L’Abbé (Montémont)/22

La bibliothèque libre.
L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 240-257).


CHAPITRE XXII.

les envoyés.


J’ôte ce lourd fardeau de dessus ma tête et ce sceptre pesant de ma main. Mes larmes effaceront les traces de l’huile sainte ; ma main rejettera ma couronne ; ma langue abjurera mes droits sacrés, et de ma bouche je relèverai mes sujets de leurs serments d’obéissance.
Shakspeare, Richard II.


Lord Ruthven avait l’extérieur d’un soldat et d’un homme d’état ; sa taille et sa figure martiale lui avaient fait donner par ses amis l’épithète populaire de Greysteil, nom du héros d’une ballade généralement connue alors. Son vêtement, qui était un justaucorps de buffle brodé, avait un caractère à moitié militaire, toutefois bien éloigné de la sordide négligence de celui de Lindesay. Mais, fils d’un père malheureux, et père d’une famille plus malheureuse encore, il avait cet air de visage mélancolique, auquel les physionomistes de l’époque prétendaient reconnaître ceux qui devaient périr de mort violente.

L’impression de terreur que la vue de cet homme fit sur l’esprit de la reine venait de la part active qu’il avait prise à l’assassinat de David Rizzio ; son père avait présidé à l’accomplissement de ce crime abominable, et, quoique si faible par suite d’une longue et douloureuse maladie qu’il ne put supporter le poids de son armure, il s’était levé de son lit de souffrance pour commettre un meurtre en présence de sa souveraine. Le fils avait joué un rôle principal dans cette scène de sang : il n’était donc pas extraordinaire que la reine, si l’on se rappelle l’état où elle se trouvait[1] lorsqu’un tel acte de cruauté avait été commis devant elle, ne pût se défendre d’une terreur instinctive en face de l’un des principaux acteurs de ce drame horrible. Elle répondit cependant avec grâce au salut de lord Ruthven, et tendit la main à George Douglas, qui s’agenouilla, et la baisa avec respect : c’était la première marque des hommages d’un sujet que Roland Græme eut vu rendre à la souveraine prisonnière… Elle le reçut en silence. Il y eut alors une courte pause, durant laquelle l’intendant du château, homme au front triste et à l’œil sévère, approcha, d’après l’ordre de George Douglas, une table et tout ce qu’il fallait pour écrire ; et le page, obéissant au signe muet de sa maîtresse, avança un grand fauteuil du côté où se tenait la reine, la table formant ainsi une espèce de barrière qui séparait Marie et les personnes de sa suite de ces malencontreux et importuns visiteurs. L’intendant se retira dans ce moment, après avoir salué profondément. Lorsqu’il eut fermé la porte derrière lui, la reine rompit le silence : « Avec votre permission, milord, je m’assiérai ; mes promenades ne sont pas, il est vrai, assez longues à présent pour me fatiguer beaucoup ; cependant je trouve que le repos m’est nécessaire plus que de coutume. »

Elle s’assit donc, et, couvrant sa joue de sa belle main, elle lança tour à tour à chaque lord des regards perçants et expressifs.

Marie Fleming porta son mouchoir à ses yeux ; Catherine Seyton et Roland Græme échangèrent un regard, qui montrait qu’ils étaient tous deux pénétrés des mêmes sentiments d’intérêt et de pitié à l’égard de leur royale maîtresse, au point de ne pouvoir penser à rien qui les regardât eux-mêmes.

« Je vous attends, milords, » dit la reine lorsqu’on fut resté environ une minute sans dire une seule parole ; « j’attends le message que vous m’apportez de la part de ceux que vous appelez les membres du conseil secret. Je suis sûre que c’est une demande de pardon, une prière qu’ils m’adressent de remonter sur le trône qui m’appartient, sans user d’une justice trop rigoureuse envers ceux qui m’ont dépossédée.

— Madame, répondit Ruthven, il est pénible pour nous de dire de rudes vérités à une princesse qui nous a long-temps gouvernés. Mais nous venons vous offrir et non demander un pardon. En un mot, madame, nous venons vous proposer de la part du conseil secret de signer ces actes qui contribueront grandement à la pacification de l’État, à la propagation de la parole de Dieu, et au salut de votre vie future.

— Et attend-on de moi que j’accepte ces belles conditions sur parole ? milords ; ne puis-je entendre le contenu de ces papiers réconciliateurs, avant qu’on me demande de les signer ?

— Sans aucun doute, madame ; c’est notre dessein et notre désir que vous lisiez ce que vous êtes requise de signer, répondit Ruthven.

— Requise ! » répliqua la reine avec noblesse ; « mais ce mot convient bien à la chose. Lisez, milord. »

Lord Ruthven se mit à lire une déclaration en règle, au nom de la reine, où il était établi qu’elle avait été appelée trop jeune à l’administration de la couronne et du royaume de l’Écosse, qu’elle s’en était acquittée avec zèle jusqu’à ce que son esprit et son corps fussent si fatigués de cette tâche qu’elle devint incapable de soutenir plus long-temps les travaux et les soucis des affaires publiques ; que Dieu, dans sa bénédiction, lui avait accordé un fils qui donnait de grandes espérances ; qu’elle désirait lui assurer, même de son vivant, sa succession à la couronne qui lui était due par son droit d’hérédité. « En conséquence, lui faisait-on dire par cette proclamation, dans notre affection maternelle, nous déclarons abdiquer par ces présentes dictées de notre propre volonté, et abdiquons la couronne, le gouvernement et l’administration du royaume d’Écosse en faveur de notre fils, afin qu’il puisse nous succéder comme prince légitime, et comme s’il eût été appelé au trône par notre mort. Et pour que cette abdication de notre royale autorité ait un effet plus entier et plus solennel, et que personne ne puisse prétexter cause d’ignorance, nous donnons charge, commission, et plein et entier pouvoir à nos fidèles cousins lord Lindesay de Byres et William lord Ruthven, de paraître en notre nom devant l’assemblée la plus nombreuse de noblesse, clergé et bourgeoisie qu’on pourra réunir à Stirling, et là, en notre nom et de notre part, publiquement et en leur présence, renoncer à la couronne, au gouvernement, et à l’administration de notre royaume d’Écosse. »

La reine l’interrompit à ces mots avec un extrême étonnement : « Qu’est-ce que cela ? milords, dit-elle ; mes oreilles sont-elles devenues rebelles à leur tour, qu’elles me fassent entendre des choses si extraordinaires ? Et au fait, il n’est pas surprenant qu’ayant été frappées si long-temps par des paroles de révolte, elles impriment ce caractère à tout ce qu’elles apportent à mon esprit. Dites que je me suis trompée, milords ; dites, pour l’honneur de vos personnes et de la noblesse écossaise, que mes loyaux cousins Lindesay et Ruthven, deux barons d’un ancien lignage et d’une grande réputation militaire, ne se sont point introduits dans la prison où languit leur souveraine, dans le dessein que cette proclamation annonce. Dites pour l’amour de l’honneur et de la loyauté, dites que mes oreilles m’ont trompée.

— Non, madame, » reprit Ruthven d’un ton grave, « vos oreilles ne vous trompent pas : elles vous trompaient alors qu’elles étaient fermées à la voix des prédicateurs de l’Évangile, et aux bons avis de vos fidèles sujets ; lorsqu’elles étaient ouvertes à la flatterie des adulateurs et des traîtres, des aventuriers étrangers et des mignons domestiques. Notre pays ne peut se laisser plus long-temps gouverner par une personne qui ne sait pas se gouverner elle-même, c’est pourquoi, je vous prie d’acquiescer au dernier désir de vos sujets et de vos conseillers, et de vous épargner à vous-même, ainsi qu’à nous, tous débats ultérieurs sur une question si pénible.

— Et voilà tout ce que mes sujets désirent de moi ? milord, » dit Marie du ton d’une amère ironie. « Se bornent-ils réellement à cette faveur si aisée à leur accorder ; veulent-ils seulement que je cède cette couronne, qui m’appartient par droit de naissance, à un enfant qui est à peine âgé de plus d’un an ; que je laisse tomber mon sceptre, et que je prenne une quenouille ? Oh non ! c’est trop peu pour eux. Cet autre rouleau de parchemin contient quelque chose de plus difficile à accorder sans doute, et qui peut mettre à une plus rude épreuve mon désir de céder aux vœux de mes vassaux.

— Ce parchemin, » répondit Ruthven, toujours avec son inflexible sévérité, et le déroulant comme il parlait, « est un acte émané de Votre Grâce, par lequel votre plus proche parent et le premier de vos sujets, Jacques comte de Murray, est constitué régent du royaume durant la minorité du jeune roi : il a déjà reçu sa nomination du conseil secret. »

La reine fit entendre une espèce de soupir, et joignant ses mains, elle s’écria : « La flèche vient-elle de son carquois ? est-elle lancée par l’arc de mon frère ? Hélas ! je regardais son retour de France comme ma seule, ou du moins comme ma plus prompte chance de délivrance ; et cependant, lorsque j’ai appris qu’il s’était chargé du gouvernement, je me suis douté qu’il rougirait de commander en mon nom.

— je dois vous prier, madame, dit lord Ruthven, de répondre à la demande du conseil.

— La demande du conseil ! reprit la reine, dites plutôt à la demande d’une bande de brigands, impatients de se partager les dépouilles dont ils se sont emparés. À une demande telle, et faite par la bouche d’un traître, dont la tête aurait été depuis long-temps clouée aux portes d’Édimbourg, sans la pitié qui m’a retenue, Marie d’Écosse n’a point de réponse à faire.

— J’espère, madame, dit lord Ruthven, que ma présence, qui vous est désagréable, n’ajoutera pas à votre obstination ; vous devriez vous rappeler que la mort de votre favori Rizzio a coûté à la maison de Ruthven sa tête et son chef. Mon père, qui valait mieux qu’un état tout entier peuplé de pareils sycophantes, est mort en exil et le chagrin dans le cœur. »

La reine se couvrit le visage de ses mains, et, restant les bras appuyés sur la table, elle pencha sa tête et pleura si amèrement qu’on voyait deux ruisseaux de larmes couler à travers ses doigts blancs et effilés, avec lesquels elle s’efforçait de les cacher.

« Milords, dit sir Robert Melville, c’est trop de rigueur. Avec la permission de vos Seigneuries, nous sommes venus ici non pour faire revivre d’anciens griefs, mais pour trouver le moyen d’en éviter de nouveaux.

— Sir Robert Melville, répliqua Ruthven, nous savons bien pourquoi nous avons été envoyés : aussi était-il inutile que nous nous fissions accompagner par vous.

— Oui, par mon épée, s’écria lord Lindesay. Je ne sais pas pourquoi on nous a embarrassés de ce bon chevalier, à moins qu’il ne vienne jouer le rôle du morceau de sucre que les apothicaires mettent dans leurs médecines amères lorsqu’ils veulent les faire prendre à un enfant rétif. Mais cela n’est pas nécessaire lorsqu’on a les moyens de faire avaler la médecine autrement.

— Certes, milords, répondit Melville, vous connaissez bien, je n’en doute pas, vos instructions secrètes. Mais moi j’obéirai aux miennes en m’efforçant de me placer comme médiateur entre Sa Grâce et vous.

— Silence, sir Robert Merville, » s’écria la reine en se levant, le visage encore tout enflammé d’agitation. « Mon mouchoir, Fleming. J’ai honte que des traîtres aient pu m’émouvoir ainsi. Dites-moi, superbes lords, » ajouta-t-elle en essuyant ses larmes, « de quel droit des sujets prétendent-ils déposer une souveraine qui a été sacrée, pour renoncer à la fidélité qu’ils ont jurée, et pour renverser la couronne d’une tête sur laquelle la loi divine l’a placée ?

— Madame, dit Ruthven, je serai franc avec vous. Votre règne, depuis la malheureuse bataille de Pinkie-Gleugh[2], lorsque vous étiez encore un enfant au berceau, jusqu’à présent que vous êtes devant nous, devenue femme, a été un assemblage tragique de pertes, de désastres, de dissensions civiles, de guerres étrangères, dont on ne trouve pas d’exemples dans nos chroniques. Les Français et les Anglais, comme d’un consentement unanime, ont fait de l’Écosse un champ de bataille où ils venaient les armes à la main vider leur ancienne querelle. Quant à nous, chaque homme a levé la main contre son frère ; pas une année ne s’est passée sans rébellion, sans meurtre, sans exil des nobles, sans oppression des communes. Nous ne pouvons supporter de tels malheurs plus long-temps : c’est pourquoi nous vous prions, comme une princesse à laquelle Dieu a refusé le don d’écouter les sages conseils, et sur les projets et les desseins de laquelle jamais sa bénédiction n’est descendue, de céder le gouvernement et l’administration de l’Écosse à une main capable de sauver les débris de ce royaume déchiré.

— Milord, dit Marie, il me semble que vous faites peser sur ma tête malheureuse et dévouée des calamités qu’avec plus de justice je pourrais imputer à vos esprits turbulents, farouches et intraitables. Oui, ce qu’il faut en accuser, c’est la violence frénétique avec laquelle, vous et les grands d’Écosse, vous êtes toujours prêts à vous entre-déchirer, commettant sans remords les cruautés les plus grandes pour assouvir votre haine, tirant la vengeance la plus terrible de l’offense la plus légère, ne tenant aucun compte de ces lois prudentes, établies par vos ancêtres pour réprimer de telles cruautés, vous révoltant contre l’autorité légitime, et vous conduisant comme s’il n’y avait point de roi en Écosse, ou plutôt comme si chacun de vous était roi dans ses terres. Et maintenant vous jetez le blâme sur moi, sur moi dont la vie a été abreuvée d’amertume, dont le sommeil a été interrompu, dont le bonheur a été brisé par vos dissensions ! N’ai-je pas été obligée de traverser en personne, à la tête de quelques serviteurs fidèles, les déserts et les montagnes pour maintenir la paix et détruire l’oppression ? N’ai-je point endossé une armure et porté des pistolets d’arçon à ma selle, contrainte de laisser de côté la retenue d’une femme et la dignité d’une reine, pour donner l’exemple à ceux qui me suivaient ?

— Nous convenons, madame, » dit rudement Lindesay, « que ces troubles, occasionés par votre mauvaise administration aient pu quelquefois vous faire tressaillir au milieu d’une mascarade ou d’une fête, qu’ils aient pu vous interrompre lorsque vous vous livriez à l’idolâtrie de la messe, ou que vous écoutiez les conseils jésuitiques de quelque ambassadeur français ; mais, si ma mémoire est bonne, le plus long et le plus pénible voyage que Votre Grâce ait jamais entrepris fut pour aller de Hawick au château de l’Ermitage ; si ce fut pour le bien de l’État ou pour votre propre honneur, je laisse à votre conscience le soin de le décider. »

La reine, tournant vers lui un de ces regards que Dieu lui avait donnés, comme pour montrer que les moyens les plus sûrs de gagner l’affection des hommes peuvent être vains quelquefois, et lui parlant avec un abandon et une douceur de voix inexprimables : « Lindesay, dit-elle, vous ne me parliez pas de ce ton sévère, vous ne m’adressiez pas ces railleries insultantes, ce beau soir d’été où nous tirâmes au blanc tous les deux contre le comte de Mar et Marie Livingstone, et où nous leur gagnâmes la collation du soir, dans le jardin privé de Saint-André. Le chevalier de Lindesay était alors mon ami, et il fit le serment de combattre pour moi. Comment j’ai pu offenser lord Lindesay, je l’ignore, à moins que les dignités n’aient changé sa conduite. »

Quelque dur que fût le cœur de Lindesay, il sembla frappé de cette interpellation inattendue ; mais il répliqua presqu’à l’instant : « Madame, il est bien connu que Votre Grâce pouvait alors rendre fous tous ceux qui l’approchaient. Je ne prétends pas avoir été plus sage que les autres. Mais des favoris plus aimables, de meilleurs courtisans ont bientôt fait oublier mon hommage grossier, et je pense que Votre Grâce peut aussi se rappeler qu’à cette époque mes efforts maladroits pour prendre les manières qui vous plaisaient excitaient les rires de vos perroquets de cour, de vos quatre Marie et de vos dames françaises.

— Milord, si je vous ai offensé par ma folle gaieté, j’en ai du regret, dit la reine, et je puis déclarer seulement que ce fut sans intention. Vous êtes bien vengé ; car ma gaieté, » ajouta-t-elle avec un soupir, « n’offensera plus désormais personne.

— Nous perdons notre temps, madame, interrompit lord Ruthven ; je vous prie de nous donner votre décision sur l’importante question que je vous ai soumise.

— Quoi ! milord, » dit la reine, à l’instant, « sans un moment pour réfléchir ! Le conseil, comme les rebelles se nomment eux-mêmes, peut-il attendre cela de moi ?

— Madame, répliqua Ruthven, le conseil pense que, depuis la période fatale qui se passa entre la nuit où fut assassiné le roi Henry[3] et le jour de Carberry-Hill, Votre Grâce doit s’être tenue préparée à la mesure qu’il vous propose, comme le moyen le plus sûr d’échapper aux difficultés et aux dangers qui vous menacent.

— Grand Dieu ! s’écria la reine, et vous me proposez comme une faveur ce que tout roi chrétien doit regarder comme une perte d’honneur égale à la perte de la vie ! Vous m’enlevez mon pouvoir, ma couronne, mes sujets, mes richesses, mon royaume : et au nom de tous les saints, que pouvez-vous m’offrir, ou que m’offrez-vous en récompense de mon acquiescement ?

— Votre pardon, » répondit Ruthven d’une voix sévère. « Nous vous donnons une retraite et les moyens de passer le reste de votre vie dans la pénitence et dans la réclusion ; nous vous donnons le temps de faire votre paix avec le ciel ; de recevoir la sainte Écriture que vous avez toujours rejetée et persécutée. »

La reine devint pâle à la menace que semblaient indiquer ces paroles aussi bien que le ton dur et inflexible de celui qui les prononçait. « Et si je ne reçois pas la requête qui m’est présentée si fièrement, milord, qu’arrivera-t-il ? »

Ces paroles furent prononcées d’un ton où la crainte naturelle à une femme combattait avec le sentiment de sa dignité insultée. Il se fit un moment de silence comme si personne ne voulait répondre clairement à cette question. Enfin, lord Ruthven lui répondit : « Il est peu nécessaire de dire à Votre Grâce, qui a lu les lois et les chroniques de ce royaume, que le meurtre et l’adultère sont des crimes pour lesquels plusieurs reines ont été mises à mort. »

— Et sur quoi, milord, fondez-vous une accusation si horrible contre celle qui est maintenant devant vous ? Les infâmes et odieuses calomnies qui ont empoisonné l’esprit de tous les Écossais, et qui m’ont placée prisonnière entre vos mains, ne sont point sûrement des preuves.

— Nous n’avons pas besoin d’autres preuves que le mariage honteux entre la veuve de l’assassiné et le chef de la bande des assassins. Ceux qui ont réuni leurs mains dans le fatal mois de mai avaient déjà uni leurs cœurs et leurs projets dans l’action qui précéda le mariage seulement de quelques semaines.

— Milord, milord ! » s’écria la reine avec véhémence, « rappelez-vous bien qu’il y eut d’autres consentements que le mien qui me poussèrent à cette fatale union, l’acte le plus malheureux de ma malheureuse vie. Les mauvais pas où s’engagent les souverains leur sont souvent suggérés par de méchants conseillers ; mais ces conseillers sont pires que les démons qui nous tentent et nous trahissent, quand les premiers ils appellent leurs infortunés princes à répondre des conséquences de leur avis. N’avez-vous jamais entendu parler, milords, d’un acte signé par les nobles conseillant cette funeste union à la triste Marie ? Il me semble que, s’il était soigneusement examiné, nous pourrions y voir les noms de Morton, de Lindesay et de Ruthven : nous trouverions leurs signatures au bas de cet acte qui me pressait d’épouser l’infortuné Bothwell. Ah ! brave et loyal lord Herries, vous qui ne connûtes jamais la fourberie et le déshonneur, vous pliâtes vainement votre noble genou devant moi, pour m’avertir du danger qui me menaçait, et vous fûtes le premier à tirer votre épée pour ma cause lorsque je souffris pour avoir négligé vos conseils ! Fidèle chevalier, véritable gentilhomme, quelle différence entre toi et ces conseillers de malheur qui menacent aujourd’hui ma vie pour m’être laissée tomber dans les filets qu’ils m’avaient eux-mêmes tendus !

— Madame, dit Ruthven, nous savons que vous êtes orateur ; et c’est peut-être pour cette raison que le conseil a envoyé vers vous des hommes qui connaissent plus la guerre que le langage des écoles, ou les intrigues des cours. Nous désirons seulement savoir si, sous la garantie de la vie et de l’honneur, vous voulez abdiquer le gouvernement du royaume d’Écosse ?

— Et quelle garantie aurai-je, dit la reine, que vous garderez fidèlement le traité, si je consens à céder ma dignité royale pour obtenir la réclusion, et le droit de pleurer sans témoins ?

— Vous aurez notre honneur et notre parole, madame, répondit Ruthven.

— Ce sont des garanties bien faibles, bien peu solides, milord, dit la reine ; ne pourriez-vous y ajouter la moindre bagatelle, ne fût-ce qu’un duvet de chardon d’Écosse pour leur donner du poids dans la balance.

— Sortons, Ruthven, dit Lindesay : elle a toujours été sourde à tous les conseils, si ce n’est à ceux des flatteurs et des sycophantes ; qu’elle soit abandonnée à son refus, et qu’elle en subisse les suites.

— Arrêtez, milord ! s’écria sir Robert Melville ; ou plutôt permettez-moi d’avoir quelques minutes d’entretien particulier avec Sa Grâce. Si ma présence peut être utile à quelque chose, ce doit être comme médiateur ; ne quittez pas le château, je vous en conjure, ne rompez pas la conférence, avant que je vous annonce le parti que Sa Grâce aura résolu définitivement de prendre.

— Nous resterons au château une demi-heure, répondit Lindesay : mais en méprisant notre parole et la garantie de notre honneur, cette femme a outragé mon nom : qu’elle réfléchisse donc sur le parti qu’elle va prendre sans nous. Si la demi-heure se passe sans qu’elle se soit déterminée à acquiescer aux demandes de la nation, sa carrière sera courte. »

Les deux lords quittèrent l’appartement sans beaucoup de cérémonie, traversèrent le vestibule, et descendirent l’escalier tournant : le bruit de la grande épée de Lindesay retentissait sur chaque marche. George Douglas les suivit après avoir échangé avec Melville un geste de surprise et de sympathie.

Aussitôt qu’ils furent partis, la reine donnant cours à ses craintes, à son chagrin et à son agitation, se jeta sur son siège, se tordit les mains, et sembla s’abandonner au désespoir. Ses deux suivantes, baignées de pleurs, s’efforçaient de la prier de se remettre, et sir Robert Melville, se mettant à ses genoux, lui fit la même prière. Après avoir éclaté en sanglots, et donné cours à son chagrin, elle dit à Melville : « Ne vous agenouillez pas devant moi, Melville, ne vous raillez pas de moi par l’hommage du corps, lorsque le cœur en est si loin. Pourquoi restez-vous avec une reine déposée, condamnée, qui n’a peut-être que peu d’heures à vivre ? Vous avez été favorisé par moi aussi bien que les autres ; pourquoi continuer plus long-temps qu’eux à me montrer une reconnaissance et une gratitude stériles ?

— Madame, dit sir Robert Melville, que le ciel me soit en aide ! mon cœur vous est aussi dévoué que lorsque vous étiez dans toute votre grandeur.

— Dévoué ! dévoué ! » répéta la reine avec une légère impression de mépris ; « assez, Melville ; que sert le dévouement qui s’allie à la fausseté de mes ennemis ? Et d’ailleurs, ta main n’a pas assez bien fait connaissance avec ton épée, pour que je puisse me fier à toi dans une affaire qui demande un mâle courage. Ô Seyton, où est ton vaillant père ? lui, il est prudent, fidèle et courageux. »

Roland Græme ne put retenir plus long-temps le désir empressé d’offrir ses services à une princesse si malheureuse et si belle. « Si une épée, dit-il, madame, est bonne à quelque chose pour seconder la sagesse de ce grave conseiller, ou pour défendre votre juste cause, voici la mienne, et ma main est prête à la tirer du fourreau. » En parlant ainsi, il saisit d’une main son épée et plaça l’autre sur la poignée.

À ce mouvement, Catherine Seyton s’écria : « Il me semble, madame, que je reconnais un objet qui vient de mon père ! » et à l’instant, traversant l’appartement, elle prit Roland Græme par le pan de son manteau, et lui demanda vivement d’où lui venait cette épée.

Le page répondit d’un air surpris : « Il me semble qu’il ne s’agit pas de plaisanter dans ce moment. Sûrement, belle demoiselle, vous savez très-bien de qui et comment j’ai reçu cette épée.

— Est-ce le moment de rire ? répliqua Catherine Seyton ; dégainez à l’instant !

— Si la reine me le commande, » dit le jeune homme en tournant ses regards vers sa jeune maîtresse.

— Fi donc, jeune fille ! s’écria la reine. Voudrais-tu exciter ce pauvre enfant à combattre inutilement avec les deux meilleurs soldats de l’Écosse ?

— Pour la cause de Votre Grâce, répliqua le page, je risquerais ma vie contre eux ? » et à ces mots, il tira presque son épée hors du fourreau. Une pièce de parchemin roulée autour de la lame sortit et tomba sur le plancher. Catherine Seyton s’en saisit avec empressement.

« C’est l’écriture de mon père, dit-elle, et sans aucun doute, il vous fait savoir ce que Votre Majesté a de mieux à faire ; je savais que le billet devait être envoyé dans cette arme, mais j’attendais un autre messager.

— Sur ma foi, charmante Catherine, reprit Roland, si vous ne saviez pas que je portais cette mission secrète, j’étais encore plus ignorant ! »

La reine jeta les yeux sur le billet, et resta quelque temps plongée dans de profondes réflexions. « Sir Robert Melville, » dit-elle lorsqu’elle en sortit ; « ce parchemin me conseille de céder à la nécessité, et de souscrire aux actes que ces hommes inflexibles ont apportés avec eux, comme une personne qui cède à la crainte inspirée naturellement par des menaces de rebelles et de meurtriers. Pour vous, sir Robert, vous êtes un homme sage, et Seyton est également prudent et brave : aucun de vous, je pense, ne voudrait me trahir dans cette affaire.

« Madame, dit Melville, si je n’ai pas la force de corps de lord Herries ou de lord Seyton, je ne leur cède pas en zèle pour le service de Votre Majesté. Je ne puis combattre pour vous comme ces deux lords ; mais aucun d’eux n’est plus disposé à mourir pour vous sauver.

— Je le pense, mon vieil et fidèle conseiller, dit la reine ; et croyez-moi, Melville, je n’ai été qu’un moment injuste envers vous. Lisez ce que lord Seyton nous écrit, et donnez-nous là-dessus votre avis. »

Il regarda le parchemin, et répondit à l’instant. « Oh ! ma chère et loyale maîtresse, la trahison seule pourrait vous donner un avis différent de celui que lord Seyton vous communique dans cette lettre. Lui, Herries, Huntly, l’ambassadeur anglais Throgmorton, et d’autres de vos amis, sont tous de l’opinion que tout acte fait par vous dans ces murs doit perdre tout son effet comme extorqué à Votre Grâce par la force, la douleur, la crainte de ces hommes, et les suites fâcheuses qu’aurait pu amener votre refus. Cédez donc au torrent, et soyez assurée qu’en signant cet acte qu’ils vous présentent vous ne vous engagez à rien, puisque votre signature manque de ce qui seul peut la rendre valide, la libre volonté de celle qui la donne.

« Ah ! voilà ce que me conseille lord Seyton, répondit Marie ; cependant il me semble que la fille de tant de rois, en cédant le droit qu’elle tient de sa naissance, parce que les rebelles la pressent de leurs menaces, se montrerait peu digne du trône, et qu’en lisant les annales de mon règne, la postérité regarderait cette cession comme une tache à la renommée de Marie Stuart. Non ! sir Robert Melville, les traîtres peuvent m’accabler de menaces terribles et de paroles insolentes ; mais ils n’oseront jamais porter leurs mains sur notre personne.

— Hélas ! madame, ils ont déjà tant osé, et ils ont déjà été si loin qu’ils n’ont plus qu’un pas à faire pour en venir à la dernière extrémité.

— Oh ! jamais, » dit la reine, ses craintes l’accablant de nouveau, « des nobles écossais ne voudraient prêter leurs mains pour assassiner une femme sans secours !

— Pensez-vous, madame, répondit Melville, à tant d’horribles scènes dont nous avons été témoins ? Est-il action si noire qu’une main écossaise n’ait pas osé accomplir ? Lord Lindesay, outre son caractère naturellement farouche et emporté, est proche parent de Henri Darnley, et Ruthven a conçu des plans profonds et dangereux. De plus, le conseil parle de preuves écrites, d’une cassette de lettres… que sais-je enfin ?

— Ah ! bon Melville ! répondit la reine, si j’étais aussi sûre de l’intégrité de mes juges que de mon innocence… Et cependant…

— Oh ! songez, madame, dit Melville, que l’innocence même doit quelquefois se soumettre pour un temps au blâme injurieux. En outre vous êtes ici… »

Il jeta un regard autour de lui, et s’arrêta.

« Parlez Melville, dit la reine, aucun de ceux qui approchent de ma personne ne peut me vouloir du mal ; jusqu’à ce pauvre page que j’ai vu aujourd’hui pour la première fois de ma vie, je ne crains pas que tous entendent ce que vous allez me communiquer.

— Eh bien ! madame, répondit Melville, dans une telle occasion, et comme il a apporté le message de lord Seyton, je parlerai devant lui et devant ces belles dames, dont je ne conteste point la fidélité et rattachement. Je me hasarderai donc à vous dire qu’il y a d’autres moyens qu’un jugement public pour ôter la vie à un souverain déposé ; et comme dit Machiavel, il n’y a qu’un pas entre la prison et le tombeau d’un roi.

— Oh ! s’écria l’infortunée princesse, si la mort était douce et facile pour le corps, si ce n’était pour l’âme qu’un changement heureux et salutaire, il n’existe pas une femme qui puisse s’y résoudre plus vite que moi ! Mais, hélas ! Melville, lorsque nous pensons à la mort, mille péchés, que nous avons foulés aux pieds comme des vers de terre, se lèvent contre nous comme des serpents de feu. Certes, ils me font injure en m’accusant d’avoir aidé à l’assassinat de Darnley : et cependant, sainte Vierge ! je n’ai que trop donné matière au soupçon, j’ai épousé Bothwell.

— Ne pensez point à cela maintenant, madame, dit Melville : ne songez qu’au moyen présent de vous sauver vous et votre fils. Acquiescez à leurs demandes injustes, et croyez que de meilleurs temps arriveront bientôt.

— Madame, ajouta Roland Græme, si vous approuvez mon dessein, je vais traverser le lac à la nage, car sans doute on me refusera de me transporter sur le rivage ; je me rendrai successivement dans les cours d’Angleterre, de France et d’Espagne ; je montrerai que vous n’avez signé ces actes si vils que par la crainte de la mort, et je combattrai ceux qui soutiendront le contraire. »

La reine se tourna vers le jeune homme, et avec un de ces doux sourires qui, durant l’époque du roman de la vie, paient bien tous les dangers, elle lui tendit la main sans lui dire un mot. Roland se mit à genoux avec respect et la baisa, et Melville continua son discours.

« Madame, le temps presse, et vous ne devez pas laisser partir ces barques que je vois prêtes à traverser le lac. Il ne manque pas de témoins ici, vos dames, ce jeune homme courageux, moi-même, lorsque je pourrai servir efficacement votre cause, car je ne voudrais pas être compromis inopportunément dans cette affaire. Mais sans moi-même, il est assez prouvé que vous avez cédé aux demandes du conseil par la force et la crainte, et non par un assentiment sincère et libre. Les barques appareillent pour partir. Oh ! permettez à votre vieux serviteur de les rappeler.

— Melville, dit la reine, tu es un ancien courtisan : connais-tu un souverain qui ait rappelé en sa présence des sujets qui l’avaient quitté en lui proposant des conditions pareilles à celles que ces envoyés du conseil nous ont laissées, et qui les ait rappelés sans qu’ils se soumissent ou s’excusassent ? Quand il m’en coûterait la vie et la couronne, je n’ordonnerai jamais qu’ils reparaissent devant moi.

— Hélas ! madame, cette frivole formalité serait-elle un obstacle ? Si je vous ai bien comprise, vous n’êtes pas éloignée d’écouter un avis aussi sûr qu’avantageux. Mais vos scrupules sont sauvés, je les entends qui reviennent vous demander votre résolution définitive. Oh ! suivez l’avis du noble Seyton, et vous pourrez un jour commander à ceux qui usurpent aujourd’hui le pouvoir sur vous. Mais silence ! je les entends dans le vestibule. »

Comme il achevait de parler, George Douglas ouvrit la porte de l’appartement, et introduisit les deux envoyés.

« Nous venons, madame, dit lord Ruthven, pour vous demander votre réponse aux propositions du conseil.

— Votre réponse définitive, ajouta lord Lindesay : vous devez avoir la certitude que par un refus vous précipitez votre sort, et vous perdez la dernière occasion de faire la paix avec Dieu, et de vous assurer une plus longue vie ici-bas.

— Milord, » dit Marie avec une grâce et une dignité inexprimables, » nous devons céder à la nécessité. Je signerai ces parchemins avec autant de liberté et de volonté que ma condition le permet. Si j’étais de l’autre côté du lac, montée sur un vigoureux genet[4], entourée de dix chevaliers braves et loyaux, je signerais plutôt ma sentence de damnation éternelle que mon abdication du trône. Mais ici, dans le château de Lochleven, au milieu d’un lac profond, et avec vous, milords, auprès de moi, je n’ai pas la liberté du choix. Donnez-moi la plume, Melville, et soyez témoin de ce que je fais, et de la raison pour laquelle je le fais.

— Nous espérons que Votre Grâce ne se supposera contrainte par aucune appréhension de notre part, dit lord Ruthven, à exécuter ce qui ne doit être que l’acte de votre volonté. »

La reine s’était déjà inclinée sur la table, avait placé le parchemin devant elle, et tenait la plume entre ses doigts, prête à mettre sa signature. Mais quand lord Ruthven eut parlé, elle leva les yeux, s’arrêta tout court, et jeta la plume sur la table « Si l’on s’attend, dit-elle, à ce que je déclare céder ma couronne de ma libre volonté, et non comme forcée à y renoncer par les menaces de mes plus grands ennemis et de ceux de mon peuple, je ne mettrai point mon nom au bas d’une telle fausseté, non ! quand je devrais acheter à ce prix la possession de l’Angleterre, de la France et de l’Écosse, qui m’ont appartenu soit de fait, soit de droit[5].

— Prenez garde, madame, dit Lindesay ; » et saisissant le bras de la reine de sa main couverte d’un gantelet, il le serra, dans l’emportement de la colère, plus fortement peut-être qu’il n’en avait l’intention ; « prenez garde de lutter avec ceux qui sont les plus forts, et les maîtres de votre destinée. »

Il continua de serrer le bras de Marie en fixant sur elle un regard farouche et effrayant, jusqu’à ce que Ruthven et Melville eussent crié : « Fi donc ! milord ! » et que Douglas, qui jusque-là était resté dans un état d’apathie apparente, eût quitté la porte où il se tenait, comme s’il eût voulu venir s’interposer. Le grossier baron lâcha prise, déguisant la confusion qu’il ressentait d’avoir cédé à un tel point à sa colère, sous un sourire sombre et méprisant.

La reine alors, avec une expression de souffrance, mit à nu le bras qu’il avait serré, en relevant la manche de sa robe, et fit voir qu’il y avait laissé l’empreinte pourprée de ses doigts de fer. « Milord, dit-elle, comme chevalier et gentilhomme, vous auriez pu épargner à mon pauvre bras une si rude preuve que la force est de votre côté, et que vous êtes décidé à l’employer. Mais je vous en remercie, c’est la marque la plus décisive de la situation où je me trouve aujourd’hui ; je vous prends à témoin, lords et ladys, » dit-elle en montrant l’empreinte du gantelet sur son bras, « que je signe ces parchemins en obéissance au geste de milord Lindesay, geste dont vous voyez la trace empreinte sur mon bras. »

Lindesay aurait voulu parler, mais il fut retenu par son collègue, qui lui dit : « Paix, milord ! que la reine Marie d’Écosse attribue sa signature à telle circonstance qu’il lui plaira ; notre affaire est de nous la procurer et de l’apporter au conseil. On discutera après sur la manière dont elle a été donnée : il y aura assez de temps pour cela. »

Lindesay garda donc le silence, et murmura seulement dans sa barbe : « Je ne voulais pas la blesser ; il faut donc que la chair d’une femme soit tendre comme la neige nouvellement tombée. »

En attendant, la reine avait signé les rouleaux de parchemin avec un empressement indifférent, comme s’il se fût agi d’un sujet de peu d’importance ou de pure formalité. Lorsqu’elle eut achevé cette tâche pénible, elle se leva, et ayant salué les lords, elle se préparait à passer dans sa chambre. Ruthven et sir Robert Melville lui rendirent son salut, le premier avec cérémonie, le second par une inclination, dans laquelle son désir de témoigner sa compassion à la reine était évidemment retenu par la crainte de paraître aux yeux de ses collègues trop attaché à son ancienne maîtresse. Mais ils étaient déjà sur le point de sortir que Lindesay n’avait encore fait aucun mouvement. À la fin, comme cédant à une soudaine impulsion, il fit le tour de la table, qui jusqu’ici avait été entre les envoyés et la reine, mit un genou en terre, prit la main de la reine, la baisa, la laissa tomber et se releva : « Madame, dit-il, vous êtes une noble créature, quoique vous ayez abusé des dons les plus précieux de Dieu. Je paie à la fermeté mâle de votre esprit le respect que je n’aurais pas payé au pouvoir que vous avez si mal employé pendant long-temps ; je m’agenouille devant Marie Stuart, et non devant la reine.

— La reine et Marie Stuart ont également pitié de toi, Lindesay, dit Marie ; elles ont également pitié de toi, et elles te pardonnent. Tu étais un soldat honorable dans le parti de ton roi ; mais ligué avec des rebelles, tu n’es plus maintenant qu’une épée dans les mains d’un brigand ! Adieu, milord Ruthven, traître plus doux, mais plus profond. Adieu, Melville : puisses-tu trouver des maîtres qui apprécient ton habile politique, et qui aient les moyens de la récompenser mieux que Marie Stuart ! Adieu, George Douglas ; faites savoir à votre respectable grand’mère que nous désirons être seule pendant le reste de la journée. Dieu sait que nous avons besoin de recueillir nos pensées. »

Tous saluèrent et sortirent ; mais à peine étaient-ils dans le vestibule que Lindesay et Ruthven étaient déjà en querelle. « Point de reproche, Ruthven, » disait Lindesay en réponse aux paroles que son collègue lui avait adressées, mais qu’on n’avait pu entendre distinctement ; « point de reproches, car je ne les souffrirai pas. Vous m’avez donné le rôle du bourreau dans cette affaire, et le véritable bourreau peut demander pardon à ceux sur lesquels il exerce son office. Je voudrais avoir d’aussi bonnes causes pour être son ami que j’en ai pour être son ennemi, tu verrais si j’épargnerais mon corps et mes jours pour la défense de sa cause.

— Tu es un joli mignon, répliqua Ruthven, pour défendre la cause d’une dame, et tout cela pour un sourcil noir et une larme dans les yeux ! de telles frivolités devraient être hors de ta pensée depuis longues années.

— Silence, Ruthven, dit Lindesay ; vous êtes comme une cuirasse d’acier poli, elle en est plus magnifique, plus brillante, mais n’en est pas plus douce ; non, elle est cent fois plus dure qu’une cuirasse de Glascow en fer battu. C’en est assez, nous nous connaissons l’un l’autre. »

Ils descendirent l’escalier ; on les entendit demander leurs barques, et la reine fit signe à Roland de se retirer dans le vestibule, et de la laisser seule avec ses dames.



  1. Elle était enceinte de sept mois lorsque Rizzio fut tué sous ses yeux et la couvrit de son sang. a. m.
  2. Livrée en 1547. Les Anglais, commandés par le protecteur Heriford, duc de Sommerset, y défirent, après un combat sanglant, l’armée écossaise, commandée par le comte d’Arrau, régent du royaume d’Écosse. a. m.
  3. Henri Darnley, époux de Marie Stuart, périt dans la nuit du 9 février 1567, La maison qu’il habitait sauta par l’effet d’une mine. La bataille de Carberry-Hill fut livrée le 5 juin de la même année. Marie fut défaite par ses sujets, révoltés contre son nouvel époux, Bothwell, et obligée de se mettre entre leurs mains. a. m.
  4. Cheval d’Espagne. a. m.
  5. Marie Stuart était reine d’Écosse, la plus proche héritière d’Élisabeth reine d’Angleterre, et veuve de François II, roi de France. a. m.