer alors, d’une manière assez sèche, que certes il n’était plus besoin de leur recommander de faire connaissance, vu qu’ils semblaient assez familiers l’un avec l’autre.

Catherine se sentit fort disposée à retomber dans son accès de gaieté ; mais réprimant promptement ce premier mouvement, et portant ses yeux sur son ouvrage, elle répondit à Roland qu’elle lui demandait pardon et qu’elle lui promettait de ne pas l’offenser davantage.

Græme avait assez de bon sens pour sentir qu’un air piqué serait tout à fait déplacé, et que les yeux bleu-foncé qui avaient joué un rôle si gracieux dans la scène du rire ne devaient point rencontrer un regard maussade. C’est pourquoi il essaya de se tirer d’affaire, autant que possible, en se montant au ton de la nymphe enjouée, et lui demanda comment elle désirait qu’ils poursuivissent une connaissance commencée d’une manière aussi gaie.

« C’est à vous d’en trouver le moyen, répondit-elle, car j’ai fait peut-être un pas de trop en entamant la conversation.

— Ne pourrions-nous pas commencer, comme dans un roman, par nous demander mutuellement notre nom et notre histoire ?

— Fort bien imaginé ! cela prouve un jugement sain. Commencez et j’écouterai ; vous me permettrez seulement de vous demander des explications sur les parties obscures de votre histoire. Allons, ma nouvelle connaissance, dites-moi votre nom, et racontez-moi votre vie.

— Je m’appelle Roland Græme, et cette vieille femme est ma grand’mère.

— Et votre tutrice ? bien : quels sont vos parents ?

— Ils sont morts.

— Mais qui étaient-ils ? car vous avez eu un père et une mère, à ce que je présume.

— C’est probable ; mais l’on ne m’a conté que bien peu de chose de leur histoire. Mon père était un chevalier écossais qui mourut vaillamment sur ses étriers ; ma mère était une Græme d’Heathergill, dans le territoire en litige ; presque tous les membres de sa famille périrent quand cette contrée fut livrée aux flammes par lord Maxwell et Herries de Caerlaverock.

— Y a-t-il long-temps ?

— C’était avant ma naissance.

— Cela doit être bien loin de nous, » dit la jeune personne en secouant gravement la tête ; « si loin de nous que je ne saurais les pleurer.

— Cela n’est pas nécessaire ; ils sont tombés avec honneur.

— Assez, beau sire, sur votre parenté morte, » reprit Catherine ; et regardant le balcon : « j’en préfère l’échantillon vivant. Votre très-honorée grand’mère a un air à faire pleurer tout de bon. Maintenant, beau sire, passons à ce qui vous regarde personnellement. Si vous n’allez pas plus vite à me conter votre histoire, vous ne m’en direz pas la moitié ; car la mère Brigitte fait une pause plus longue chaque fois qu’elle passe devant la fenêtre, et avec elle il y a aussi peu à rire que sur la tombe de vos aïeux.

— Mon histoire ne sera pas longue : on me plaça au château d’Avenel comme page de la maison.

— N’est-ce pas une stricte huguenote ?

— Aussi stricte que Calvin lui-même. Mais ma grand’mère sait affecter le puritanisme quand elle juge la dissimulation utile à ses projets ; et elle avait son but en me faisant entrer au château. Elle faillit toutefois ne pas réussir, et nous étions depuis plusieurs semaines dans le hameau lorsque je trouvai un introducteur auquel nous ne nous attendions pas.

— Qui donc ?

— Un gros chien noir, nommé Wolf, qui m’emporta un jour au château dans sa gueule, comme un canard sauvage blessé, et me présenta à la dame.

— Honorable présentation, vraiment ! Et qu’avez-vous appris dans ce château ? J’aime bien à savoir ce que mes connaissances peuvent faire au besoin.

— À chasser au faucon, à mener un chien courant, à monter à cheval et à manier la lance, l’arc et l’épée.

— Et à faire parade de votre science : ce qui en France suffirait pour rendre un page parfait ; mais continuons, beau sire. Comment se fait-il que votre maître, huguenot, et sa femme, non moins huguenote, aient reçu et gardé chez eux un personnage aussi dangereux qu’un page catholique ?

— Parce qu’ils ne connaissaient pas cette partie de ma vie sur laquelle, dès mon enfance, on m’avait recommandé de me taire ; et parce que ma grand’mère, pour écarter tout soupçon, avait suivi avec zèle les prédications de leur hérétique chapelain, » répondit le page en approchant sa chaise de celle de la belle questionneuse.

« Pas si près, galant sire ! s’écria la jeune fille aux yeux bleus ; car je me trompe fort, ou ces respectables dames ne tarderont pas à venir interrompre cet agréable entretien, si notre liaison leur semble marcher trop vite. Ainsi, beau sire, ayez la complaisance de ne pas vous déranger et de répondre à mes questions. Comment avez-vous donné la preuve des belles qualités d’un page, que vous aviez si heureusement acquises ? »

Roland, qui commençait à entrer dans l’esprit et la conversation de la jeune personne, lui répondit assez gaiement :

« On ne m’a jamais vu manquer d’habileté, belle demoiselle, surtout lorsqu’il s’agissait de quelque malice ; je tirais les cygnes, je chassais les chats, le gibier de réserve, j’effrayais les servantes et je pillais le verger, sans compter tous les tours que je croyais de mon devoir de jouer au chapelain en qualité de bon catholique.

— Aussi vrai que je suis de bonne famille, ces hérétiques ont fait une pénitence catholique en gardant un page si accompli. Et quel est, beau sire, le malheureux événement qui les a privés d’un serviteur si estimable ?

— Belle demoiselle, il n’y a, dit le proverbe, si long chemin qui n’ait son terme, et le mien finit singulièrement, car je restai sur le pavé.

— Mais, sans plaisanterie, dit la jeune rieuse, qui a donc amené une si grande catastrophe ? Pour mon instruction, dites-moi clairement pourquoi l’on vous a mis à la porte ? »

Le page haussant les épaules, répondit :

« Une courte histoire est bientôt dite ; un cheval nain est bientôt monté. Je fis sentir ma houssine à l’enfant du fauconnier, et le fauconnier me menaça de me casser son bâton sur le dos. C’était un brave et honnête homme, et j’aimerais mieux être battu par lui que par toute autre personne de la chrétienté ; néanmoins je n’avais pas apprécié encore ses qualités. Je le menaçai de lui faire faire connaissance avec mon poignard : la maîtresse de la maison ne me menaça point… elle me donna sur-le-champ mon congé. C’est ainsi que je quittai les fonctions de page et le beau château d’Avenel. Bientôt après je rencontrai ma vénérable aïeule. Mon histoire est finie, belle demoiselle, contez-moi la vôtre.

— Heureuse grand’mère, dit la jeune fille, qui a trouvé son petit-fils errant au moment où sa maîtresse venait de lui donner la liberté, et plus heureux le page qui tout d’un coup est devenu gentilhomme écuyer ?

— Cela n’a pas de rapport à votre histoire, » répliqua Roland Græme, qui commençait à s’accommoder beaucoup de la vivacité et de l’enjouement de la jeune fille. « Histoire pour histoire, cela va de droit entre compagnons de voyage.

— Attendez donc que nous le soyons.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi ; si vous n’êtes pas juste, j’appellerai dame Brigitte… est-ce son nom ? mais n’importe !… et je me plaindrai de votre félonie.

— C’est inutile ; mon histoire est la copie de la vôtre : les mêmes mots peuvent servir, il n’y a qu’à changer le vêtement et le nom. Je m’appelle Catherine Seyton, et je suis orpheline.

— Y a-t-il long-temps que vos parents sont morts ?

— C’est la seule question, » dit-elle en baissant ses beaux yeux avec une expression soudaine de chagrin ; « c’est la seule question à laquelle je ne puisse satisfaire en riant.

— La dame Brigitte est-elle votre grand’mère ? »

À ce mot, le nuage qui avait couvert ses traits s’évanouit comme celui qui voile un instant le soleil d’été, et elle répondit avec son expression de physionomie accoutumée : « Vingt fois pis ! dame Brigitte est ma tante, et elle est encore fille.

— O ciel ! s’écria Roland, quelle histoire ! et quelles horreurs avez-vous à me conter maintenant ?

— Exactement ce qui vous est arrivé : j’entrai dans une maison.

— Et vous en fûtes renvoyée pour avoir pincé la duègne, ou offensé la femme de chambre de madame.

— Non ; ici notre histoire varie, car la maîtresse congédia toute la maison, ou, ce qui est la même chose, toute la maison congédia la maîtresse en même temps, et je suis libre maintenant comme un oiseau dans l’air.

— Cela me fait autant de plaisir que si l’on doublait d’or mon pourpoint.

— Je vous remercie de la joie que vous en montrez ; mais en quoi cela vous touche-t-il ?

— En rien ; mais poursuivez : je crains que vous ne soyez bientôt interrompue ; les deux bonnes dames croassent depuis assez long-temps sur le balcon, telles que deux vieilles corneilles à capuchon ; et, pour que la fraîcheur du soir ne les enroue pas, elles rentreront au juchoir. Mais comment se nommait votre maîtresse, belle demoiselle ?

— Elle avait un nom bien connu, elle tenait un grand état de maison, avait beaucoup de jeunes filles à son service, sous la direction de ma tante Brigitte. Nous ne voyions jamais cette sainte maîtresse, mais nous en entendions assez parler ; nous nous levions de bonne heure et nous couchions tard ; nous faisions de longues prières et de légers repas.

— Foin de la vieille avare ! s’écria le page.

— Au nom du ciel, ne blasphémez pas ! » dit la jeune personne avec une expression de crainte : « que Dieu fasse grâce à tous deux ! Je parlais sans mauvaise intention. Notre maîtresse était la bienheureuse sainte Catherine de Sienne. Que Dieu me pardonne d’avoir parlé si légèrement, et de vous avoir poussé à un péché et à un blasphème ! Notre maison était un couvent, où il y avait douze religieuses et une abbesse, ma tante Brigitte, laquelle quitta ses fonctions quand les hérétiques détruisirent la communauté.

— Et où sont vos compagnes ?

— Avec la neige de l’année dernière, à l’est, au nord, au sud et à l’ouest ; quelques-unes en France, d’autres en Flandre, et d’autres peut-être, hélas ! au milieu des plaisirs du monde. On nous a permis, à ma tante et à moi, de demeurer ici, ou plutôt on nous y laisse en paix, ma tante ayant parmi les Kerr, des parents de distinction, qui ont menacé de la mort quiconque se rendrait coupable du moindre attentat envers nous : or l’arc et la lance sont aujourd’hui les meilleures sauvegardes.

— Ainsi vous reposez dans un abri tranquille et sûr ; mais vous n’avez pas, je le présume, perdu vos yeux à pleurer parce que sainte Catherine a renvoyé sa maison avant que vous fussiez définitivement engagée à son service ?

— Assez, au nom du ciel ! » dit la jeune fille en se signant, « assez ! Quant à mes yeux, je ne les crois pas tout à fait éteints, » ajouta-t-elle en jetant un regard sur Roland et en reportant aussitôt les yeux sur son ouvrage.

C’était un de ces regards contre lesquels on ne pourrait se défendre sans avoir le cœur muni de ce triple airain dont, selon Horace, était armé le premier navigateur. Le cœur de notre jeune page n’avait rien pour le protéger.

« Qu’en pensez-vous, Catherine, dit-il, si, nous trouvant tous les deux congédiés en même temps, et d’une manière également étrange, nous prenions le parti de planter là nos vénérables parentes, et de nous mettre gaiement à parcourir ensemble la route de ce monde ?

— Belle proposition, vraiment ! repartit Catherine, proposition digne du cerveau dérangé d’un page mis à la réforme ! Et quels moyens emploierions-nous pour vivre ? Nous chanterions des ballades, n’est-ce pas ? nous couperions des bourses, nous ferions des farces sur les grands chemins ? car c’est là, je pense, que vous trouveriez vos principales ressources.

— Comme vous voudrez, petite moqueuse, » dit le page piqué de la raillerie froide et dégagée avec laquelle on avait accueilli son étrange proposition. Et comme il prononçait ces paroles, l’ombre des vieillesse projeta sur la porte vitrée : elle s’ouvrit, et Madeleine Græme avec la mère abbesse, c’est le nom que nous devons donner maintenant à dame Brigitte, rentra dans l’appartement.