L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/Introduction

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INTRODUCTION




Après cinq années de grande activité, les travaux de dégagement, de consolidation et d’entretien, qui ont été entrepris à l’Abbaye de Fontenay, touchent à leur fin. J’ai prié mon ami, M. Lucien Bégule, de l’Académie de Lyon, de vouloir bien écrire, à ce moment propice, la monographie historique et artistique du monument. On me permettra de faire précéder son Étude de quelques mots. Nul n’était plus préparé que M. Bégule à écrire l’histoire de notre abbaye. Tout d’abord, ayant suivi l’œuvre de reconstitution et y ayant même participé, il avait pu longuement étudier toutes les parties de l’édifice. Passionné pour les choses du passé et spécialement pour l’époque romane et du moyen âge français ; auteur d’une savante Histoire de la Cathédrale de Lyon, d’un important travail sur les Vitraux anciens de la région lyonnaise, etc. ; l’un des derniers maîtres en cet art du vitrail, qui s’associe si étroitement et avec tant de splendeur à l’architecture ; l’un de ces savants qui contrôlent ce que racontent les traditions, les archives et les histoires avec sagacité et avec conscience, on peut reconnaître que M. L. Bégule, y ayant appliqué toutes ces qualités constitutives de son talent, a fait de sa monographie une page d’histoire exacte, d’un jugement d’art pénétrant, auquel s’ajoute le sentiment de celui qui aime ce qu’il étudie.

Il n’existait auparavant que des appréciations sommaires, ou seulement documentaires, sur l’Abbaye de Fontenay[1]. Son art et son histoire, comme le sens général de l’œuvre, paraissent désormais fixés par le travail patient et éclairé de M. Bégule. Grâce à lui, les visiteurs saisiront plus vite les raisons de sa sévère beauté. C’est que Fontenay est de ces œuvres d’art qui ne se livrent pas du premier coup. Le monument a un sens presque mystérieux qui ne se révèle qu’aux yeux qui savent regarder longtemps. Devant ces choses, il faut faire oraison, comme disait Renan ; pour les deviner, il faut tâcher, ne serait-ce que pour un instant, de se mettre dans l’état d’esprit et de cœur de ceux qui, au xiie siècle, furent les fondateurs de l’Abbaye de Fontenay. Ils étaient de l’âge sublime de la vie monacale, de cette élite religieuse et humaine qui tint debout pendant plusieurs siècles la foi, la civilisation et l’intelligence. Ils étaient les fils directs du grand saint Bernard, dont il serait superflu de rappeler les invectives pieuses et les luttes contre les moines magnifiques de Cluny, pour exalter la pauvreté conventuelle et la gravité pure de l’art religieux. Ce grand saint disait qu’il ne voulait ni images, ni décor dans l’église « parce qu’on a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans son livre et qu’on aime mieux passer le temps à l’admirer, tour à tour qu’à méditer sur la loi de Dieu ».

L’art véritable n’a jamais menti, surtout dans l’architecture, qui résume tous les arts, chaque fois qu’il a pu réfléchir et perpétuer un moment de l’âme et du sentiment, de quelque source qu’il provienne. L’art a toujours pu s’exprimer librement, lorsqu’il a eu quelque chose à dire. Ainsi pratiqué, l’art devient la seule histoire sincère de ces sentiments des hommes, qui ne se racontent pas dans les livres et qui expliquent tant de choses.

D’autres monuments sont plus grandioses, plus somptueux et agissent davantage sur les sens. Ce qui fait l’intérêt passionnant de l’Abbaye de Fontenay, ce par quoi elle touche l’âme, c’est qu’elle est l’expression de la volonté indomptable d’un saint ; elle dit avec force ce que signifie non pas le moine, mais un moine de Cîteaux vers 1130 ; elle raconte sa vie. Les murs et les cloîtres, à Fontenay, restent comme imprégnés de la prière et de l’œuvre des fils de saint Bernard. Trop d’églises forment des contre-sens religieux et arrivent parfois, par leur fadeur profane, à une sorte d’injure contre la prière. Fontenay évoque la foi intacte. Son architecture puissante se montre comme une fortification contre le monde, mais où l’on y garde cependant le lien avec le monde et avec l’homme par le travail. On sait que le travail était imposé aux moines par la règle de Cîteaux ; ils devaient travailler et apprendre le travail aux autres, en colonisant comme ils l’ont fait autour d’eux. C’est pourquoi, à Fontenay, l’abbaye se développe entre l’église, qui était la maison de prière, et une grande forge, qui était la maison de travail. Symbole permanent et toujours vivant d’un emploi de la vie.

En ce qui regarde l’art cistercien, dont Fontenay est l’un des seuls exemplaires sans faute, on peut certes penser que le rigorisme de saint Bernard est exagéré et qu’il ne convient qu’à des êtres de perfection. Il faut concéder que l’ascétisme, transporté à ce point dans l’art, restreint singulièrement l’ample et nécessaire contact de l’artiste avec la nature ; il ne peut employer ainsi que partiellement ses infinis trésors. Aussi bien, il fallait attirer le peuple dans l’église, par ces musées harmonieux, en étroite union avec l’architecture, que constituaient au moyen âge les sculptures, les vitraux et les fresques ; par toutes ces illustrations matérielles de la foi, qu’un Concile appelait : la Bible des illettrés, et Dante, d’un mot merveilleux : visibile parlar[2]: la parole visible.

Cependant, la sévérité de l’art préconisé, ou plutôt ordonné par saint Bernard, a eu son très grand avantage et son influence pour arrêter sur la pente de la recherche trop prompte du décor, auquel on recourt toujours assez tôt ; de ce décor abondant, vite insignifiant, qui flotte à la surface de l’œuvre et ne s’y incorpore pas. Trop souvent le décor architectural ne jaillit pas de la construction elle-même ; il devient le moyen de déguiser des fautes ou de suppléer au vide de l’expression. En interdisant l’image et l’ornement à l’architecte cistercien, saint Bernard l’a obligé à se confiner en ce qui est l’essentiel, c’est-à-dire le pur dessin et la mesure de la ligne ; puis à dégager, de l’ensemble des lignes, leur proportion. On a dit que le Parthénon n’était que le génie dans les proportions ; saint Thomas d’Aquin se rapproche de cette pensée, en définissant l’art : la clarté dans une juste proportion. C’est considéré à ces lumières que Fontenay représente une œuvre d’art sincère, clair reflet d’une conception monacale de son temps, émouvante par la perfection absolue des simples lignes de son église ; par la sobre beauté de ses cloîtres robustes supportés par deux cent cinquante colonnes infiniment variées dans leur unité générale, dans lesquels se jouent les magies de l’ombre et de la lumière ; par ses salles capitulaires d’une sobre élégance. Une ornementation sommaire des chapiteaux d’un dessin très abstrait, reproduisant surtout les feuilles lancéolées des plantes aquatiques de la vallée, vient y rompre partout l’uniformité. Le monument ayant été construit presque d’un seul coup, en acquiert le privilège si rare d’une complète harmonie. On a dit de l’architecture qu’elle était de la musique pétrifiée. Fontenay y représente le plain-chant.

Une autre particularité de Fontenay se découvre en ce qu’il reste la seule abbaye cistercienne du xiie siècle, et peut-être la seule dans les siècles qui ont suivi, dont l’organisme, pour ainsi dire, se découvre encore à peu près complet. Tout est encore debout dans les parties essentielles et maîtresses de l’édifice, hormis le grand réfectoire, déjà ruiné avant la Révolution. Le site lui-même n’a pas été altéré. Dans la paix claustrale du vallon de Fontenay, les eaux, les bois et les pierres consacrées fraternisent ensemble, comme huit siècles auparavant. La rivière, pleine de cette eau cristalline et froide, que saint François d’Assise appelait « chaste », coule toujours le long des murs qui ont vu la pureté des premiers religieux.

Ces quelques pages n’étant destinées qu’à un nombre restreint d’amis, leur bienveillance certaine me laisse plus libre d’expliquer comment je suis devenu l’occupant de Fontenay pour une courte suite de jours. J’ai conservé cette demeure vénérable, parce que je savais réaliser le désir silencieux de celle que j’ai perdue ; je ne voulais pas laisser sortir de notre famille un bien possédé par elle depuis près d’un siècle ; et enfin, je subissais l’attraction irrésistible de l’œuvre d’art à faire réapparaître et à consolider. Si Fontenay est resté debout, c’est parce que l’industrie, depuis longtemps et si honorablement exercée par mes prédécesseurs, en même temps qu’elle voilait la beauté de l’édifice, le conservait cependant à sa manière par l’occupation des usines exigeant un constant entretien. Pour ramener l’abbaye au jour, le programme était considérable, mais en même temps d’une indication claire et simple. Il consistait à dégager tout d’abord la pierre précieuse de l’art de sa gangue industrielle, en sacrifiant toutes les adjonctions parasites de la manufacture ; à ramener le monument à ses anciennes proportions et à ses niveaux, qui, ayant été profondément altérés, en faussaient l’aspect ; à suivre avec un soin méticuleux et un respect absolu les parties anciennes à consolider et à restaurer ; à s’abstenir de toute construction neuve, sous prétexte de compléter ou de faire revivre ce qui avait péri ; à mettre le nouveau tracé des jardins en rapport avec les lignes monumentales, et enfin à égayer le sombre monastère par les eaux jasantes dérivées de la rivière. Ce plan a été suivi exactement ; il est juste d’en attribuer l’honneur à ceux qui l’ont habilement accompli. Je voudrais pouvoir louer plus à mon aise le bon sens et la clairvoyance architecturale, l’ardeur soutenue de mon fils René Aynard, qui l’a seul dirigé. Il a été parfaitement secondé par notre entrepreneur, M. Bernard Bailly, de Montbard, et par son contremaître, M. Émile Bailly, qui ont conduit les travaux avec une intelligence remarquable du passé et une inlassable activité. Ils se sont montrés de la famille des maîtres-artisans du moyen âge, qui savaient se tenir en communion avec les maîtres de l’œuvre.

Les vitraux ont tous été l’œuvre excellente de M. Bégule qui, dans leur conception, a scrupuleusement suivi les traditions et les règles de l’art de Cîteaux.

Enfin, je dois rappeler, avec une affectueuse gratitude, les conseils éclairés de mon beau-frère, M. Henri de Montgolfier, qui, ayant passé sa vie à Fontenay, le connaît si bien ; ainsi que la collaboration de son fils, M. Paul de Montgolfier, qui a reproduit, en de belles et précises aquarelles, les nombreux spécimens de carrelages émaillés des xiiie et xive siècles se retrouvant encore dans l’église et les cloîtres.

En terminant cette courte présentation de l’ouvrage de M. Lucien Bégule à mes amis, qu’il me soit permis d’ajouter, ne serait-ce que pour encourager ceux à qui incomberait la charge d’un travail semblable à celui qu’il a été dans ma destinée d’accomplir, qu’il n’est point sans joie ni sans récompense. J’ai trouvé l’une et l’autre en m’y associant avec un de mes chers enfants ; en faisant un acte de foi et d’amour envers la vieille France dont tous ceux qui le peuvent doivent préserver les glorieux titres d’art ; et enfin, j’ai goûté la satisfaction du vieillard qui conserve l’illusion de la vie qui échappe, en prolongeant la vie plus durable de choses, dont il ne s’est jamais cru que le dépositaire respectueux et passager.

Éd. AYNARD.
Octobre 1911.
  1. Il faut cependant rappeler avec reconnaissance la monographie de M. l’abbé Corbolin, curé de Marmagne, vieil ami de notre famille, dans laquelle sont rassemblés les plus sûrs documents historiques (1882).
  2. Divine Comédie : Purgatoire, chant X, vers 95.