L’Abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne/3.2

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LE CLOÎTRE

Ph. L. B.
23. Pilier de l’angle sud-ouest du cloître.

Les Cisterciens, au moment où l’Ordre naissant élevait de nombreux monastères dans toute l’Europe, adoptèrent pour la construction de leurs cloîtres un caractère architectural très particulier, remarquable par son aspect sobre et sévère. Ceux des abbayes mères, Cîteaux et Clairvaux, n’existent plus. En revanche, celui de Fontenay, qui est à peu près contemporain, peut être considéré comme un prototype.

On a cru pouvoir assigner au cloître de Fontenay une date un peu antérieure à celle de l’église. Cela ne semble pas ressortir de l’examen des constructions, attendu que les deux édifices présentent exactement les mêmes caractères et semblent avoir été élevés en même temps et sous la même direction.

La construction des voûtes en berceau brisé, dépourvues de croisées d’ogives, les profils, les moulures, les détails des chapiteaux sont identiques. En outre, la galerie du cloître s’appuie normalement à la face méridionale de l’église, sans présenter ni collages ni reprises. Tout au plus pourrait-on objecter que la porte qui met en communication la première travée du bas côté de l’église avec le cloître n’est pas dans l’axe de la galerie orientale. Nous verrions là une nécessité d’ordre pratique, dans le but de ménager à l’intérieur de l’église la place de l’autel dans la travée correspondante du bas côté, qui formait une des nombreuses chapelles desservies par le même religieux, officiant toujours au même autel. De plus, il semble difficile d’attribuer, comme on l’a fait, les premiers travaux du cloître à l’abbé Godefroy, qui ne prit possession qu’en 1130 du territoire de Fontenay, où il fallait avant tout procéder à de très importants travaux d’assèchement, et, en 1132, il se retirait à Clairvaux.

Formé de quatre galeries, sans étage supérieur, le cloître présente un rectangle de 36 mètres sur 38, entourant le préau, au centre duquel devait s’élever une grande croix.

Chaque galerie, construite en matériaux de grande dimension et de qualité admirable, comprend huit travées constituées par une archivolte sans moulures, légèrement surbaissée, bandée entre deux robustes contreforts et soutenant la corniche. Au-dessous de chaque archivolte, deux arcs plus petits et en retrait, portés par des colonnettes accouplées et reposant sur un bahut, supportent un tympan plein. Sur chaque galerie, des archivoltes ornées de moulures, mais sans tympans ni bahuts, forment des portes ouvrant sur le préau. Elles sont doubles sur la galerie parallèle à l’église et sur celle du sud vis-à-vis de l’entrée

Ph. L. B.
24. Angle de la galerie méridionale et de la galerie orientale du cloître.
Ph. L. B.
25. Angle nord de la galerie orientale du cloître.

du réfectoire. Aux quatre angles, de robustes et élégants piliers sont constitués par un pilastre central monolithe encadré par les colonnettes jumelées des petites arcades.

La forme des voûtes des galeries, construites en moellons recouverts d’un enduit, est celle de la voûte romaine en berceau brisé pénétré de petits berceaux correspondant aux archivoltes.

Tout en conservant une grande unité, les quatre galeries montrent certaines différences de construction, principalement dans la façon dont les voûtes sont appuyées au mur extérieur. Au nord, le sommier des voûtes repose sur une large corniche coupée par les contreforts de l’église et qui se prolonge en retour dans les premières travées de la galerie orientale. Au midi, les pénétrations retombent sur les chapiteaux d’une série de colonnes appliquées à la paroi, et, à l’occident, les pénétrations portent sur des arcs formerets en plein cintre qui reposent sur des pilastres engagés au-dessus d’une banquette. À la galerie septentrionale, les contreforts, au lieu de descendre jusqu’au sol, reposent sur des colonnettes adossées à l’extérieur des piles. Il est à regretter que cette très élégante disposition ne règne pas sur les autres faces.

On peut observer une certaine variété dans le groupement des colonnettes qui composent les piliers. Il semble aussi que les constructeurs aient pris plaisir à surmonter de véritables difficultés techniques. C’est ainsi qu’un grand nombre de colonnettes jumelées sont prises dans la même assise : embases, bases, fûts, chapiteaux et leurs abaques. On peut même constater des groupements de quatre colonnettes sur plan cruciforme flanquant une colonne centrale ou un pilier rectangulaire taillés dans le même bloc, ce qui donne à la bâtisse un grand air de puissance.

Les chapiteaux sont garnis sur les angles de simples feuilles d’eau lancéolées, que les Cisterciens habitant des vallées marécageuses semblent affectionner : leur côte centrale est à peine indiquée par une légère saillie ou une cannelure.

Ces feuilles plates, exactement appliquées à la corbeille, se recourbent aux extrémités, supportant, comme à Pontigny, à Noirlac, à Fountains, etc., les angles du tailloir. Seuls, les chapiteaux de quelques pilastres d’angle montrent

Ph. L. B.
26. Galerie méridionale du cloître
Entrée du réfectoire.
ABBAYE DE FONTENAY
Ph. L. B.
LE CLOÎTRE (angle nord-ouest)
Ph. L. B.
27. Pilier de la galerie méridionale à l’entrée du lavabo.

des enlacements de rubans en demi-cercle, conformément à ceux que nous avons rencontrés dans l’église. Les bases, de forme classique, composées de la scotie entre deux tores accompagnés de listels, mais sans griffes, reposent sur le bahut par l’intermédiaire d’un socle rectangulaire.

Quelques traces de peintures encore visibles, notamment dans la galerie ouest, paraissent remonter au milieu du xvie siècle.

Le cloître de Fontenay, qui est l’une des parties les plus impressionnantes de l’abbaye, n’a subi aucune mutilation.

C’est un type accompli de cette architecture d’aspect sévère et solennel, d’une simplicité toute monacale, dépourvue d’ornementation superflue, et rigoureusement conforme à la règle de Cîteaux, particulièrement observée en Bourgogne. Il contraste avec l’extrême richesse de sculpture de tant de cloîtres du xiie siècle, de l’ordre de Cluny, en particulier, répandus dans toute la France. Mais, dès le xiiie siècle, lorsque la règle de Cîteaux se relâchera, nous verrons bientôt, comme à Sénanque, à Fontfroide, à Noirlac, le décor sculpté prendre plus d’importance et s’étaler avec une certaine richesse.


Le cloître était le centre de la vie du monastère et offrait toujours une certaine animation, principalement dans les jours où le mauvais temps empêchait les religieux de se rendre au travail des champs. Pendant les heures consacrées au repos et surtout après le repas du milieu du jour, les moines s’y promenaient gravement en silence ou restaient assis immobiles sur les bahuts, plongés en de profondes méditations. Dans le cloître, se déroulaient les processions, précédées de la croix ; les religieux s’avançaient sur deux rangs, enveloppés dans l’ample coule de choeur, suivis par les frères convers ; l’abbé, la crosse en main, escorté du prieur et du cellerier, ou économe, fermait la marche. Souvent s’y joignaient des visiteurs de marque, seigneurs et chevaliers venant assister à la sépulture de quelques-uns des leurs, qui sollicitaient comme une faveur insigne de reposer dans l’abbaye et de bénéficier des prières des religieux.

Ph. L. B.
28. L’« armarium claustri ».

L’armarium claustri. — Toute abbaye devait avoir sa bibliothèque pour recevoir les ouvrages mis à la disposition des moines pendant le temps laissé libre à la lecture, sous les galeries du cloître. Les manuscrits étaient renfermés dans ce que la « coutume » de Cluny du xie siècle et les textes cisterciens nommaient l’armarium claustri, l’armoire[1].

Lors des travaux de consolidation de l’aile orientale du cloître, en 1911, on découvrit, à proximité de la porte communiquant avec l’église, l’armoire dans laquelle les religieux déposaient leurs volumes avant de se rendre aux offices (fig. 28).

Cette armoire, prise dans l’épaisseur de la muraille et qui avait été murée, était garnie de rayons dont les rainures sont encore intactes. Elle était fermée par des volets montés sur gonds[2].

Ph. L. B.
29. Galerie occidentale du cloître.

Le Lavabo. — Si les religieux étaient astreints à un régime d’une extrême austérité, la propreté était aussi de règle. Avant d’entrer au réfectoire et en en sortant, ainsi qu’au retour des champs, avant d’aller à l’église, ils devaient, conformément à la règle, procéder à des ablutions manuelles. À cet effet, le monastère possédait un lavabo couvert, lavatorium, parfois placé sous les galeries du cloître, mais le plus souvent dans le préau, soit dans un angle, soit dans une sorte d’annexe tenant à la galerie qui longe le réfectoire. Tel est celui du Thoronet (Var), qui est en France l’un des mieux conservés[3] (fig. 31).

Ph. L. B.
30. Galerie méridionale du cloître — Entrée du lavabo.

Fontenay avait le sien situé dans le préau, en face de l’entrée du réfectoire, comme en témoignent les arrachements des arcs formerets des voûtes encore visibles à l’angle des contreforts de la galerie. On aurait peut-être pu contester l’existence de cet édicule, attendu que le mur de la galerie ne présente aucune trace de démolition. Mais en examinant soigneusement la corniche, on a pu constater que, dans la partie correspondante, la pierre est « bouchardée » et non « layée » comme dans les parties anciennes, preuve manifeste d’une réfection ; en outre, des fouilles récentes ont mis à jour toutes les fondations. La reconstitution que Viollet-le-Duc en a faite est non seulement ingénieuse dans ses détails, mais certainement exacte en son ensemble (fig. 33).

Cet édicule sur plan carré, soutenu par des arcades conformes à celles des galeries du cloître, formait deux travées dans chaque sens, couvertes de quatre
ABBAYE DE FONTENAY
Ph. L. Bégule.
LE CLOÎTRE (TRAVÉE MÉRIDIONALE)
Ph. L. B.
31. Lavabo de l’abbaye du Thoronet.

voûtes d’arêtes dont les sommiers reposaient sur une colonne centrale passant au travers d’une vasque circulaire. Cette vasque, alimentée par un conduit, laissait échapper l’eau par de nombreuses tubulures percées sur son pourtour, permettant ainsi à un grand nombre de religieux de se laver en même temps ; l’eau retombait dans un bassin inférieur. Le conduit servant à l’évacuation des eaux existe encore et correspond exactement à l’emplacement de la fontaine d’ablutions ; il se déverse dans un canal de décharge passant sous la grande salle et le réfectoire.

La vasque de Fontenay a disparu, mais parmi toutes celles qui subsistent encore[4], il en est deux peu connues qui montrent ce que pouvait être celle de notre abbaye. Ce sont celles de Pontigny, qui sont conservées dans le jardin de l’abbaye par le propriétaire actuel, M. P. Desjardins.

De forme circulaire et très aplatie, elles sont monolithes et ont plus de trois mètres de diamètre, rappelant d’assez près, par leurs profils, celle de Saint-Denis. À chacune d’elles, trente religieux pouvaient simultanément faire leurs ablutions à autant de tubulures pratiquées autour de leurs bords dénués de toute ornementation (fig. 32). L’une d’elles repose sur une robuste colonne ; la seconde semble avoir eu pour support quatre colonnettes, comme dans l’état actuel.

Ph. L. B.
32. Vasque de l’abbaye de Pontigny.

Il est assez difficile de préciser la situation que devait occuper la seconde de ces vasques, attendu que l’abbaye de Pontigny, étant essentiellement agricole, ne possédait pas, comme Clairvaux, un autre lavabo dans un petit cloître réservé aux travaux littéraires. On en juge par le plan de 1760. C’est l’une des vasques de Pontigny qui a été fidèlement copiée pour servir de modèle à la fontaine qui s’élève au milieu des jardins de Fontenay.

33. Plan et perspective du lavabo de Fontenay.
On suppose la partie antérieure de l’édicule enlevée. Au fond, on reconnaît la galerie et la porte du réfectoire (A, plan).
(Dessin de Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l’Architecture Française, I-VI, p. 173.)
  1. D’Arbois de Jubainville, Étude sur l’état intérieur des abbayes cisterciennes, 1858, p. 60.
  2. Parmi les armoires de monastère les mieux conservées, il faut citer le groupe de trois niches avec rayons de pierre de l’abbaye de Bosquem (Côtes-du-Nord), xiiie siècle. Cf. Enlart, Manuel d’Archéologie, II, 27.
  3. En Italie, il faut citer surtout ceux de Fossanova et de Montréal ; en Espagne, ceux de Poblet (Catalogne), de Santas-Creus, province de Tarragone, de Rueda, province de Saragosse ; en Allemagne celui de Maulbronn (Wurtemberg), etc.
  4. On peut citer celles de Fontfroide, xiie siècle (Musée de Carcassonne) ; de Daoulas, xiie (Finistère) ; de l’abbaye de Poblet, xiie (Catalogne) ; de l’abbaye de Saint-Denis, xiiie (cour de l’École des Beaux-Arts de Paris), etc.