L’Abbé (Montémont)/29

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 326-336).


CHAPITRE XXIX.

le retour au château.


Prions Dieu ; dans la crainte qu’un mâle courage ne s’empare bientôt d’elle.
Shakspeare, Le roi Henri VI.


Quand Roland sortit du jardin du vieillard, il vit qu’il était encore séparé du village par un petit enclos de gazon, dans lequel paissaient deux vaches appartenant au jardinier. Il le traversa en méditant sur les paroles de l’abbé. Le père Ambroise avait exercé sur lui cette influence révérée que les guides de notre jeunesse conservent dans notre âge mûr. Et cependant, quand Roland réfléchissait à ce que lui avait dit le père, il ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’il avait soigneusement évité d’entamer la controverse qui existait entre les deux Églises, au lieu de repousser les objections et d’éclaircir les doutes, fruits des leçons de Henderson. « Il n’en avait pas le temps, à la vérité, se dit le page, et je ne suis ni assez calme, ni assez savant pour juger des points aussi difficiles. D’ailleurs il y aurait de la bassesse à quitter ma croyance, quand la fortune lui est contraire, à moins de me trouver placé de manière à ce que ma conversion, si elle a lieu, ne paraisse être aucunement attribuée à des vues d’intérêt. Élevé dans la foi catholique, dans la foi de Bruce et de Wallace, j’y persisterai jusqu’à ce que le temps et la raison me prouvent qu’elle est erronée. Je servirai cette pauvre reine comme un sujet servirait une souveraine injuriée et captive. Ceux qui m’ont placé à son service sont blâmables : ils m’ont envoyé ici, moi, gentilhomme élevé dans les voies de l’honneur et de la loyauté, quand ils auraient dû envoyer quelque valet à double face, soumis et cajoleur, qui aurait été le page respectueux de la reine et l’espion soumis de ses ennemis. Puisque je n’ai de choix qu’entre l’aider ou la trahir, j’en déciderai ainsi qu’il convient à son serviteur et à son sujet. Mais Catherine Seyton ! Catherine Seyton aimée de Douglas et me rapprochant ou m’éloignant selon son bon plaisir et son caprice ! comment me comporterai-je envers cette coquette ? De par le ciel ? à la première occasion il faudra qu’elle me rende compte de sa conduite, ou je romps avec elle pour toujours. »

Tout en prenant cette résolution intrépide, il traversait la barrière qui conduisait hors du petit clos ; il y rencontra presque aussitôt le docteur Luc Lundin.

« Ah ! mon très-excellent jeune ami, dit le docteur, d’où venez-vous ? mais je vois… oui, le jardin du voisin Blinkhoolie est un rendez-vous agréable, et vous êtes d’un âge où les jeunes gens regardent une jeune fille d’un œil, et une prune friande de l’autre. Mais quoi ? vous avez l’air triste et mélancolique : je crains que la jeune fille n’ait été cruelle ou les prunes peu mûres ; et au fait, je crois que les prunes de Damas du voisin Blinkhoolie ont pu difficilement se conserver pendant l’hiver… Il épargne le sirop dans ses confitures. Mais courage, jeune homme, il y a plus d’une Catherine dans Kinross ; et quant au fruit vert, un doigt de ma double liqueur distillée, aqua mirabilis… probatum est. »

Le page jeta un regard courroucé sur le médecin facétieux ; mais se rappelant aussitôt que le nom de Catherine, qui avait occasionné son déplaisir, n’était sûrement introduit que parce qu’il sonnait mieux qu’un autre, il réprima son courroux, et se contenta de demander si l’on avait eu des nouvelles du charretier.

« Comment ! voilà une heure que je vous cherche pour vous dire que tout est dans votre bateau et qu’on attend votre loisir. Auchtermuchty était seulement resté en compagnie d’un fripon paresseux comme lui, avec une mesure d’aqua vitæ entre eux deux. Vos bateliers se reposent sur leurs rames, et l’on a déjà fait deux signaux de la tourelle de garde pour indiquer qu’on est impatient de vous revoir au château. Cependant vous avez encore le temps de prendre un léger repas, et, en qualité d’ami et de médecin, je ne trouve pas convenable que vous vous exposiez à l’air du lac sans avoir l’estomac garni. »

Roland Græme ne songeait qu’à retourner, avec toute la vitesse dont il se sentait capable, à l’endroit où son bateau était amarré sur le rivage : il résista donc à toutes les offres que lui fit le docteur de prendre quelque nourriture, bien que celui-ci promît de préluder à la collation par un apéritif très-bienfaisant, à savoir, une décoction d’herbes qu’il avait cueillies et distillées lui-même. Au fait, comme Roland n’avait pas oublié le petit coup du matin, il est possible que ce souvenir l’engageât à refuser fermement toute nourriture, quand il fallait la faire précéder d’une chose si peu agréable au palais. Comme ils se rendaient à la barque, car la politesse cérémonieuse du digne chambellan n’aurait pas permis au page de s’y transporter sans suite, Roland Græme crut apercevoir le vêtement de Catherine Seyton parmi un groupe assemblé autour de quelques musiciens ambulants. Il se débarrassa de son compagnon, et d’un seul saut il arriva au milieu de la foule et à côté de la demoiselle. « Catherine, » dit-il tout bas, « est-il convenable que vous soyez, encore ici ?… Ne voulez-vous pas rentrer au château ?

— Allez au diable avec vos Catherine et vos châteaux ! » répondit la jeune fille d’un ton irrité ; « n’avez-vous pas encore eu le temps de vous débarrasser de votre folie ? Retirez-vous ! je ne désire pas votre compagnie, et il y aurait quelque danger à m’accompagner.

— Eh bien !… mais s’il y a du danger, belle Catherine, reprit Roland, pourquoi ne voulez-vous pas me permettre de rester avec vous pour le partager ?

— Sot intrus, répliqua la jeune fille, tout le danger est de ton côté… Pour parler plus clairement, tu cours grand risque que je te ferme la bouche avec le manche de mon poignard. »

En disant ces mots, elle se détourna de lui avec hauteur, et perça la foule, qui céda tout étonnée à la vivacité masculine avec laquelle elle s’ouvrit un passage.

Au moment où Roland, quoique fort irrité, se préparait à la suivre, il se sentit saisir de l’autre côté par le docteur Luc Lundin qui lui rappela le bateau chargé, les deux signaux qu’on avait faits sur la tour, le danger de s’exposer à l’air froid avec un estomac vide, et enfin la folie de passer son temps à courir après des jeunes filles revêches et des prunes encore vertes. Roland se vit donc, pour ainsi dire, traîné vers le bateau, et obligé de se remettre en route pour retourner au château de Lochleven.

Le petit voyage se fit promptement, et le page fut reçu à l’endroit de débarcation par la salutation sévère et caustique du vieux Dryfesdale. « Ainsi, mon galant, vous voilà enfin arrivé après un retard de six heures et deux signaux du château. Mais je réponds que quelque bombance vous a trop occupé pour que vous pensassiez à votre service ou à votre devoir. Où est la note de la vaisselle et des meubles… Fasse le ciel que rien n’ait disparu entre les mains d’un jeune et étourdi coureur comme vous !

— Disparu entre mes mains, sir intendant ? » reprit le page avec colère ; « dites-le sérieusement, et de par le ciel vos cheveux gris protégeront mal votre langue insolente !

— Trêve de vos bravades, jeune écuyer, répliqua l’intendant ; nous avons des verrous et des cachots pour les tapageurs. Va auprès de milady, et fais le fanfaron devant elle, si tu l’oses. Elle te donnera sujet de t’offenser, car il y a long-temps qu’elle t’attend avec impatience.

— Et où donc est la dame de Lochleven ? dit le page ; car je pense que c’est d’elle que tu veux parler.

— Et de qui donc ? reprit Dryfesdale. Hors la dame de Lochleven, qui donc a le droit de commander dans ce château.

— La dame de Lochleven est ta maîtresse, répondit Roland Græme ; mais la mienne est la reine d’Écosse. »

L’intendant le considéra un instant d’un air où le soupçon et la haine étaient mal cachés par une affectation de mépris. « Le jeune coq fanfaron, dit-il, se trahit par son chant précoce. J’ai remarqué le changement de tes manières dans la chapelle dernièrement… oui… et tes œillades pendant le repas avec une certaine paresseuse de demoiselle, qui, ainsi que toi, rit de tout ce qui est saint et sérieux. Il y a quelque chose en toi, maître page, sur quoi il est bon d’avoir l’œil. Mais veux-tu savoir si c’est la dame de Lochleven ou cette autre lady qui a droit de te donner des ordres ? va, tu les trouveras ensemble dans l’antichambre de lady Marie. »

Roland se hâta de se rendre à cet appartement ; il n’était pas fâché d’échapper à la pénétration malicieuse du vieillard, et il se demandait en même temps pourquoi la dame de Lochleven était dans l’appartement de la reine, à cette heure de l’après-midi, ce qui était contraire à son habitude. Sa perspicacité lui en fit aussitôt donner le motif. « Elle désire, pensa-t-il, voir comment je serai reçu de la reine à mon retour, afin de remarquer s’il y a quelque intelligence secrète entre nous ; il faut me tenir sur mes gardes. »

Plein de cette résolution, il entra dans le salon où la reine, assise sur une chaise, tandis que lady Fleming s’appuyait sur le dossier, tenait la dame de Lochleven debout en sa présence depuis l’espace d’une heure environ, ce qui augmentait beaucoup la mauvaise humeur, déjà très-visible, de la dame du château.

En entrant dans l’appartement, Roland Græme fît un profond salut à la reine et un autre à la dame de Lochleven, puis s’arrêta comme s’il attendait leurs questions. Elles parlèrent presque en même temps. La dame de Lochleven s’écria : « Enfin, jeune homme, vous voilà de retour ! » Et elle s’arrêta d’un air indigné, tandis que la reine continuait sans faire attention à elle. « Roland, vous êtes le bien venu chez nous. Vous vous êtes montré la colombe fidèle et non le corbeau vagabond. Néanmoins je jure que je vous aurais pardonné si, une fois hors de cette arche entourée d’eau, vous n’étiez pas revenu nous trouver. J’espère que vous rapportez une branche d’olivier, car notre bonne et digne hôtesse s’est grandement courroucée de votre longue absence, et nous n’avons jamais eu autant besoin d’un symbole de paix et de réconciliation.

— Je regrette d’avoir été retenu aussi long-temps, madame, reprit le page, mais le retard de la personne à laquelle on avait confié les objets pour lesquels j’ai été envoyé a été cause que je viens seulement de les recevoir.

— Voyez-vous maintenant, dit la reine à la dame de Lochleven ; nous ne pouvions vous persuader, notre très-chère hôtesse, que vos meubles étaient en sûreté. Il est vrai que nous pouvons excuser votre anxiété, si nous considérons que ces augustes appartements sont bien misérablement meublés : nous n’avons pas pu seulement vous offrir un siège pendant tout le temps que vous nous avez fait le plaisir de nous tenir compagnie.

— La volonté, madame, manquait plus que les moyens.

— Quoi ! » s’écria la reine en regardant autour d’elle et en affectant la surprise, « il y a donc des tabourets dans cet appartement, un, deux, pas moins de quatre en comptant celui qui est cassé. C’est un ameublement royal ! Nous ne les avions pas vus. Plaira-t-il à Votre Seigneurie de s’asseoir ?

— Non, madame, je vous débarrasserai bientôt de ma présence ; et lorsque je suis avec vous, mes membres supportent plus facilement la fatigue, que mon esprit une politesse contrainte.

— Oh ! lady de Lochleven, si vous le prenez ainsi, » dit la reine en se levant et en lui offrant son siège vacant, « je préfère que vous preniez ma place ; vous ne serez pas la première de votre famille qui l’aurez fait. » La dame de Lochleven fit un salut négatif, mais parut avoir peine à réprimer la réponse que son courroux lui dictait.

Pendant cette conversation animée, l’attention du page s’était presque entièrement portée sur Catherine Seyton, qui venait de l’appartement intérieur, vêtue telle qu’elle l’était habituellement en servant la reine : rien en elle n’annonçait l’empressement et la confusion que pouvait causer un changement précipité de costume, ou la crainte d’être découverte dans une entreprise périlleuse. Roland Græme hasarda de la saluer lorsqu’elle entra ; mais elle lui rendit son salut avec l’air de la plus grande indifférence, sentiment qui lui parut peu d’accord avec la situation où ils se trouvaient l’un à l’égard de l’autre. « Certes, pensa-t-il, elle ne peut raisonnablement s’attendre à me dépersuader de ce qu’ont vu mes propres yeux, comme elle a cherché à le faire lors de l’apparition dans l’hôtellerie de Saint-Michel. Je m’en vais essayer de lui faire sentir que ce serait une tâche inutile, et que la confiance est la route la plus sûre et la meilleure à suivre. » Ces pensées s’étaient succédé rapidement dans son esprit, et la reine ayant terminé son altercation avec la dame du château, s’adressa de nouveau à lui. « Que nous direz-vous de la fête de Kinross, Roland Græme ? Elle m’a paru être gaie à en juger par les faibles accents de la joie et la musique éloignée qui arrivaient de si loin jusqu’à ces fenêtres grillées, et mouraient en y entrant, comme doit le faire tout ce qui ressemble à de la gaieté. Mais tu parais aussi triste que si tu arrivais d’un conventicule de huguenots !

— Il en vient peut-être, madame, » reprit la dame de Lochleven contre qui cette flèche était lancée. « Il n’est point impossible qu’au milieu même des puérils amusements d’une fête de village, quelque âme pieuse ait fait entendre le langage d’une saine doctrine. Une religieuse pensée vaut mieux que tous ces vains plaisirs : ils ont un moment de bruit et d’éclat, comme un fagot d’épines sèches dans le foyer ; puis ils ne laissent aux fous qui s’en amusent que de la poussière et des cendres.

— Marie Fleming, » dit la reine en se tournant vers cette dame et en s’enveloppant dans son manteau, « je ne serais pas fâchée d’avoir dans cette cheminée un ou deux fagots de ces mêmes épines que la dame de Lochleven sait si bien décrire : il me semble que l’air humide de ce lac, qui n’abandonne point ces chambres voûtées, leur communique un froid mortel.

— On obéira au désir de Votre Grâce, dit la dame de Lochleven ; mais me permettrez-vous de vous rappeler que nous sommes en été ?

— Je vous remercie de l’avis, ma bonne lady, reprit la reine ; car les prisonniers apprennent plutôt le changement des saisons par la bouche de leur geôlier que par ce qu’ils ressentent de leur influence. Encore une fois, Roland Græme, que nous direz-vous de la fête ?

— Elle était assez animée, madame, répondit le page, mais fort ordinaire, et le récit en serait peu digne des oreilles de Votre Altesse.

— Oh ! vous ne savez pas, reprit la reine, combien mon oreille est devenue indulgente pour tout ce qui parle de la liberté et des plaisirs des gens libres. Il me semble que j’aurais mieux aimé voir les joyeux villageois dansant leur ronde autour du mai, que la plus brillante assemblée dans l’intérieur d’un palais. L’absence de murs de pierre, la certitude que ce pied qui foule le vert gazon est libre et sans entraves, voilà qui vaut tout ce que l’art ou la splendeur peut ajouter aux fêtes des cours.

— J’espère, » dit la dame de Lochleven en s’adressant au page à son tour, « qu’il n’y a eu parmi ces folies aucune des querelles et des désordres qui en sont si souvent la suite ? »

Roland jeta un regard furtif sur Catherine Seyton comme pour attirer son attention, et répondit : « Rien n’a troublé la bonne harmonie de la fête, madame, sinon qu’une demoiselle hardie a établi un contact trop familier entre sa main et la joue d’un acteur, exploit pour lequel elle a couru le risque d’être plongée dans le lac. »

En disant ces mots il jeta un coup d’œil à la hâte sur Catherine ; mais elle soutint avec la plus grande sérénité de maintien ce qu’il jugeait ne pouvoir manquer d’exciter en elle quelque crainte et quelque confusion.

« Je ne gênerai pas plus long-temps Votre Grâce par ma présence, reprit la dame de Lochleven, à moins que vous n’ayez quelque chose à me commander ?

— Rien, notre bonne hôtesse, répondit la reine, sinon que nous vous prions, en toute autre occasion, de ne pas vous déranger d’une occupation plus utile, pour rester si long-temps près de nous.

— Vous plairait-il, ajouta la dame de Lochleven, d’ordonner à ce jeune homme de nous accompagner, afin qu’il me rende compte des objets qu’on a envoyés ici pour l’usage de Votre Grâce.

— Nous ne pouvons rien vous refuser, madame, reprit la reine… Accompagne cette dame, Roland, s’il est vrai qu’il faille nos ordres pour cela. Demain nous apprendrons l’histoire des plaisirs de Kinross. Pour ce soir, nous te dispensons de ton service. »

Roland Græme partit avec la dame de Lochleven, qui ne manqua pas de lui faire bien des questions sur ce qui s’était passé aux jeux. Il fit les réponses les plus propres à détourner les soupçons qu’elle pourrait avoir sur sa disposition à favoriser la reine Marie, ayant grand soin d’ailleurs d’éviter toute allusion à l’apparition de Madeleine Græme et de l’abbé Ambroise. Enfin, après qu’il eut subi un examen assez long et assez rigoureux, on le congédia d’un ton qui, venant de la sévère et froide lady Lochleven, pouvait paraître l’expression de la faveur et de la confiance.

Son premier soin fut de se rendre à l’office, où il trouva un maître d’hôtel plus accommodant que Dryfesdale ; car celui-ci était bien disposé à s’en tenir à ce dicton de la comédie du Pudding brûlé : ceux qui,

Sur le premier appel ne se presentaient pas
Se trouvaient renvoyés jusqu’au prochain repas.

Quand Roland Græme eut fini sa légère collation, il se rendit au jardin, où il avait permission de passer ses heures de loisir. Le dessinateur avait exercé son génie dans l’arrangement des allées, de manière à tirer tout le parti possible d’un petit espace : au moyen de compartiments, soit en pierres ornées de sculptures grossières, soit en haies toujours vertes, il avait formé autant de détours variés que les bornes resserrées du lieu le permettaient.

Le jeune homme se promenait tristement en réfléchissant aux événements de la journée : il comparait ce qu’avait dit l’abbé avec ce que lui-même avait remarqué de la conduite du jeune Douglas. « Il faut qu’il en soit ainsi, » telle fut la conclusion pénible et inévitable à laquelle il arriva ; « il faut que ce soit George qui l’aide ainsi à se transporter comme un fantôme instantanément d’un lieu à un autre, et à paraître à volonté sur le continent où dans l’île. Il faut qu’il en soit ainsi, » se répéta-t-il encore une fois ; « elle entretient avec lui une correspondance suivie, intime et secrète, quoique cela ne s’accorde guère avec la faveur qu’elle m’a souvent montrée, et que ce soit la ruine des espérances que ses regards favorables m’ont inspirées. » Et cependant (car l’amour se flatte encore quand la raison désespère) il lui vint à l’idée que peut-être accueillait-elle la passion de Douglas froidement, mais sans la repousser, de peur de nuire aux intérêts de sa maîtresse, et qu’elle avait d’ailleurs trop de franchise, de noblesse et de candeur, pour entretenir en lui, Roland Græme, des illusions qu’elle ne voudrait pas changer en réalité. Perdu dans ses diverses conjectures, il s’assit sur un banc de gazon, d’où l’on apercevait d’un côté le lac, et de l’autre la façade du château où étaient situés les appartements de la reine.

Il y avait quelque temps que le soleil était couché, et le crépuscule de mai s’évanouissait pour faire place à la sérénité d’une belle nuit. La tiède haleine des brises du sud formait sur le lac des ondulations si légères que sa surface en était à peine ridée. On apercevait encore l’île de Saint-Serf, qui se dessinait vaguement dans le lointain : séjour que visitait jadis plus d’un pèlerin à sandales, comme la terre bienheureuse qu’avait foulée un homme de Dieu, maintenant négligé ou profané comme le refuge de prêtres fainéants, qu’on avait avec justice forcés à céder la place aux moutons et aux génisses d’un baron protestant.

Tandis que Roland contemplait ce point noir au milieu de la teinte bleuâtre de l’eau, il sentit son esprit s’égarer de nouveau dans le labyrinthe de la polémique religieuse : « Était-ce avec justice, se demandait-il, que l’on avait banni ces hommes de leur asile, comme l’abeille industrieuse expulse de sa ruche le bourdon fainéant ; ou bien la main spoliatrice de la rapacité avait-elle chassé du temple, non les débauchés qui le souillaient, mais les prêtres fidèles qui gardaient l’arche sainte avec honneur et fidélité ? » À cette heure de contemplation les arguments de Henderson se présentaient avec plus de force, et ne cédaient point à l’appel que le père Ambroise avait fait au sentiment ; appel plus puissant au milieu du fracas d’une vie active, que dans le calme propre à la réflexion. Il lui fallait un effort pour détourner ses idées de ce sujet embarrassant ; il s’aperçut que le meilleur moyen était de porter ses yeux vers la tour, et d’épier la lumière vacillante qui partait de la croisée de l’appartement de Catherine Seyton : elle disparaissait chaque fois que la belle habitante passait entre la lampe et la croisée. Enfin on enleva la lumière ou on l’éteignit, et notre amant perdit encore ce sujet de méditation. Oserais-je avouer le fait sans nuire à son caractère, en qualité de héros de roman ? Ses yeux s’appesantirent graduellement ; ses doutes spéculatifs sur des points de controverse religieuse, et les conjectures inquiétantes qu’il formait sur l’amour de sa maîtresse, se mêlèrent confusément dans ses rêveries : les fatigues d’une journée active l’emportèrent enfin sur ces réflexions pénibles, et il s’endormit profondément.

Son sommeil fut tranquille jusqu’à ce que tout à coup il fut interrompu par la langue de fer de la cloche du château : le son lugubre et prolongé s’étendait sur le lac, et éveillait les échos de Bennarty, nom de la colline qui descend rapidement sur la rive du sud. Roland se leva en sursaut, car on sonnait toujours cette cloche à dix heures : c’était le signal pour fermer les portes du château et remettre les clefs au sénéchal. Il se hâta de se rendre au guichet au moyen duquel le jardin communiquait avec le château, et il eut la mortification, au moment même où il y arrivait, d’entendre le verrou glisser sur ses crampons en criant aigrement, et entrer dans la gâche en pierre du châssis de la porte.

« Arrêtez, arrêtez, s’écria le page, et laissez-moi entrer avant de fermer le guichet. »

La voix de Dryfesdale répondit avec son ton ordinaire de dureté amère : « L’heure est passée, mon beau maître… Vous n’aimez pas l’intérieur de ces murs… faites un congé complet, et passez la nuit dehors comme vous y avez passé le jour.

— Ouvre la porte, » s’écria le page indigné, « ou, de par saint Gilles, ta chaîne d’or ne te défendra point de ma colère !

— Ne fais pas d’éclat ici, » reprit l’imperturbable Dryfesdale, « mais garde tes imprécations criminelles et tes sottes menaces pour ceux qui y ont égard… Je fais mon devoir et je vais porter les clefs au sénéchal… Adieu, mon jeune maître, l’air de la nuit rafraîchira votre sang. »

L’intendant avait raison : il ne fallait rien moins que l’influence des brises du soir pour apaiser l’accès de fureur qu’éprouva Roland, et le remède fut quelque temps avant d’opérer. Enfin, après quelques tours faits d’un pas rapide dans le jardin, en épuisant sa colère par des vœux inutiles de vengeance, Roland Græme commençait à sentir que sa situation était plutôt risible que chagrinante : pour un chasseur, achever une nuit en plein air était peu fatigant, et la malice puérile de l’intendant était plutôt digne de son mépris que de sa colère. « Plaise à Dieu, dit-il, que le vieux rechigné se soit toujours contenté d’une vengeance aussi douce ! Il a l’air capable parfois de nous jouer des tours plus noirs. » Sur cette réflexion, le page retourna au banc de gazon qu’il avait déjà occupé et qui était en partie abrité par une haie de houx verts. Il s’enveloppa dans son manteau, s’étendit sur la verdure, et tacha de retrouver le sommeil que la cloche du château avait interrompu si mal à propos.

Le sommeil, comme tous les autres biens terrestres, est avare de ses faveurs quand on les courtise. Plus Roland l’invoquait, plus il fuyait ses paupières. Il avait été complètement réveillé d’abord par le son de la cloche, ensuite par l’emportement de son caractère. Enfin, quand son esprit se fut bien épuisé dans des méditations désagréables, il réussit à se plonger dans cet état de torpeur qui n’est ni le repos ni la veille : mais il en fut encore tiré par la voix de deux personnes qui se promenaient dans le jardin. Après que leur conversation se fut mêlée pendant quelque temps aux rêves du page, elles finirent par l’éveiller totalement. Il se souleva doucement et s’assit sur le banc qui lui servait de lit, étonné d’entendre deux personnes s’entretenir à cette heure avancée sous les murs du château bien gardé de Lochleven. Sa première pensée se dirigea sur des êtres surnaturels ; sa seconde, sur quelque tentative de la part des amis de la reine Marie ; sa dernière enfin, sur George de Douglas, qui, possédant les clefs, sortant et rentrant à volonté, pouvait profiter de ces droits de sa charge pour donner un rendez-vous à Catherine Seyton dans le jardin du château. Cette opinion fut confirmée par le son de la voix qui demanda bien bas si tout était prêt.