L’Abbé (Montémont)/14

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 126-137).


CHAPITRE XIV.

bacchanale.


Ni les vagues orageuses quand elles brisent leurs digues, ni les vents déchaînés quand ils s’échappent de leurs cavernes, ni le démon indomptable qui les rassemble pour former une tempête, et qui en précipite la fureur sur les moissons jaunissantes, ne peuvent se comparer à la bizarrerie sauvage de cette foule joyeuse, comique, mais terrible, plaisante, mais destructive.
La Conspiration.


Les moines avaient cessé leurs chants qui s’éteignirent en cris d’effroi, comme ceux des choristes dans la légende de la sorcière de Berkley[1]. Tels que des poussins épouvantés par l’approche du milan, ils cherchèrent d’abord à s’enfuir de différents côtés, puis vinrent avec désespoir se réfugier autour de leur nouvel abbé. Lui, conservant ce maintien intrépide et fier qui lui donnait tant de dignité pendant la cérémonie, resta ferme sur les marches de l’autel, comme s’il eût désiré se mettre le plus en évidence pour attirer le danger sur lui, et sauver ses frères en se sacrifiant lui-même, puisqu’il ne pouvait les protéger autrement.

Par un mouvement involontaire, pour ainsi dire, Madeleine et Roland quittèrent leur place, qu’ils avaient jusque-là occupée sans être remarqués, et s’approchèrent de l’autel comme pour partager le sort qui menaçait les moines, quel qu’il pût être.

Tous deux s’inclinèrent avec respect devant l’abbé ; et, tandis que Madeleine semblait vouloir parler, le jeune homme, regardant la grande porte devant laquelle retentissait alors un violent tapage et qui résonnait en même temps sous des coups multipliés, mit la main à son poignard.

L’abbé fit signe à tous deux de rester tranquilles : « Paix, ma sœur, » dit-il en parlant sur un ton bas qui, différant de celui des clameurs du dehors, pouvait être distinctement entendu, même au milieu du tumulte. « Paix, dit-il, ma sœur ; laissez le nouveau supérieur de Sainte-Marie répondre lui-même aux acclamations de ses vassaux qui viennent célébrer son installation. Et toi, mon fils, garde-toi, je t’en supplie, de toucher à ton glaive terrestre : si tel est le plaisir de notre patronne que son autel soit aujourd’hui profané par des actes de violence, et souillé par une effusion de sang, que ce ne soit pas, je t’en supplie, par le fait d’un fils catholique de l’Église. »

Le tumulte et les coups qu’on frappait à la porte devenaient de plus en plus bruyants ; on entendait des voix qui demandaient avec impatience à entrer. L’abbé, avec dignité, et d’un pas que l’imminence même du péril ne rendait ni chancelant ni précipité, traversa le portail, et demanda, d’un ton d’autorité, pourquoi l’on troublait le service divin, et ce qu’on désirait.

Il y eut en dehors un moment de silence, qui fut suivi d’un gros rire. À la fin, une voix répondit : « Nous désirons entrer dans l’église ; et, quand la porte sera ouverte, vous verrez qui nous sommes.

— Et de quelle autorité demandez-vous à entrer ? » repartit le révérend père.

— De l’autorité du très-vénérable seigneur abbé, » reprit la voix de dehors ; et au rire qui suivit, on pouvait croire qu’il y avait sous cette réponse une excellente plaisanterie.

« Je ne sais et ne cherche pas à savoir ce que vous voulez dire, répliqua l’abbé, puisque c’est à coup sûr une grossièreté ; mais allez-vous-en au nom de Dieu, et laissez ses serviteurs en paix. Si je parle ainsi, c’est que j’ai le droit légitime de commander en ces lieux.

— Ouvrez la porte ! » s’écria une autre voix d’un ton brutal : « nous comparerons nos titres avec les vôtres, sire moine, et vous montrerons un supérieur à qui nous devons tous obéir.

— Brisons les portes, s’il tarde plus long-temps, dit une troisième voix, et à bas les coquins de moines qui veulent nous enlever notre privilège ! » Ce fut alors une explosion générale : « Oui, oui, notre privilège ! notre privilège ! Enfonçons les portes, et à bas ces gredins de moines s’ils cherchent à résister ! »

Dès lors, au lieu de frapper à la porte, on se mit à l’attaquer avec de grands marteaux, et quelle que fût sa solidité, elle devait céder bientôt. Mais l’abbé voyant que la résistance était inutile, et désirant ne pas irriter davantage les assaillants en cherchant à se défendre, demanda en grâce un moment de silence, et obtint à grand’peine qu’on voulût bien l’écouter. « Mes enfants, dit-il, je vous épargnerai un grand péché. Le portier va vous ouvrir. Il est allé chercher les clefs ; en attendant, voyez, je vous en prie, si vous êtes dans une situation d’esprit à passer ce seuil sacré.

— Au diable votre papisme ! répondit-on du dehors ; nous sommes comme des moines quand ils sont en gaieté, c’est-à-dire quand ils ont à souper du rostbeef au lieu de choux bouillis. Si donc votre portier n’a pas la goutte, qu’il se hâte, ou nous serons bientôt entrés… Est-ce bien dit, camarades ?

— Fort bien, et on agira en conséquence, » répondit la multitude. En effet, si les clefs n’étaient pas arrivées en ce moment, si le portier, dont la terreur hâtait les mouvements, ne se fût acquitté promptement de sa charge, et n’eût ouvert les deux battants de la grande porte, la populace lui en eût évité la peine. Dès qu’il eut ouvert, il s’enfuit épouvanté, comme si, ayant lâché une écluse, il eut craint d’être entraîné par la force du torrent. Les moines s’enfuirent tous ensemble : mais l’abbé resta seul à sa place, à quelques pas de l’entrée, sans donner le moindre signe de crainte ou de trouble. Alors les frères, encouragés par son dévouement, honteux de l’abandonner, et aussi animés par la conscience de leur devoir, se rangèrent derrière leur supérieur. Ce furent de bruyants rires, des acclamations quand la porte s’ouvrit ; mais les assaillants ne se précipitèrent pas en furieux dans l’église, comme on avait pu le prévoir. Au contraire, un cri s’élevait : « Halte ! halte ! en rangs, camarades ! et laissez les deux révérends pères se souhaiter le bonjour comme ils l’entendront. »

Le spectacle offert par la multitude qui recevait l’ordre de se mettre en rangs était des plus grotesques. C’étaient des hommes, des femmes, des enfants bizarrement déguisés sous différents costumes, et formant des groupes aussi variés que plaisants. Là, un gaillard avec une tête de cheval par devant et une queue par derrière, couvert de la tête aux pieds d’une longue robe qui était supposée cacher le corps de l’animal, allait l’amble, caracolait, se cabrait, galopait, enfin remplissait le rôle fameux du cheval de bois auquel on fait si souvent allusion dans nos anciennes pièces, et qui est encore en honneur sur la scène dans la bataille qui termine la tragédie de Bayes[2]. Pour rivaliser avec cet acteur en adresse et en agilité, s’avançait un autre personnage jouant le rôle d’un terrible et énorme dragon, avec des ailes dorées, une gueule ouverte et une langue fourchue : il faisait de grands efforts pour saisir et dévorer un jeune garçon qui, habillé comme l’aimable Sabéa, fille du roi d’Égypte, fuyait devant lui ; tandis qu’un martial Saint-George, grotesquement armé d’une casserole en guise de casque et d’une broche pour lance, intervenait de temps en temps, et forçait le monstre à lâcher sa proie. Un ours, un loup et deux ou trois autres animaux sauvages, jouaient leurs rôles avec la discrétion de Snug le menuisier[3] ; car la préférence décidée qu’ils montraient à se servir de leurs jambes de derrière suffisait, sans aller plus loin, pour convaincre les spectateurs les plus timides qu’ils n’avaient affaire qu’à des bêtes marchant d’ordinaire sur deux pieds. Il y avait aussi un groupe d’outlaws, avec Robin Hood et Little John à leur tête ; ces derniers rôles étaient joués avec beaucoup de naturel ; et ce n’était pas chose étonnante, puisque la plupart des acteurs étaient, par profession, les bannis et les voleurs qu’ils représentaient. Venaient ensuite d’autres masques dont les déguisements étaient moins remarquables. Des hommes étaient habillés en femmes, et des femmes en hommes ; des enfants portaient des vêtements de vieillards, et s’en allaient clopin-clopant, des béquilles à la main, des robes fourrées sur le dos, des bonnets sur la tête, tandis que des vieillards avaient pris un ton enfantin, aussi bien que des habillements d’enfants. D’autres s’étaient peint la figure, et avaient mis leur chemise par dessus leurs habits. Du papier de couleur ou de simples rubans faisaient tout le déguisement de quelques autres. Enfin, ceux qui n’avaient aucune de ces jolies choses s’étaient barbouillé le visage de noir, et portaient leurs habits tournés à l’envers. En somme, au moyen de tous ces déguisements grotesques, la multitude formait une mascarade complète.

Pendant la halte que firent les masques, pour attendre sans doute quelque personnage qui avait une plus grande autorité sur eux, l’abbé, ses moines et nos deux voyageurs qui se trouvaient dans l’église eurent tout le temps nécessaire pour voir ces absurdités. Il ne leur fut pas difficile de deviner ce que c’était.

Peu de lecteurs doivent ignorer qu’à une époque reculée et durant la plénitude de son pouvoir, l’Église de Rome non seulement souffrait, mais encore encourageait de licencieuses saturnales comme celles que célébraient en ce moment les habitants de Kennaquhair et des environs ; et qu’en pareille occasion on permettait, à ce qu’on appelait la canaille, de s’indemniser, moyennant quelques extravagances tantôt puériles et grotesques, tantôt immorales et profanes, des privations et des maux qu’on lui faisait souffrir en d’autres temps. Mais de tout ce qui prêtait au burlesque et au ridicule, c’étaient les cérémonies et les coutumes de l’Église qu’on choisissait le plus souvent pour sujet de la mascarade ; et, chose étrange ! avec l’approbation du clergé lui-même. Tant que la hiérarchie brilla de toute sa gloire, le clergé ne semble pas avoir craint les conséquences d’une telle liberté, comme si la populace pouvait impunément s’habituer à traiter les choses saintes avec tant d’irrévérence ; il s’imaginait que le laïque était comme un cheval de labour qui ne se soumet pas moins docilement à la bride et au mors, parce qu’on le laisse de temps en temps cabrioler à son gré dans le pâturage, et lancer quelques ruades au maître qui le conduit ordinairement. Mais quand les temps vinrent à changer ; quand le doute attaqua les doctrines de l’Église catholique romaine ; quand la haine de ses ministres se fut propagée parmi les sectateurs de la réforme, le clergé s’aperçut, mais trop tard, qu’il y avait de grands inconvénients dans ces jeux et ces divertissements passés en usage, dans lesquels on le tournait en ridicule, avec tout ce qu’il avait de plus sacré. Des politiques moins habiles que les gens de l’Église romaine auraient pu comprendre dès-lors qu’une même action a des effets bien différents, quand elle est dictée par une insolence satirique et une haine violente, ou seulement amenée par un excès de cette grossière gaieté qu’on ne saurait contenir. Ils s’efforcèrent donc, bien qu’un peu tard, partout où ils avaient encore quelque influence, de prévenir le renouvellement de ces indécentes réjouissances. En ce point, le clergé catholique fut secondé par la plupart des prédicateurs réformés qui étaient plus choqués de l’impiété et de l’immoralité de ces amusements que disposés à faire leur profit du ridicule ainsi déversé sur l’Église de Rome et sur ses cérémonies. Mais bien du temps s’écoula néanmoins avant qu’on pût supprimer ces divertissements scandaleux et immoraux. La grossière populace resta fidèle à ses amusements favoris ; et, en Angleterre comme en Écosse, la mitre de l’évêque catholique… le rochet de l’évêque réformé… la robe et le rabat blanc du prédicateur calviniste… furent tour à tour forcés de faire place à ces joyeux personnages qu’on appelait le pape des Fous, l’enfant Évêque, et l’abbé de la Déraison.

C’était ce dernier personnage qui s’avançait alors en grand costume, vers la porte principale de l’église de Sainte-Marie, vêtu de manière à faire une caricature, ou une parodie en action, du costume et de la suite du véritable supérieur, qu’il venait braver le jour même de son installation, en présence de son clergé et au milieu de son église. Le faux dignitaire était un gaillard vigoureux, de moyenne taille, dont les formes rondes et ramassées étaient devenues grotesques par un gros ventre postiche. Il portait une mitre de cuir ressemblant à un bonnet de grenadier, dont le devant était orné de fausses broderies et de colifichet d’étain. Cette mitre protégeait un visage dont le nez se faisait surtout remarquer, car il était d’une longueur extraordinaire, et pour le moins tout aussi richement enjolivé que la coiffure. Sa robe était de bougran, et sa chape en canevas peint de mille couleurs et artistement découpé. Sur une de ses épaules était représenté un hibou. Il tenait d’une main son bâton pastoral, et de l’autre un petit miroir à manche, ressemblant ainsi à ce fameux bouffon allemand[4] dont les aventures, traduites en anglais, furent si populaires, et qu’on peut encore se procurer, imprimées en caractères gothiques, à raison d’une livre sterling la feuille.

Les gens de la suite du faux dignitaire avaient des accoutrements analogues, parodiant par une burlesque ressemblance les moines et autres dignitaires de l’abbaye, comme leur chef parodiait le supérieur. Ils marchaient sur deux rangs derrière ce chef, et toute la foule, qui avait fait une halte pour attendre son arrivée, se précipita dès-lors à la suite dans l’église, tous criant à mesure qu’ils entraient : « Place, place au vénérable père Howleglas ! au docte moine de la Confusion ! place aux très-révérend abbé de la Déraison. »

La discordante musique recommença sur tous les tons ; les enfants criaient et hurlaient, les hommes riaient et chantaient, les femmes glapissaient et gémissaient, les bêtes rugissaient, le dragon s’agitait et sifflait, le cheval de bois hennissait, se cabrait et caracolait ; et tous sautaient et dansaient, frappant de leurs souliers ferrés avec tant de force le pavé de l’église, que leurs énergiques cabrioles en faisaient sortir des étincelles.

C’était enfin une scène de tumulte ridicule, qui assourdissait l’oreille, fatiguait les yeux, et eût étourdi tout spectateur indifférent. Cependant les moines avaient en outre quelque crainte pour leur sûreté personnelle et au moins une intime conviction que la plupart de ces amusements populaires avaient pour but de les tourner en ridicule : ils étaient peu rassurés en réfléchissant que, hardis sous leurs déguisements, les masques qui hurlaient et cabriolaient autour d’eux pouvaient, à la moindre provocation, changer leur badinage en réalité, ou du moins en venir à ces actes d’une joie grossière qu’on doit toujours craindre de la part d’une multitude animée par une gaité malfaisante. Au milieu du tumulte ils contemplaient leur abbé, comme des passagers fixent sur le pilote, au plus fort de la tempête, des regards qui expriment l’absence de tout espoir dans leurs propres efforts et peu de confiance en l’habileté de leur Palinure.

L’abbé lui-même semblait stupéfait, non pas qu’il eût peur, mais il sentait combien il était dangereux de laisser éclater son indignation ; et pourtant il pouvait à peine maîtriser ce sentiment qui croissait à chaque instant en lui-même. Il fit un geste de la main pour commander le silence, mais on ne lui répondit d’abord que par des clameurs encore plus violentes et par d’insultants éclats de rire. Au contraire, quand Howleglas eut fait le même geste en imitant l’abbé autant que possible, il fut obéi aussitôt par ses bruyants camarades ; car ils espéraient qu’une conversation entre le faux et le véritable abbé allait leur fournir un nouveau sujet de divertissement : tant ils avaient une haute idée de l’esprit grossier et de l’impudence de leur chef ! Ils se mirent donc à crier : « Allons, révérends pères, allons, en avant, commencez !… En avant, les moines ! en avant !… Abbé contre abbé, c’est ce qu’il faut ; c’est raison contre déraison, et malice contre moinerie !

— Silence, camarades ! dit Howleglas ; deux savants pères de l’Église ne peuvent-ils conférer ensemble sans que vous veniez ici avec des cris et des exclamations semblables à celles du Jardin aux ours[5], comme si vous vouliez exciter un mâtin contre un taureau enragé ! Silence, vous dis-je, et laissez-nous, ce savant père et moi, conférer en paix sur des matières qui touchent notre profession et notre autorité commune.

— Mes enfants, dit le père Ambroise.

— Ils sont aussi mes enfants, et ce sont d’heureux enfants, » s’écria le burlesque interlocuteur ; « bien des enfants ne connaissent pas leur père, et ceux-ci ont le bonheur d’en avoir deux pour choisir.

— S’il y a autre chose en toi que l’impudence et la grossièreté, dit le véritable abbé, sur le salut de ton âme, laisse-moi adresser quelques mots à ces hommes égarés.

— Autre chose en moi que l’impudence, dis-tu ? répliqua l’abbé de la Déraison ; comment ! révérend frère, il y a en moi tout ce qui convient à l’office que je remplis aujourd’hui ; du bœuf, de l’ale, du brandevin avec d’autres accessoires qui ne méritent pas qu’on en fasse mention. Pour ce qui est de parler, camarade… mais commence, si tu veux, nous aurons ensuite notre tour : c’est ainsi qu’il convient d’agir entre bons compagnons. »

Durant cette discussion, la colère de Madeleine Græme s’était élevée au plus haut point. Elle s’approcha de l’abbé, et, se plaçant à son côté, elle lui dit d’une voix basse, mais pourtant distincte : « Réveille-toi et lève-toi, père ; l’épée de saint Pierre à la main, frappe pour la défense du patrimoine de saint Pierre. Enferme-les dans ces chaînes qui, rivées par l’Église sur la terre, seront aussi rivées dans le ciel.

— Paix, ma sœur ! dit l’abbé ; que la folie de ces gens ne prévaille pas sur notre gravité. Paix ! je vous en prie ; laissez-moi remplir mon office. C’est pour la première fois, et peut-être pour la dernière que je suis appelé à m’en acquitter.

— Non, mon saint confrère, s’écria Howleglas ; je vous le dis, prenez avis de cette sainte sœur ; jamais couvent ne prospère sans les conseils d’une femme.

— Paix ! homme présomptueux, dit l’abbé ; et vous aussi, mes frères !

— Non, non, interrompit l’abbé de la Déraison ; non, vous ne parlerez pas à ce peuple de laïques avant d’avoir conféré avec votre frère du capuchon. Je jure par les cloches, le missel et les cierges, que pas une de mes ouailles n’écoutera un mot de ce que vous avez à dire ; ainsi vous ferez bien de vous adresser à moi qui veux bien vous entendre. »

Pour éviter une conférence si burlesque, l’abbé tenta d’en appeler de nouveau à ce qui pouvait rester de sentimens respectueux dans le cœur des vassaux du couvent, jadis si dévoués à leurs supérieurs spirituels. Hélas ! l’abbé de la Déraison n’eut qu’à faire un signe de sa fausse crosse, et les cris, les huées, les danses recommencèrent avec tant d’emportement que la voix de Stentor même n’aurait pu se faire entendre.

« Maintenant, camarades, » reprit tout-à-coup l’abbé de la Déraison, « fermez la bouche et faites silence. Voyons si le coq de Kennaquhair veut combattre ou quitter l’arène. »

Il se fit aussitôt un profond silence, causé par l’attente. Le père Ambroise en profita pour s’adresser à son antagoniste, voyant bien qu’il ne pourrait autrement se faire écouter. « Malheureux, dit-il, ne peux-tu mieux employer ton esprit charnel qu’à conduire ces aveugles et pauvres créatures dans un abîme de ténèbres ?

— En vérité, mon frère, répliqua Howleglas, je ne puis voir qu’une petite différence entre votre emploi et le mien : c’est que vous faites un sermon sur une plaisanterie, et que moi je fais une plaisanterie sur un sermon.

— Malheureuse créature ! dit l’abbé, qui n’a pas de meilleur sujet de plaisanterie que ce qui devrait te faire trembler, de divertissement plus raisonnable que tes propres péchés, et pas d’objets de raillerie plus convenables que ceux qui pourraient t’absoudre de ces péchés.

— En conscience, mon révérend frère, dit le faux abbé, ce que vous dites serait vrai si, en riant des hypocrites, je voulais rire de la religion : oh ! c’est une belle chose de porter une longue robe avec une ceinture et un capuchon ! Vous devenez ainsi un pilier de notre sainte mère l’Église ; et un enfant ne doit pas jouer à la balle contre les murs, de peur de briser les vitraux peints.

— Et vous, mes amis, » dit l’abbé regardant autour de lui et parlant avec une véhémence qui le fit tranquillement écouter pendant quelque temps, » souffrirez-vous qu’un bouffon profane, dans l’église même de Dieu, insulte ses ministres. Beaucoup d’entre vous, tous peut-être, vous avez vécu sous mes saints prédécesseurs qui furent appelés à commander dans cette église où je suis appelé à souffrir. Si vous possédez des biens en ce monde, c’est à eux que vous les devez ; et quand vous ne dédaigniez point de recevoir des biens plus précieux, les grâces et le pardon de l’Église ne furent-ils pas toujours à vos ordres ? ne priaient-ils pas pendant que vous étiez dans la joie ? ne veillaient-ils pas pendant votre sommeil ? »

— Quelques bonnes femmes des domaines de Sainte-Marie avaient coutume de parler ainsi, » répliqua l’abbé de la Déraison ; mais cette plaisanterie n’obtint à ce moment que peu d’applaudissements, et le père Ambroise, ayant conquis un instant l’attention, se hâta d’en profiter.

« Eh quoi ! continua-t-il, est-ce vous montrer reconnaissants, est-ce vous montrer honnêtes seulement, que d’attaquer et d’outrager quelques vieillards aux prédécesseurs desquels vous devez tout, dont le seul désir est de mourir en paix parmi les ruines de ce qui fut jadis la lumière du pays, et qui, dans leurs prières de chaque jour, demandent d’être rappelés de ce monde avant que la dernière étincelle soit éteinte, avant que le pays soit abandonné aux ténèbres qu’il préfère à cette lumière divine ? Nous n’avons pas tourné contre vous la pointe du glaive spirituel, pour venger nos persécutions temporelles. La tempête de votre colère nous a dépouillés de nos biens et presque privés de notre nourriture journalière ; mais nous n’avons point pour vous punir lancé les foudres de l’excommunication. Nous vous prions d’une seule chose, c’est de ne plus nous troubler par des bouffonneries grossières et d’insultants blasphèmes, c’est de nous laisser vivre et mourir dans l’église qui est à nous, en demandant à Dieu notre Seigneur, à la Vierge Marie et à tous les bienheureux, qu’ils daignent pardonner vos péchés et les nôtres. »

Ce discours, si différent et pour le ton et pour la conclusion de celui auquel la foule s’attendait, produisit sur les esprits un effet peu favorable à la continuation des folies projetées. Les danseurs grotesques restèrent immobiles, le cheval de bois cessa ses cabrioles, la flûte et le tambour demeurèrent muets, et le silence, comme un nuage pesant, sembla descendre sur la foule naguère bruyante. Plusieurs bêtes même parurent sensiblement émues ; l’ours ne pouvait retenir ses sanglots, et un grand renard-loup fut vu essuyant ses yeux avec sa queue. Mais surtout le dragon, ce reptile naguère si formidable, cessa de menacer de ses terribles griffes, de rouler les anneaux de son corps monstrueux, et laissa échapper ces mots de sa gueule affreuse, sur un ton de componction : « Par la messe ! je ne pensais pas mal faire en nous livrant à notre ancien passe-temps ; si j’avais cru que le bon père dut prendre cela si fort à cœur, j’aurais fait le diable, plutôt que de jouer ici le dragon. »

Dans ce moment de calme, l’abbé parut, au milieu de la foule des êtres grotesques qui l’entouraient, triomphant comme saint Antoine dans la tentation de Callot ; mais Howleglas ne voulait pas renoncer ainsi à son projet.

« Maintenant, mes maîtres, dit-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Ne m’avez-vous pas élu abbé de la Déraison, et pas un de vous a-t-il le droit d’écouter aujourd’hui le sens commun ? n’ai-je pas été choisi par vous dans les formes en un chapitre solennel tenu dans le cabaret de la mère Martin, et voulez-vous maintenant m’abandonner et renoncer à votre ancien divertissement et à vos privilèges ? Que la farce continue. Le premier qui dira un mot de sens ou de raison, qui viendra nous engager à réfléchir ou à quelque autre chose d’aussi peu convenable à cette journée, je le ferai, en vertu de mon pouvoir sans contrôle, jeter dans l’écluse du moulin. »

La multitude changeante, selon la coutume, poussa de nouveaux cris, la cornemuse et le tambour recommencèrent leur bruit ; le cheval de bois se cabra, les animaux sauvages rugirent, et même le dragon repentant se remit à rouler ses anneaux en se préparant à de nouvelles gambades. Mais peut-être l’abbé aurait-il encore, par son éloquence et ses prières, triomphé des malicieux desseins des perturbateurs, si dame Græme n’eût donné cours à l’indignation qu’elle comprimait depuis long-temps.

« Scélérats, s’écria-t-elle, hommes de Bélial, blasphémateurs, hérétiques, tyrans sanguinaires !

— Patience, ma sœur, je vous en prie et vous l’ordonne, dit l’abbé, laissez-moi faire mon devoir, ne me troublez point dans mes fonctions. »

Mais dame Madeleine continua d’une voix de tonnerre à lancer ses menaces au nom des papes, des conciles et de tous les saints, depuis saint Michel jusqu’au plus humble de tous les membres de la céleste hiérarchie.

« Mes camarades, dit l’abbé de la Déraison, cette bonne dame n’a pas dit un seul mot qui fût raisonnable ; en conséquence, elle peut se croire à l’abri des peines prononcées par nos règlements. Mais, tout en ne disant que des sottises, elle a eu la prétention d’avoir le sens commun : en conséquence, si elle ne confesse et n’avoue que tout ce qu’elle a dit est insensé, elle encourra le châtiment porté par nos statuts. Ainsi donc, sainte dame, pèlerine ou abbesse, ou qui que tu sois enfin, garde pour toi-même tes extravagances sérieuses, ou gare à l’écluse du moulin. Nous ne voulons de remontrances de mégères, ni spirituelles, ni temporelles, dans notre diocèse de la Déraison. »

Pendant qu’il parlait ainsi, il étendit la main vers la vieille femme, et ses compagnons s’écrièrent : « C’est jugé ! c’est jugé ! » Et déjà ils se préparaient à l’exécution de la sentence, quand un incident inattendu vint les arrêter. Roland Græme avait vu avec indignation les insultes prodiguées à son vieux précepteur spirituel ; mais il avait assez de prudence pour reconnaître qu’au lieu de le secourir, il pourrait bien, par une intervention inutile, rendre sa position plus dangereuse. Mais quand il vit sa vieille parente exposée à un danger personnel, il n’écouta plus que l’impétuosité naturelle de son caractère ; et, s’élançant le poignard à la main sur l’abbé de la Déraison, il lui en porta un coup qui l’étendit sur le pavé.



  1. Ballade romanesque de Southey a. m.
  2. Voyez the Rehearsal (la Répétition), comédie par le duc de Buckingham.
  3. Personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakspeare.
  4. Uylen spiegel, nom hollandais qui, étant décomposé, signifie, comme Howleglas en anglais, miroir de hibou.
  5. Lieu où se donnaient les combats d’animaux à Édimbourg comme à Londres. Voyez Nigel.