Aller au contenu

L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/1

La bibliothèque libre.

L’ABBAYE
de
FONTENAY




SOMMAIRE HISTORIQUE




i. Sculpture sassanide
provenant de l’ancienne abbaye de Pécheny (Oise).
(Collections de Fontenay.)
L’Ordre des Cisterciens fut fondé en 1098, dans le diocèse de Langres, au milieu de la forêt marécageuse de Cîteaux, par saint Robert, abbé de Molesmes, dans le but de rétablir la stricte observance de la règle bénédictine, alors fort relâchée. Saint Albéric en fut le premier abbé. En 1109, Étienne Harding, d’origine anglaise, succède à Albéric, et saint Bernard, avec trente de ses compagnons, vient, en 1113, lui demander l’habit.

Cîteaux prend bientôt un tel développement qu’il faut répartir ses religieux en des colonies nouvelles, et, en trois années, s’élèvent les abbayes de Pontigny (diocèse d’Auxerre), la Ferté (diocèse de Chalon-sur-Saône), Clairvaux et Morimont (diocèse de Langres). Ce furent les quatre premières filles de Cîteaux, qui ne tarda pas à en compter beaucoup d’autres. Bernard, devenu abbé de Clairvaux, détacha de sa maison trois colonies pour fonder successivement Troisfontaines (1115), Fontenay (1118) et Foigny (1121). Le 26 octobre 1118, il part de l’abbaye de Clairvaux, accompagné de douze religieux, arrive à Châtillon-sur-Seine, descend dans la direction du sud-ouest, au travers d’épaisses forêts, et s’arrête à l’ermitage des pieux cénobites, frères Martin et Milon. Cette retraite, appelée Chastellum (petit château), était située à la pointe d’un rocher entouré de murailles, au bas de la forêt du Petit-Jailly, non loin du castrum Tullioni, propriété de la famille de Bernard, et du castrum Montis Barri, aujourd’hui Touillon et Montbard. Quelques traces de cet ermitage se distinguent encore à l’extrémité de l’étang Saint-Bernard. Une source, sortant du pied des murs, alimente l’étang : jusqu’au xvie siècle, elle passait pour miraculeuse, avec la propriété de guérir de la teigne ou râche. De là le nom de la source et de la vallée de la « Racherie[1] ».

Les religieux, que Bernard, en retournant à Clairvaux, avait mis sous la direction de son parent Godefroy de la Roche, restèrent douze ans dans cette solitude, se consacrant au défrichement de la vallée et à la pratique de toutes les vertus. Ils étaient soutenus par les préceptes et les exemples que leur avait laissés Bernard, qui semble avoir veillé avec une sollicitude toute spéciale sur l’abbaye naissante ; c’est, en effet, pour les religieux de Fontenay quil composa son premier grand ouvrage : le traité de Gradibus humilitatis et superbiœ, véritable traité de perfection chrétienne proposé aux méditations de ses moines.

Mais bientôt, le nombre des religieux s’accroissant, l’ermitage devint trop étroit. En 1130, ils durent chercher un emplacement plus vaste et descendre à un kilomètre plus bas dans la vallée, à l’intersection de celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontenay, là même où se trouve l’abbaye actuelle. Le terrain leur fut concédé par l’évêque d’Autun, Étienne de Bâgé, et par l’oncle maternel de saint Bernard, Rainard de Montbard.

La solitude de cette région répondait parfaitement aux exigences de la règle, qui interdisait aux Cisterciens de fonder leurs monastères à proximité des villes, des manoirs féodaux et des villages[2].


L’emplacement de la nouvelle colonie était marécageux et insalubre. Il fallut capter de nombreuses sources, drainer les ruisseaux, défricher, assainir et amender le terrain peu fertile et se livrer à d’importants travaux préliminaires.

Ph. L. B.
2. Étang Saint-Bernard.
C’est vraisemblablement à cette abondance d’eau que l’abbaye doit son nom de Fontenay, Fontanetum, qui nage dans les fontaines.

Deux inscriptions du xviie siècle, peintes sur les solives du porche d’entrée du monastère, appuient cette interprétation :

SPIRITUS DEI FEREBATUR SUPER AQUAS.
La seconde, jouant sur les mots et conçue de bizarre façon, est encore plus explicite :

QUID HIC, VIATOR, ASPICIS MORÆ INSCIUS ? NOMEN REQUIRIS CONDITUM NANTIS DOMUS AQUA SUPER RECONDITA. NEQUE HIC LOCUS NAT, SED SCIAS VIROS NANTES HAC IN DOMO. HABEBIT ERGO NOMEN ET RECONDITUM. HOC FONTE NET SIQUIS FUGAX MUNDI MALI.

N. DELESSALOT EX MONSBARRENSI MESPARTU FECIT 1655.

« Que regardes-tu, voyageur impatient de tout retard ? Tu cherches le nom mystérieux de cette maison qui nage sur une onde cachée. Eh bien ! sache que cette maison ne nage pas en réalité, mais que ce sont les hommes qui l’habitent qui nagent. Si, fuyant le monde pervers, tu viens nager dans cette maison, tu sauras son nom, Fontenay. » (Corbolin, ouvrage cité.)

On commença par bâtir une petite église provisoire dédiée à saint Paul, qui a subsisté jusqu’au xvie siècle. Puis, en conformité avec les prescriptions du premier Chapitre de 1119, le monastère est conçu de telle sorte qu’il réunisse dans son enceinte toutes les choses nécessaires à la vie — « de l’eau courante, un moulin, des jardins fruitiers et potagers, des ateliers, etc. » — afin que les religieux n’aient pas de prétextes pour les aller chercher au dehors. Fontenay réalisa donc exactement, dans cette riante vallée, le programme tracé par la constitution de Cîteaux.

Le premier abbé, Godefroy de Rochetaillée (1118-1132), qui avait présidé à l’installation de l’abbaye et établi les premières constructions, ne tarda pas à quitter Fontenay pour se retirer auprès de son ami et parent Bernard, encore abbé de Clairvaux. Sous l’administration de son successeur, Guillaume de Spiriaco (1132-1154), l’abbaye continua à prendre un rapide accroissement et bientôt il fallut songer à la construction d’une nouvelle église et de bâtiments claustraux en rapport avec l’importance de la communauté.

C’est alors qu’en 1139 un prélat anglais, Ebrard, évêque de Norwich, de la grande famille d’Arrundel, abandonna son évêché à la suite de persécutions et vint chercher le repos à Fontenay dans la paix et la solitude. Possesseur de biens considérables, il résolut de les employer aux constructions de l’abbaye et, en particulier, d’une vaste église qui fut achevée en 1147 et dans laquelle il fut enseveli. Sa tombe, placée dans le chœur, devant le maître-autel, existe encore (fig. 3). En même temps, Ébrard édifiait pour sa résidence un château en dehors de l’enceinte du monastère. On en reconnaît les substructions dominant toute l’abbaye au milieu des bois, qui s’appellent encore Bois l’Évêque. La consécration de l’église eut lieu, le 21 septembre 1147, par le pape Eugène III, au milieu d’un immense concours de cardinaux, d’évêques, d’abbés de l’ordre de Cîteaux et de nombreux chevaliers et seigneurs bourguignons.


3. Tombe d’Ébrard
Évêque de Norwich.

(xiie siècle)
Le xiie siècle fut la grande ère de prospérité de l’abbaye. Sous Guillaume de Montbard, premier abbé de Fontenay (1167-1170), une bulle du pape Alexandre III confirme à Fontenay ses biens, ses droits et la faculté d’élire son abbé avec l’agrément de Clairvaux. L’abbaye reçut en même temps le droit d’asile, non seulement dans son enceinte, mais aussi dans ses métairies et ses dépendances. Vers la fin du xiie siècle, on édifia les autres bâtiments ; un réfectoire monumental remplaça le précédent, dont les proportions étaient devenues trop exiguës, et une forge, dont la soufflerie était actionnée par une dérivation de la rivière, fournit aux religieux une diversion industrielle aux travaux des champs, qui étaient l’occupation fondamentale de l’ordre.

Pendant le xiiie siècle, l’abbaye, dont tous les bâtiments claustraux sont achevés, est souvent inquiétée et exposée aux coups des pillards par son isolement et le renom de ses richesses. Elle dut même recourir, en 1234, à la protection du pape Grégoire IX, comme à celle du duc de Bourgogne, Hugues IV. Sous l’abbé Guillaume IV (1252-1269), les religieux sont obligés d’envoyer une députation à saint Louis, à Asnières, pour solliciter son appui. Leur demande fut écoutée favorablement : une ordonnance royale les exempta de tout droit fiscal et les autorisa à circuler dans tout le royaume sans payer de tribut, ce qui fit donner à Fontenay le titre d’Abbaye Royale. C’est pour cette raison qu’une fleur de lis figure dans ses armoiries.

Au début du xive siècle, l’abbaye acquiert une grande prospérité et compte trois cents moines ou convers, tant dans le cloître que dans les métairies. Mais cette prospérité devait être bientôt troublée par la guerre de Cent ans et la Jacquerie. En 1359, les Anglais, sous la conduite d’Edouard IV, s’emparent de Flavigny, saccagent toutes les abbayes voisines et exigent une énorme rançon qui dut être payée par tous les évêques et les abbés de la région, en particulier par celui de Fontenay. « En 1361, le roi d’Angleterre répare le préjudice qu’il venait de causer à l’abbaye en lui donnant 40.000 moutons d’or destinés à la reconstruction de ses murs et à l’amélioration de son église[3]. »


4. Borne de séparation des domaines de l’abbaye[4].

5. Borne de séparation des domaines de l’abbaye[5].

Pendant les premières années du xve siècle, les bandes armées des « écorcheurs » et des routiers, réunies en « grandes compagnies » pour ravager et rançonner la Bourgogne, ne cessent d’attaquer le monastère.

L’abbé Nicolas (1378-1417) obtient du duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, le droit de construire autour de l’abbaye un mur d’enceinte pour la préserver de leurs incursions ; ce qui n’empêcha pas, de 1440 à 1459, les pillards de mettre l’abbaye à feu et à sang et d’incendier le grand dortoir.

Sous l’administration du vingt-neuvième abbé, Jean Frouard (1459-1493), Charles VIII prend Fontenay sous sa protection. La longue administration de Jean Frouard, d’une durée de trente-quatre ans, fut favorable à la prospérité du monastère que les souverains pontifes, les rois, les ducs, les seigneurs de la contrée dotèrent de nouveaux privilèges. D’année en année, les offrandes se multipliaient, les aumônes affluaient ; les richesses du monastère étaient immenses en propriétés, vignes, bois, rivières, droits de pêche et redevances. Les religieux devenaient si nombreux que l’abbaye dut créer de nombreuses succursales et dépendances qui prirent le nom de Petits-Fontenay.

Avec le xvie siècle commence l’ère de décadence matérielle et morale de Fontenay, qui souffre des ravages causés par les guerres de religion, principalement en 1567. Ce fut surtout l’établissement du régime de la Commende, en 1557, qui en fut une des principales causes. On conçoit que l’administration de ces abbés, nommés par la faveur royale, souvent très jeunes, avec des habitudes de luxe et l’intempérance, ne résidant même pas au monastère, dont ils dépensaient les revenus à leur guise, n’était pas de nature à maintenir la fortune de l’abbaye et l’observance de la règle cénobitique. Aussi la dissolution, le relâchement et les ruines matérielles font pressentir la déchéance prochaine et irrémédiable du monastère menaçant de compromettre définitivement la vitalité de Fontenay.


Ph. L. B.
6. Étang de La Roche et fond de la vallée.

Dès le milieu du xviiie siècle, certains bâtiments de l’abbaye avaient considérablement souffert, non seulement des dégradations et des attaques à main armée, mais aussi de l’humidité provenant du ruisseau Saint Bernard, dont les eaux s’infiltraient dans le sol de l’église et pourrissaient les boiseries à tel point que la célébration des offices devenait fort difficile en dehors du chœur. Nous savons aussi par le cahier de la visite faite à Fontenay, en 1745, par l’abbé de Trois-fontaines, qu’à cette époque le réfectoire était dans un tel état de délabrement qu’il fallut le démolir pour prévenir son effondrement.

La Révolution consacra la ruine de Fontenay, qui fut vendu en octobre 1791 avec ses terres, bois et vignes et adjugé au prix de 78.000 francs au sieur Claude Hugot, de Précy-sous-Thil, qui transforma les bâtiments en papeterie. Les fermes, la bibliothèque, le mobilier, adjugés à vil prix, furent l’objet d’une vente spéciale. M. Hugot vendit Fontenay vers 1812 à M. Guérin, qui, en 1820, le revendit à son tour à M. Élie de Montgolfier, d’Annonay, qui exploita de nouveau les bâtiments de l’abbaye pour la fabrication du papier. Élie de Montgolfier céda la propriété à son gendre Marc Seguin, de l’Académie des Sciences, qui la remit à bail à Raymond et Laurent de Montgolfier, ses gendres, lesquels donnèrent une grande extension à la fabrication du papier, en créant trois nouvelles usines dans la vallée, à la Fontaine de l’Orme, la Châtaignère et Choiseau. Les fils de Raymond de Montgolfier, MM. Auguste et Henri de Montgolfier, succédèrent en 1873 à leur père dans la propriété et l’exploitation des manufactures de Fontenay, puis les apportèrent, en 1890, à une Société dénommée : « La Société anonyme des Papeteries de Montbard », dont ils furent les administrateurs délégués. Cette Société entra en liquidation volontaire en 1902 et, en octobre 1906, le possesseur actuel, M. Édouard Aynard, gendre de M. Raymond de Montgolfier, acquit la propriété de Fontenay, en vente amiable et publique.

Il est intéressant de constater que Fontenay n’a pas que des titres artistiques qui soient dignes de mémoire. C’est à la Fontaine de l’Orme, sur le domaine de Fontenay que se sont faits, en 1830, les premiers essais de pisciculture en Europe, par MM. Hyvert et Pilachon, renouant les traditions des moines. Et l’illustre Marc Seguin, l’inventeur des chemins de fer en France et des ponts suspendus, dont l’ample génie s’est produit en tant d’autres recherches ou formes scientifiques, et qui a résidé près de vingt-cinq ans à Fontenay, y a fait, de 1855 à 1860, les premières expériences d’aviation, qu’il a poursuivies ensuite à Annonay. Et ses petits-fils, Laurent et Louis Seguin, suivant les voies ouvertes par leur aïeul, ont à leur tour inventé le « Gnome », le meilleur des moteurs actuellement employés pour actionner les aéroplanes.

Pendant tout le xixe siècle, comme on l’a vu, Fontenay avait été transformé en exploitation industrielle, mais par des hommes éclairés, qui s’étaient attachés à préserver de mutilations graves les parties anciennes de l’abbaye offrant un intérêt artistique. Cependant la forge avait été surélevée d’un étage, ainsi que la galerie occidentale du cloître ; de nombreux bâtiments récents, des hangars étaient affectés aux travaux de la papeterie, et enfin deux hautes cheminées complétaient l’aspect industriel de cette ruche ouvrière.


Ph. L. B.
7. Vallée et ruisseau de Fontenay.

Il devait suffire, à un moment donné, de faire disparaître toutes ces constructions parasites pour rendre aux vieux édifices « leur rude et impérissable beauté[6] ». Depuis cinq ans, cette transformation s’est opérée méthodiquement, et peu à peu les trois usines de la vallée ont disparu, les multiples bâtiments modernes élevés dans l’enceinte de l’abbaye ont été rasés, et la forge a repris son aspect primitif.

Ces démolitions représentent une surface bâtie de plus de 4.000 mètres carrés. Le sol de l’église a été ramené à son ancien niveau, dégageant les bases des piliers enterrés de près de 80 centimètres, et les quatre travées du bas côté méridional, qui avaient été murées pour former une chapelle privée, viennent d’être rendues à leur destination première. L’église est donc aujourd’hui intégralement ce qu’elle était en 1147. Enfin, l’aile orientale du cloître, qui s’inclinait d’inquiétante façon, a été remontée pierre par pierre, avec un soin méticuleux. Ces divers travaux, très habilement et très respectueusement conduits par M. René Aynard, sans l’intervention d’aucun architecte, ont rendu à Fontenay son aspect primitif dans le cadre agreste et solitaire que les moines du xiie siècle avaient si bien su découvrir.


Ph. L. B.
8. Château d’eau.


Ph. L. Bégule.
9. Étang de la Roche.

  1. Les documents historiques concernant Fontenay sont abondants, mais disséminés en de nombreux cartulaires, dans les manuscrits de la Bibliothèque de Châtillon, dans des pièces d’archives, etc. M. J.-B. Corbolin, curé de Marmagne, les a réunis et coordonnés en un volume qui est actuellement la seule histoire de l’abbaye : Monographie de l’Abbaye de Fontenay, seconde fille de Clairvaux, Cîteaux, 1882. Nous ne pouvions mieux faire que de mettre ce consciencieux travail largement à contribution pour esquisser très sommairement l’histoire de la construction de Fontenay ; le but de cette étude étant surtout de faire connaître l’abbaye par une description exacte et une abondante documentation illustrée.
  2. Instituts du Chapitre général de Cîteaux : In civitatibus, castellis, villis, nulla nostra construenda sunt cœnobia, sed in locis a conversatione hominum remotis.
  3. Corbolin, ouvrage cité, p. 175.
  4. Elle existe encore au lieu dit « La Roche-Percée », séparant le territoire de Marmagne, dont l’abbaye fait partie, de celui de Montbard.
  5. Elle se trouvait naguère au bord des champs de la « Croix-Prieure », situés sur le plateau septentrional, du côté de Marmagne.
  6. André Hallays, « l’Abbaye de Fontenay» (Journal des Débats, 27 août 1909).