L’Abbé (Montémont)/35

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 399-413).


CHAPITRE XXXV.

l’évasion.


Ce n’est pas le temps du plaisir, mais celui du danger, quand les ecclésiastiques prennent un masque.
Dryden, Le Moine espagnol.


L’entreprise de Roland Græme semblait réussir. Avec quelques onces d’argent que la reine lui avait fournies, il avait fait d’abord deux ou trois petits bijoux, dans lesquels la perfection du travail ne surpassait pas le prix de la matière. Ces bagatelles furent sagement offertes à ceux qui auraient pu les premiers s’inquiéter de ce que le page faisait avec la forge et l’enclume. Ces travaux profitables aux autres paraissaient sans conséquence et n’éveillaient point de soupçons. En présence des curieux, le page travaillait à ces bijoux ; mais en secret il forgeait un certain nombre de clefs tellement semblables par le poids et par la forme à celles que l’on présentait chaque soir à lady Lochleven, qu’une légère inspection n’aurait pu en faire apercevoir la différence. Il leur donna une couleur de vétusté en les plongeant plusieurs fois dans de l’eau salée ; et, fier de son adresse, il les présenta enfin à la reine Marie dans son salon, environ une heure avant qu’on sonnât le couvre-feu. Elle les regarda avec plaisir, mais en même temps avec crainte, « J’avoue, dit-elle, que les yeux de lady Lochleven, qui ne sont pas très-clairvoyants, pourront être trompés si nous parvenons à mettre ces clefs à la place des instruments de sa tyrannie. Mais comment y réussir, et qui de ma petite cour pourra essayer ce tour de jongleur avec quelque chance de succès ? Si nous pouvions l’engager dans une argumentation un peu vive… mais les discours que je lui adresse semblent produire cet effet qu’elle serre plus fortement les clefs dans sa main, comme si elle voulait me dire : « Je tiens ici ce qui me place au-dessus de vos sarcasmes et de vos reproches. » Et même pour obtenir sa liberté, Marie Stuart ne s’abaissera point à caresser cette orgueilleuse hérétique. Que faire donc ?… Lady Fleming essaiera-t-elle son éloquence pour lui décrire les nouvelles coiffures arrivées de Paris… Hélas ! la bonne dame n’a changé en rien que je sache aucune partie de son costume depuis le combat de Pinkielield… Ma mignonne Catherine lui chantera-t-elle un de ces airs touchants qui charment mon âme et celle de Roland Græme ?… Hélas ! dame Marguerite Douglas aimerait mieux un psaume huguenot sur l’air : Réveillez-vous, belle endormie… Fidèles conseillers, que faut-il faire, car nos esprits s’égarent en y songeant ? Notre champion et notre garde du corps Roland Græme doit-il assaillir courageusement la vieille dame et lui enlever ces clefs par voie de fait ?

— Non pas, avec la permission de Votre Majesté, dit Roland ; je pense qu’il faut avoir recours à la ruse, bien que, pour le service de Votre Majesté, je ne craigne pas…

— Un bataillon de vieilles femmes, interrompit Catherine, chacune armée d’une quenouille et d’un fuseau, encore qu’il n’ait aucun penchant pour les piques et les pertuisanes qui pourraient se montrer aux cris de Douglas ! aux armes ! Douglas !

— Ceux qui ne craignent pas la langue des belles dames, reprit le page, n’ont à craindre rien autre chose… Mais, gracieuse souveraine, je suis presque persuadé que je réussirai à substituer ces clefs à la place de celles de lady Lochleven ; seulement je crains la sentinelle qui maintenant est posée chaque nuit dans le jardin, et près de laquelle il nous faudra passer.

Nos amis de l’autre côté du lac nous ont promis, par leurs derniers avis, de nous secourir en cette occasion, reprit la reine.

— Et Votre Majesté est-elle certaine de leur vigilance comme de leur fidélité ?

— Je répondrais de l’une et de l’autre sur ma vie. Et je veux sur-le-champ te faire voir, mon dévoué Roland, qu’ils sont aussi dévoués et aussi ingénieux que toi-même. Viens ici ; mais non, Catherine, suivez-nous ; je ne conduirai pas seule un page si alerte dans ma chambre à coucher. Ferme la porte du salon, Fleming, et avertis-nous si tu entends le moindre pas. Mais non, reste plutôt ; va faire faction à la porte, toi, Catherine, » dit-elle à voix basse, « ton oreille et ton esprit sont plus subtils. Bonne Fleming, suis-nous toi-même. » Et elle ajouta encore à voix basse en parlant à Catherine : « Ta respectable parente surveillera Roland aussi bien que tu le pourrais faire toi-même ; ne sois pas jalouse, mignonne. »

Comme elle parlait ainsi, lady Fleming les éclaira, et ils entrèrent dans la chambre à coucher de la reine : c’était un petit cabinet dont la fenêtre se projetait au-dehors.

— Regarde par cette fenêtre, Roland, dit Marie, vois-tu, parmi la quantité de lumières qui commencent à briller d’une lueur pâle à travers l’obscurité de la nuit dans le village de Kinross ; vois-tu, dis-je, une clarté un peu éloignée de toutes les autres, et qui semble plus près du rivage ? elle n’est pas plus brillante que le scintillement d’un pauvre ver luisant ; et cependant, mon bon jeune homme, cette clarté est plus chère à Marie Stuart que toutes les étoiles qui étincellent dans la voûte azurée du ciel. Par ce signal je suis avertie que plus d’un cœur sincère s’occupe de ma délivrance ; et, sans cette persuasion et l’espoir de la liberté qu’elle me donne, il y a long-temps que j’aurais succombé sous le poids de mes infortunes. On a formé projet sur projet, et ils ont été abandonnés ; mais la lumière brille encore, et tant qu’elle brillera, l’espoir vivra dans mon cœur. Oh ! combien de soirées j’ai passées dans le découragement, réfléchissant à nos projets déçus, et ne m’attendant plus à revoir ce signal tant désiré ; mais tout à coup il reparaissait plus brillant, et, tel que la clarté du feu de Saint-Elme pendant une tempête, il m’apportait l’espoir, la patience et la consolation.

— Si je ne me trompe, répondit Roland, cette lumière vient de la maison du jardinier Blinckhoolie.

— Tu as de bons yeux, dit la reine ; c’est dans ce lieu que mes fidèles sujets (Dieu et les saints les bénissent !) se consultent sur les moyens de me délivrer. La voix d’une malheureuse captive mourrait sur ces ondes bleuâtres long-temps avant qu’elle pût se mêler à leurs conseils, et cependant il m’est possible de communiquer avec eux. Je vais demander à ces fidèles amis si le moment de la grande entreprise s’approche : posez la lampe sur la croisée, Fleming. »

Elle obéit et la retira immédiatement après l’avoir posée. Elle n’eut pas plutôt fait ce double mouvement, que la lumière de la maison du jardinier disparut.

« Maintenant, comptez, dit la reine ; car mon cœur bat si fort que je ne puis le faire moi-même. »

Lady Fleming se mit à compter un, deux, trois, et quand elle fut arrivée au nombre dix, la pale lumière se montra de nouveau.

« Maintenant, Notre-Dame soit louée ! dit la reine ; il y a deux nuits, la lumière ne paraissait qu’au nombre trente ; l’heure de la délivrance approche. Que Dieu bénisse ceux qui travaillent pour moi avec une telle fidélité !… Hélas ! qu’il vous bénisse aussi, mes enfants ! Allons, il faut que nous retournions au salon. Notre absence pourrait exciter quelques soupçons si on venait à servir le souper. »

Ils rentrèrent dans le salon, et la soirée se termina comme à l’ordinaire.

Le jour suivant, à l’instant du dîner, il arriva un nouvel incident. Tandis que lady Douglas de Lochleven remplissait sa charge de chaque jour, qui était de servir et de goûter les plats de la table de la reine, on vint lui dire qu’un homme d’armes, recommandé par son fils, venait d’arriver, mais qu’il n’apportait ni lettres, ses communications devant être verbales ; ni signe de reconnaissance : on ne lui avait donné qu’un mot d’ordre.

« Vous a-t-il répété ce mot d’ordre ? demanda la châtelaine.

— Il le réserve, je pense, pour l’oreille de Votre Seigneurie, reprit Randal.

— Il a raison, dit lady Lochleven ; dites-lui de m’attendre dans la grande salle… Mais non, avec votre permission, madame, » ajouta-t-elle en parlant à la reine, « qu’il vienne me trouver ici.

— Puisqu’il vous est agréable de recevoir vos domestiques en ma présence, dit la reine, je ne puis choisir.

— Mes infirmités doivent être mon excuse, madame, reprit lady Lochleven ; la vie qu’il faut que je mène ici convient mal aux années qui pèsent sur ma tête, et me force à me mettre au-dessus du cérémonial.

— Oh ! ma bonne dame, répliqua la reine, je voudrais bien qu’il n’y eût rien dans votre château de plus pesant que les faibles chaînes de la cérémonie ; mais les verrous et les barreaux sont des choses plus pénibles à supporter. »

Pendant qu’elle parlait, la personne que Randal avait annoncée entra dans la chambre, et Roland Græme aussitôt reconnut l’abbé Ambroise.

« Quel est votre nom ? mon ami, dit la châtelaine.

— Édouard Glendinning, » répondit l’abbé en faisant un profond salut.

« Êtes-vous du sang du chevalier d’Avenel ?

— Oui, madame, et je lui appartiens de très-près, répliqua le prétendu soldat.

— La chose n’est point étonnante, car le chevalier est fils de ses propres œuvres, et d’une profonde obscurité il s’est élevé au rang important qu’il occupe maintenant dans l’État : mais il est d’une fidélité et d’un mérite reconnus, et son parent est le bienvenu en ce lieu. Vous avez probablement embrassé la vraie foi ?

— N’en doutez pas, dit le prêtre déguisé.

— Sir William Douglas ne vous a-t-il pas chargé de quelque chose pour moi ? dit la dame.

— Oui, madame, répliqua l’ecclésiastique ; mais je ne dois vous le dire qu’en particulier.

— Vous avez raison, » dit lady Lochleven se dirigeant vers l’embrasure d’une fenêtre ; « en quoi consiste ce mot d’ordre ?

— Dans les vers d’un vieux barde, reprit l’abbé.

— Répétez-les, » dit la dame ; et il murmura à voix basse les vers d’un ancien poème intitulé la Hulotte :

Ô Douglas ! ô Douglas !
Ami tendre et fidèle !

— Ô excellent sir John Holland ! » s’écria lady Lochleven apostrophant le poète ; « jamais cœur plus sensible n’inspira une chaste muse ! Ô sir John, l’honneur des Douglas fut toujours le thème favori qui fit vibrer les cordes de ta lyre !… Nous vous recevons au nombre de nos partisans, Glendinning ; toi, Randal, veille à ce qu’il ne soit employé qu’à la garde extérieure tant que mon fils n’aura pas été consulté. Tu ne crains pas l’air de la nuit, Glendinning ?

— Pour la cause de la dame devant laquelle je suis, je ne crains rien, madame, répondit l’abbé déguisé.

— Notre garnison est plus forte maintenant d’un digne et fidèle soldat, dit la châtelaine. Rends-toi maintenant à l’office… Qu’on ait soin de cet homme ! »

Lorsque lady Lochleven se fut retirée, la reine dit à Roland Græme, qui maintenant était presque toujours auprès d’elle : « J’ai observé un air de confiance et de dévouement sur la physionomie de cet étranger ; je ne sais pourquoi, mais je suis persuadé que c’est un ami.

— La pénétration de Votre Majesté n’est point en défaut, » répondit le page ; et il l’informa que l’abbé de Sainte-Marie jouait lui-même le rôle de ce soldat nouvellement arrivé.

La reine fit le signe de la croix et levant les yeux au ciel. «  Indigne pécheresse que je suis ! s’écria-t-elle ; pour moi un homme si saint et si élevé dans les ordres porte l’habit d’un vil soldat, et brave le danger de recevoir la mort réservée aux traîtres !

— Le ciel protégera ses fidèles serviteurs, dit Catherine Seyton ; l’aide du saint homme attirerait les bénédictions sur notre entreprise, si elle n’était déjà sainte et bénie par elle-même !

— Ce que j’admire dans mon père spirituel, ajouta Roland, c’est l’air calme qu’il a montré en me voyant : il n’a point fait le moindre mouvement qui ait pu faire soupçonner que nous nous connaissions dès long-temps. Je n’aurais pas pensé que ce fût possible, si ce n’est dans le temps où je croyais encore qu’Henry était la même personne que Catherine.

— Mais n’avez-vous pas remarqué avec quelle finesse le bon père a éludé les questions de lady Lochleven, dit la reine, en lui disant l’exacte vérité, qu’elle interprétait toujours de manière à se tromper elle-même ? »

Roland pensa au fond de son cœur que lorsqu’on disait la vérité dans le dessein de tromper, ce n’était guère mieux qu’un mensonge déguisé. Mais ce n’était pas l’instant de discuter un tel cas de conscience.

« Et maintenant examinons le signal du rivage, s’écria Catherine ; mon cœur me dit que nous verrons cette nuit deux lumières, au lieu d’une, briller dans ce jardin qui est notre Éden. En ce cas, Roland, vous remplirez votre rôle bravement, et nous danserons sur la pelouse comme les fées à l’heure de minuit. »

Catherine ne s’était pas trompée dans ses conjectures. Ce soir même, deux lumières au lieu d’une brillèrent dans la chaumière, et le cœur du page palpita lorsqu’il sut que le nouveau venu avait reçu l’ordre de se mettre en sentinelle dans la partie extérieure du château. Quand il apprit cette nouvelle à la reine, elle lui présenta la main : il s’agenouilla et en la portant à ses lèvres avec le respect dû à sa souveraine, il la sentit humide et froide comme le marbre. « Pour l’amour de Dieu, madame, s’écria-t-il, ne perdez pas courage !

— Appelez à votre aide la sainte Vierge, dit lady Fleming… appelez votre ange gardien.

— Appelez les esprits des cent rois dont vous êtes descendue, s’écria le page ; dans cet instant la fermeté d’un monarque vaut mieux que le secours de tous les saints.

— Oh ! Roland Græme, » dit Marie d’un air abattu, «  soyez-moi fidèle ; beaucoup m’ont trahie. Hélas ! je me suis trahie quelquefois moi-même. Mon imagination m’a toujours dit que je mourrai dans les fers, et que cette tentative hardie doit nous coûter la vie à tous. Un devin m’a prédit en France que je mourrai en prison d’une mort violente, et voici l’heure qui arrive. Oh ! que Dieu m’y trouve préparée !

— Madame, dit Catherine Seyton, rappelez-vous que vous êtes reine. Il est mieux que nous mourrions tous en cherchant noblement à reconquérir notre liberté, que de rester ici pour y être empoisonnés comme des rats dont on veut débarrasser une vieille maison.

— Vous avez raison, Catherine, répondit la reine ; et Marie se conduira comme elle le doit. Mais, hélas ! votre esprit jeune et ardent peut mal interpréter les causes qui ont abattu le mien. Pardon, mes enfants : adieu pour quelques instants ; je vais préparer mon esprit et mon corps à cette périlleuse tentative. «

Ils se séparèrent jusqu’au moment où la cloche qui annonçait le couvre-feu vint les rassembler de nouveau. La reine était grave, mais ferme et résolue : lady Fleming, avec l’art d’un habile courtisan, savait parfaitement voiler ses terreurs secrètes ; quant à Catherine, ses yeux étincelaient, comme enflammés par la hardiesse de l’entreprise, et un sourire errant sur ses jolies lèvres exprimait son mépris de tout danger. Roland, qui sentait combien le succès dépendait de son adresse et de son audace, rassemblait toute sa présence d’esprit, et, s’il sentait son courage s’abattre pour un instant, il jetait un regard sur Catherine, qui ne lui avait jamais paru si belle. « Je puis ne point réussir, pensait-il ; mais espérant une telle récompense, il faudra que nos ennemis appellent le diable à leur aide pour venir à bout de moi. » Ayant pris une telle résolution, il se tint comme un chien de chasse à la piste : sa main, son cœur et ses yeux prêts à saisir la moindre occasion favorable à ses projets.

Les clefs avaient été présentées à lady Lochleven avec le cérémonial accoutumé. La fenêtre du salon, comme celle de l’appartement de la reine, donnait sur Kinross et sur l’église située près du lac, à quelque distance de la ville, à laquelle elle était réunie par un chemin bordé de quelques chaumières. Lady Lochleven regardait avec plus d’attention que de coutume l’immense et lourd paquet de clefs, instrument de tant de souffrances (ou du moins les prisonniers se le figuraient ainsi dans leur impatience de s’en emparer). Elle se tenait le dos tourné vers la fenêtre, et le visage vers la table sur laquelle les clefs étaient placées depuis un instant, tandis qu’elle goûtait les différents plats. Comme elle achevait cet office accoutumé, et au moment même où elle allait reprendre ses clefs, le page qui se tenait près d’elle, et qui lui avait présenté tour à tour chaque plat, regarda de côté vers le cimetière, et s’écria qu’il y voyait briller une torche funèbre. Lady Lochleven ne laissait pas d’avoir sa part des superstitions de son siècle ; le sort de ses fils lui avait fait ajouter foi aux présages : or un flambeau vu dans le lieu où était le tombeau d’une famille passait pour le présage du trépas de quelqu’un de ses membres. Elle tourna la tête vers la fenêtre, vit une clarté éloignée, oublia sa surveillance pendant un seul moment, et perdit dans l’espace d’une seconde tous les fruits de sa longue vigilance. Le page tenait sous son manteau les clefs qu’il avait forgées, et avec une grande dextérité il les substitua aux véritables. Son adresse extraordinaire ne put point empêcher un bruit léger que fit le paquet de clefs lorsqu’il s’en saisit. « Qui touche à ces chefs ? » s’écria la dame ; et tandis que le page répondait que la manche de son habit les avait effleurées, elle regarda autour d’elle, s’empara du trousseau qui remplaçait le sien, et se retourna encore pour regarder la prétendue torche funèbre.

« Je vous assure, » dit-elle, après un moment de réflexion, « que cette clarté ne vient pas du cimetière, mais de la chaumière du vieux jardinier Blinkhoolie. Je ne sais ce que fait ce coquin, mais, très avant dans la nuit, il a de la lumière dans sa maison. Je pensais qu’il était tranquille et bon travailleur ; mais, s’il vient à recevoir habituellement des paresseux et des vagabonds, il faudra qu’il déguerpisse.

— Il travaille peut-être à faire ses paniers, » dit le page, qui cherchait à dérouter ses soupçons.

« Ou à ses filets, n’est-ce pas ?

— Sans doute ; car il pêche des saumons et des truites.

— Ou bien des fous et des vauriens. Mais nous verrons cela demain : je souhaite une bonne nuit à Votre Majesté et à sa compagnie. Randal, suivez-moi. » Et Randal, qui attendait dans l’antichambre, après avoir remis son paquet de clefs, servit d’escorte à sa maîtresse ainsi qu’à l’ordinaire, tandis que, laissant la reine dans son appartement, elle se retirait vers le sien.

« À demain ! » dit le page en se frottant les mains avec joie, et en répétant ironiquement ce mot qu’avait employé la châtelaine : « Les fous remettent au lendemain, et les sages s’occupent pendant la nuit. « Pourrais-je prier Votre Majesté de se retirer pendant une demi-heure, jusqu’à ce que tout le château soit enseveli dans le sommeil ? Il faut que j’aille frotter d’huile ces bienheureux instruments de notre liberté. Courage et constance, et tout ira bien, pourvu que nos amis de l’autre rive ne manquent pas de nous envoyer le bateau dont vous avez parlé.

— Ne craignez rien, dit Catherine ; ils sont aussi sûrs que l’acier : que notre chère maîtresse garde seulement son noble et royal courage !

— Ne doutez pas de moi, Catherine, répliqua la reine ; j’ai été vaincue par un instant de faiblesse ; mais je reprends le courage de mes belles années, l’enthousiasme avec lequel je m’élançais suivie de mes nobles guerriers : car alors je désirais d’être homme, pour connaître la vie de ceux qui courent au combat, portant la cotte de mailles, le havresac, le bouclier et l’épée.

— Oh ! l’alouette n’a pas une vie plus gaie : elle ne chante pas des airs plus vifs et plus légers que les joyeux soldats, répondit Catherine. Votre Majesté sera bientôt au milieu d’eux, et la vue d’une telle souveraine va donner à chacun de ses sujets la force et le courage de trois nobles guerriers… Mais il faut que je me rende à mon devoir.

— Nous n’avons que peu de temps, dit la reine Marie ; une des deux lumières de la chaumière est éteinte, ce qui annonce que le bateau est au large.

— Ils rameront très-lentement, ajouta le page, ou se serviront de l’aviron quand la profondeur de l’eau le permettra, afin d’éviter le bruit. Que chacun se dispose. J’irai parler au bon père. »

À l’heure silencieuse de minuit, lorsque tout fut calme dans le château, Roland mit la clef à la serrure du guichet qui donnait dans le jardin, et qui se trouvait au bas de l’escalier menant à l’appartement de la reine. « Maintenant, tourne légèrement et doucement, ô bon verrou, dit-il, si jamais l’huile a su adoucir la rouille. » Et il avait si bien pris ses précautions que le verrou n’offrit aucune résistance et ne produisit aucun bruit. Il hasarda de traverser le péristyle, et adressant quelques mots à l’abbé déguisé, il lui demanda si la barque était prête.

« Depuis une demi-heure, répondit la sentinelle, elle est sous les murs, trop près de l’île pour être vue par l’homme du guet ; mais je crains qu’elle n’échappe pas aussi heureusement à sa vigilance en regagnant le bord.

— L’obscurité, reprit le page, et notre profond silence peuvent faire qu’elle repasse sans être plus observée que quand elle est venue. Hildebrand a la garde de la tour, c’est un coquin qui prétend que la meilleure chose pour veiller toute une nuit est une bonne mesure d’ale, et il dort pour tenir la gageure.

— Amenez donc la reine, dit l’abbé, et j’appellerai Henri Seyton pour aider les dames à s’embarquer. »

Sur la pointe du pied, du pas le plus léger, osant à peine respirer, et tremblant au moindre bruit que faisaient leurs vêtements, les belles prisonnières, guidées par Roland Græme, se glissèrent, l’une après l’autre, au bas de l’escalier : elles furent reçues à la porte du guichet par Henri Seyton et par le bon prêtre. Le premier semblait prendre sur lui toute la direction de l’entreprise. « Révérend abbé, dit-il, donnez votre bras à ma sœur ; je vais conduire la reine, et le jeune homme aura l’honneur de servir de guide à lady Fleming. »

Ce n’était pas le temps de contester sur cette disposition, quoiqu’elle ne fût pas du goût de Roland Græme. Catherine Seyton, qui connaissait les sinuosités du jardin, marchait la première, légère comme un sylphe : elle avait plutôt l’air de conduire l’abbé que de recevoir l’assistance de son bras. Le courage naturel de la reine l’emportant sur les craintes féminines et sur mille pénibles réflexions, elle avançait d’un air ferme appuyée sur le bras d’Henri Seyton, tandis que lady Fleming tourmentait de ses craintes Roland Græme qui suivait un peu en arrière, portant un paquet de choses nécessaires à la reine. La porte du jardin communiquant sur le bord de l’île ne céda qu’après plusieurs tentatives et quelques moments d’inquiétude et de terreur à une des clefs dont Roland s’était emparé. Alors les dames furent à moitié conduites et à moitié portées sur le bord du lac, où une barque à six rames les attendait : les rameurs étaient tous couchés sur le pont pour être moins facilement aperçus. Henri Seyton plaça la reine à la poupe ; l’abbé se préparait à offrir son aide à Catherine, mais elle fut assise à côté de la reine avant qu’il lui eût tendu la main. Enfin Roland Græme venait de soulever lady Fleming pour la faire passer par-dessus le bord de la barque, lorsqu’une pensée vint soudain frapper son esprit ; il s’écria : « J’ai oublié ! j’ai oublié ! attendez-moi une demi-minute, » et il déposa sur le rivage la dame d’honneur, jeta le paquet de la reine dans la barque, et traversa le jardin avec la rapidité silencieuse de l’aile d’un oiseau qui plane dans les airs.

« Par le ciel ! c’est un traître, dit Seyton, je l’ai toujours craint.

— Il ne l’est pas, répondit Catherine : il est aussi pur que le ciel qui s’étend sur nos têtes.

— Silence, mignonne, dit son frère, par pudeur si ce n’est par crainte. Camarades, partez et ramez ; il y va de votre vie !

— Emmenez-moi, emmenez-moi, » dit lady Fleming d’une voix plus haute que la prudence ne le permettait. En effet, cette dame était restée sur le rivage.

« Partez, partez ! répéta Henri Seyton ; abandonnons tout, pourvu que nous sauvions la reine !

— Le souffrirez-vous ? madame, » dit Catherine d’un ton suppliant ; « laisserez-vous ainsi votre libérateur exposé à la mort.

— Je ne le souffrirai point, répondit la reine : Seyton, je vous ordonne d’attendre, quoi qu’il en arrive.

— Pardon, madame, si je vous désobéis, » dit l’obstiné jeune homme ; et d’une main enlevant lady Fleming, il commença lui-même à pousser la barque.

Elle était à peine à deux toises du bord, et les rameurs la faisaient déjà virer, quand Roland Græme, arrivant, s’élança du rivage et parvint dans la barque renversant Seyton, sur lequel il tomba. Le jeune homme jura, mais se retint, et, arrêtant Græme qui allait vers la poupe, dit : « Votre place n’est point avec de nobles dames, restez à la proue. Maintenant, partez, partez, ramez, pour Dieu et pour la reine ! »

Les rameurs obéirent, et commencèrent à ramer vigoureusement.

« Pourquoi n’avez-vous pas enveloppé les rames ? dit Roland Græme ; les coups réveilleront la sentinelle ; ramez ; camarades, et mettez-vous hors de la portée de la balle ; car si le vieil Hildebrand, le gardien, n’a pas soupé avec un potage de pavois, ce bruit devra l’éveiller.

— Ton retard est cause de tout ceci, dit Seyton ; mais dans peu c’est à moi que tu en rendras compte ainsi que d’autres choses. »

La crainte de Roland fut trop tôt réalisée pour qu’il pût se permettre de répondre. La sentinelle, dont le sommeil avait résisté au murmure des voix, fut alarmée du bruit des rames. Son cri fut aussitôt entendu. « Une barque ! une barque ! abordez, ou je fais feu ! » Et comme on se hâtait de s’éloigner, le soldat cria d’une voix forte : « Trahison ! trahison ! » sonna la cloche du château, et déchargea son arquebuse sur la petite embarcation. À la lumière et au bruit de l’arme, les dames se précipitèrent les unes sur les autres comme des poules effrayées, tandis que les hommes hâtaient les rameurs. Ils entendirent plus d’une balle siffler sur la surface du lac, non loin de leur petite nacelle ; et par les lumières que l’on apercevait comme des météores à travers toutes les fenêtres, il était évident que tout le château était en alarme, et que la fuite de la reine était découverte.

« Ramez ! s’écria de nouveau Seyton : faites force de rames, ou je vous exciterai avec mon poignard ! Ils vont tout de suite lancer sur le lac un bateau après nous !

— Cela est prévu, dit Roland, j’ai fermé la porte et le guichet sur eux avant de revenir, et aucun bateau ne bougera de l’île cette nuit, si des portes de bon chêne et des verrous de fer peuvent retenir des hommes dans ces murailles de pierre. Je me démets à présent de ma charge de portier de Lochleven, et en donne tes clefs à garder aux kelpy[1]. »

Tandis que les clefs pesantes, qu’il jeta à ces mots, s’enfonçaient dans le lac, l’abbé, qui jusqu’alors n’avait pas cessé de répéter sas prières, s’écria : « Sois béni, maintenant, mon fils, car ta prudence et ta présence d’esprit sont une honte pour nous tous.

— Je connaissais, » dit Marie, respirant plus librement, parce que la barque se trouvait maintenant hors de la portée de la mousqueterie ; « je connaissais bien la fidélité, la promptitude et la sagacité de mon écuyer. Je veux qu’il devienne l’ami de mes fidèles chevaliers Douglas et Seyton… Mais où donc est Douglas ?

— Ici, madame, » répondit la voix sombre et mélancolique d’un batelier qui était assis près d’elle, et qui remplissait les fonctions de timonier.

« Hélas ! est-ce vous qui mettiez votre corps devant moi lorsque les balles pleuvaient autour de nous ?

— Croyez-vous que Douglas, dit-il à voix basse, « aurait souffert qu’un autre hasardât sa vie pour protéger celle de sa reine ? »

Le dialogue fut ici interrompu par un coup ou deux des petites pièces d’artillerie nommées fauconneaux, alors en usage pour défendre les châteaux. Le coup fut trop mal dirige pour avoir quelque effet ; mais la vive lumière, la bruyante détonation, répétée par l’écho de Bennarty, remplirent les fugitifs de terreur et les portèrent au silence. La barque était déjà parvenue le long d’un quai rocailleux qui s’élevait au lieu où ils devaient débarquer, et qui donnait dans un jardin d’une grande étendue, qu’aucune des dames n’osait proférer une parole. Tout le monde prit terre ; et tandis que l’abbé, à haute voix, remerciait le ciel qui avait ainsi favorisé cette miraculeuse évasion, Douglas jouissait de la plus belle récompense de son entreprise désespérée : il prenait la main de la reine pour la conduire dans la maison du jardinier. Cependant, n’oubliant point Roland Græme dans ce moment de terreur et de fatigue, Marie donna ordre à Seyton de prendre soin de lady Fleming, tandis que Catherine, de bon cœur et sans que la chose lui fût commandée, s’attacha au bras du page. Seyton confia aussitôt le soin de lady Fleming à l’abbé, alléguant qu’il avait à faire préparer des chevaux ; et ses domestiques, s’étant débarrassés de leurs habits de matelots, se hâtèrent d’aller l’aider.

Tandis que Marie passait dans la chaumière du jardinier quelques minutes qui étaient nécessaires à la disposition des chevaux pour leur départ, elle aperçut dans un coin le vieillard auquel le jardin appartenait, et lui dit d’approcher. Il obéit, mais presque avec répugnance.

« Comment, dit l’abbé, venir si lentement pour accueillir notre royale reine et maîtresse, et la féliciter de ce qu’elle est libre dans son royaume ? »

Le vieillard, ayant reçu cet avertissement, s’approcha, et par un discours assez bien tourné félicita Sa Majesté sur sa délivrance. La reine lui rendit le remercîment de la manière la plus gracieuse, et ajouta : « Il nous reste à vous offrir quelque prompte récompense pour votre fidélité ; car nous n’ignorons pas que votre maison a long-temps été le lieu où nos fidèles serviteurs se sont rassemblés afin de prendre des mesures pour notre liberté. » Ayant parlé ainsi, elle lui offrit de l’or, et ajouta : « Nous reconnaîtrons plus convenablement vos services par la suite.

— Agenouillez-vous, mon frère, dit l’abbé, agenouillez-vous et remerciez Sa Majesté de son extrême bonté.

— Bon frère, qui étais jadis à quelques degrés au-dessous de moi, et qui es encore plus jeune de beaucoup d’années, » répliqua, non sans quelque aigreur le jardinier, « permets-moi de faire mes remercîments à ma façon. Autrefois des reines se sont agenouillées devant moi, et en vérité mes genoux sont trop vieux et trop raides pour fléchir même devant cette femme charmante. Puisse-t-il plaire à Votre Majesté, si ses serviteurs ont occupé ma maison de manière à ce que je ne la pusse appeler la mienne ; si, dans l’empressement de leur zèle, pendant leurs allées et leurs venues nocturnes, ils ont foulé aux pieds mes fleurs et détruit l’espérance des fruits de l’année, en conduisant leurs chevaux de bataille dans mon jardin ; puisse-t-il plaire, dis-je, à Votre Majesté que je la conjure d’établir sa résidence le plus loin possible de mon habitation. Je suis un vieillard qui se traîne vers le tombeau, et qui veut y descendre en paix et bonne volonté, charmant ses dernières heures par un travail tranquille.

— Je vous jure, bon homme, répondit la reine, que je ne reprendrai pas ce château pour résidence, si je puis m’en dispenser ; mais acceptez cet argent, il vous dédommagera du dégât que nous avons fait dans votre jardin et dans votre verger.

— Je remercie Votre Majesté ; mais cet argent n’offre à mes yeux aucune compensation, dit le vieillard ; tout le travail de la vie d’un homme, qui peut-être n’a qu’une année à vivre, une fois qu’il est détruit, ne peut être remplacé. En outre on dit qu’il faut que j’abandonne ce lieu pour errer le reste de ma vie, moi qui n’ai rien autre chose sur la terre que ces arbres fruitiers, quelques vieux parchemins, et des secrets de famille qui ne méritent pas d’être connus. Quant à l’or, si je l’avais aimé, j’aurais pu rester seigneur abbé de Sainte-Marie, et cependant j’ai eu raison de me démettre de cette charge ; car si l’abbé Boniface n’est que le pauvre paysan Blinkhoolie, son successeur l’abbé Ambroise est encore plus malheureusement transformé en un soldat portant l’épée et le bouclier.

— Est-il possible que ce soit là cet abbé Boniface de qui j’ai entendu parler ? s’écria la reine. C’est moi qui dois fléchir le genou pour recevoir votre bénédiction, bon père.

— Ne fléchissez pas le genou devant moi, madame, la bénédiction d’un vieillard qui n’est plus abbé vous suivra sur la colline et dans le vallon. Mais j’entends le pas des chevaux.

— Adieu, mon père, dit la reine. Lorsque nous rentrerons dans Holy-Rood, nous n’oublierons ni vous ni votre jardin.

— Oubliez-nous tous deux, dit l’ex-abbé Boniface, et que Dieu soit avec vous ! »

Lorsqu’ils sortaient de la maison, les fugitifs entendirent le vieillard qui murmurait encore quelques paroles en se hâtant de mettre les verrous et les barres derrière eux.

— La vengeance des Douglas s’étendra sur le pauvre vieillard, dit la reine. Que Dieu me protège !… Hélas ! je cause la ruine de tous ceux que j’approche.

— On veille à sa sûreté, dit Seyton ; il ne doit pas rester ici ; il sera secrètement conduit dans un lieu plus sûr. Mais je voudrais que Votre Majesté fût déjà à cheval ! allons, tous à cheval ! à cheval ! »

Le petite troupe de Seyton et de Douglas était augmentée d’environ dix de leurs partisans qu’ils avaient laissés avec les chevaux. La reine et les dames, et tout le reste de ceux qui étaient sortis de la barque, furent aussitôt en selle. S’éloignant du village que le feu du château avait déjà mis en alarme, et ayant Douglas pour guide, ils se trouvèrent bientôt en plaine et commencèrent à galoper aussi vite qu’il était possible en gardant un bon ordre.



  1. Esprit des rivières, des lacs, des fontaines, et des gouffres où il y a de l’eau.