L’Abbaye de Northanger/1

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 1-14).


L’ABBAYE


DE NORTHANGER.




CHAPITRE I.


De toutes les personnes qui ont connu Catherine Morland, dans son enfance, il n’en est pas qui aient dû la croire née pour figurer comme héroïne de roman. Le caractère de son père, celui de sa mère, le sien propre, sa personne, sa position dans la société, tout enfin semblait la destiner à l’obscurité, qui est le partage de la multitude. Son père, Pasteur respectable, n’avait rien de distingué, ni dans la personne, ni dans les manières ; il s’occupait beaucoup du soin de sa fortune, modeste, mais indépendante, et très-peu de l’éducation de ses enfans. Mistriss Morland joignait le bon sens à la bonhomie ; bien constituée, elle avait eu trois fils avant la naissance de Catherine, et, en dépit de la prédiction de plusieurs bonnes femmes de son voisinage, qui lui avaient prophétisé qu’elle perdrait le jour en le donnant à cette dernière, elle eut encore depuis six autres enfans. La santé parfaite de cette bonne mère, heureuse de voir tous ses enfans croître autour d’elle, donnait un grand échec à la science des tireuses d’horoscopes.

C’est une belle famille que celle qui est composée de dix enfans, tous sains et bien conformés ! Voilà ce qu’on admirait dans celle de Mistriss Morland. On y remarquait aussi un trait commun à tous, celui d’une simplicité un peu trop grande peut-être, dont Catherine n’était pas plus exempte que les autres.

Dans la plus tendre jeunesse, Catherine avait de la vivacité dans les yeux, mais son teint était pâle ; ses cheveux étaient noirs, sans boucles et peu épais, ses traits gros, ses membres forts ; enfin son corps ne semblait pas, plus que son esprit, destiné par la nature à représenter, comme je l’ai déjà dit, le principal personnage d’un roman. Elle n’aimait que les jeux des petits garçons ; elle s’amusait plus à tourmenter un hanneton, qu’à faire la toilette de sa poupée ; à élever un moineau, qu’à soigner ces roses, dont les auteurs représentent la culture, comme l’amusement chéri des jeunes beautés, desquelles ils nous donnent l’histoire : voulait-elle des fleurs, elle les arrachait plutôt qu’elle ne les cueillait, encore était-ce pour les effeuiller et les éparpiller aussitôt.

Elle ne montrait de dispositions pour aucune chose ; elle ne faisait attention à rien de ce qu’elle entendait, ne s’appliquait à rien de ce qu’on lui apprenait, n’en retenait rien. Sa mère avait été trois mois à lui faire répéter son Pater, et malgré cela, sa jeune sœur Sally, le savait beaucoup mieux qu’elle.

Toutefois Catherine n’était ni stupide, ni sans moyens : elle apprit, aussi vite qu’aucune autre jeune personne, la fable du Lièvre et de ses amis. Comme elle s’était habituée à faire résonner les cordes d’un ancien instrument qu’elle trouva dans un coin de la maison, elle consentit avec joie au désir que sa mère avait de lui faire apprendre la musique. Elle s’en occupa pour la première fois à huit ans ; mais elle s’en lassa bien vîte. Mistriss Morland, qui ne voulait pas faire de ses filles des virtuoses, en dépit de leur goût et de leurs dispositions, donna son consentement au renvoi du maître, et ce jour fut un des plus heureux de la vie de Catherine.

Son goût pour le dessin n’était pas plus prononcé. Elle ne manquait jamais, à la vérité, de prendre les feuilles blanches des lettres que recevait rarement sa mère, et les morceaux de papier qu’elle trouvait, pour crayonner dessus des maisons, des arbres, des poules, etc. ; mais tous ces objets se distinguaient fort peu l’un de l’autre. Son père lui montrait à écrire et à compter ; sa mère lui apprenait un peu de français. Ses progrès étaient très-faibles ; son principal soin était d’échapper aux leçons.

Son caractère, quoiqu’assez bizarre, n’était cependant pas mauvais ; son cœur était bon. Rarement elle était entêtée, presque jamais querelleuse ; quoique turbulente, et un peu grossière, elle était assez douce avec ses jeunes compagnes ; elle n’aimait pas de rester à la maison ; enfin, elle n’était pas très-propre, et son plus grand plaisir était de se rouler sur le plancher ou sur le gazon.

Telle était Catherine Morland, à l’âge de dix ans. À quinze ans, il s’était opéré en elle un changement remarquable : son teint était devenu plus clair, ses traits s’étaient adoucis, ses yeux s’étaient animés ; elle avait les jolies couleurs de la jeunesse, et un peu d’embonpoint ; sans être belle, elle était devenue assez agréable : les goûts qu’elle avait eus dans l’enfance étaient remplacés par d’autres plus convenables, tels que ceux d’arrangement et de propreté : elle commençait même à soigner sa toilette ; elle avait alors le plaisir d’entendre quelquefois ses parens remarquer ce changement avantageux, et se dire : « Catherine est tout-à-fait gentille… aujourd’hui elle est presque jolie… » Il est bien doux à quinze ans de savoir qu’on est jolie, surtout lorsqu’on n’avait entendu parler jusques là que de ses défauts.

Mistriss Morland était une bonne mère, elle désirait que ses enfans fussent bien élevés ; mais son temps était tellement employé à soigner et à instruire les plus jeunes, que les aînés devaient nécessairement être négligés, et s’occuper eux-mêmes de leur éducation, pour acquérir quelques talens.

Ainsi Catherine, abandonnée à elle-même, n’avait que des goûts et des idées très-simples, et préférait naturellement, à quinze ans, les jeux et les exercices de cet âge, à l’étude et à la lecture, du moins à la lecture des livres sérieux ; car elle lisait assez volontiers ceux qui ne contenaient aucune leçon, aucune réflexion, et qui ne demandaient aucune application.

Mais de quinze à dix sept ans ce ne fut plus la même chose : elle lut, des ouvrages de nos poëtes, ceux dont une héroïne doit avoir indispensablement la mémoire ornée, afin de pouvoir en citer à propos divers passages. Par exemple, elle apprit de Pope à s’indigner contre ceux qui

« Entourent le malheur de mépris, »

« bear about the mockery of woe. »

de Gray

« Qu’un grand nombre de fleurs naissent dans le désert, y brillent, l’embaument et disparaissent sans avoir été admirées. »

« Many a flower is born to blush unseen,
« And waste its fragrance on the desert air
. »

De Thompson

« Que c’est une occupation ennuyante que celle d’animer et de développer une jeune imagination. »

— « It is a delightful task
« To teach the young idea how to shoot.
 »

Dans Shakspeare, ses idées prirent un plus grand essort ; entre plusieurs pensées remarquables, elle retint celle-ci :

« Que pour la jalousie, les soupçons les plus légers, sont des preuves authentiques. »

— « Trifles light as air,
« Are, to the jealous, confirmation strong,
« As proofs of Holy Writ
. »

« Que nous faisons éprouver à l’insecte que nous foulons aux pieds sans y faire attention, des douleurs tout aussi cruelles que celles que le plus grand des êtres peut ressentir par une mort violente. »

« The poor beetle, which we tread upon,
« In corporal sufferance feels a pang as great
« As when a giant dies
. »

« Que les regards d’une jeune femme sensible sont comme ceux de la résignation, appuyée sur un tombeau et souriant au malheur. »

« like Patience on a monument
« Smiling at Grief.
 »

Ce qui était bien suffisant pour son instruction littéraire.

Elle finit aussi par acquérir quelques connaissances sur d’autres objets : sans être capable de faire des vers, elle parvint à goûter ceux qui étaient bien faits ; sans être virtuose, sans s’extasier quand elle entendait un morceau de Rossini, elle parvint à l’écouter sans ennui, et même à juger assez sainement de l’exécution. Mais le dessin était encore resté pour elle une occupation inconnue ; elle n’en avait pas la plus légère notion, et n’aurait pu crayonner la plus simple esquisse ; n’ayant aucune amie de cœur dont elle désirât conserver l’image tracée de sa main, n’ayant encore rencontré aucun homme qui occupât son imagination, elle regrettait peu et ne sentait nullement la privation du plus aimable des arts.

Catherine était parvenue à l’âge de dix-sept ans, sans avoir inspiré une grande passion, sans avoir excité d’admiration, sans avoir entendu les louanges de la flatterie, et celles de l’exagération :

Ce serait sans doute, une chose étonnante, si quelques lords ou quelques baronnets eussent habité dans son voisinage ; mais il n’en existait aucun dans les environs de Fullerton ; mais on n’y rencontrait aucune famille dans laquelle on eût élevé un enfant, déposé avec mystère près du château, aucun jeune homme dont la naissance seulement fut inconnue, M. Morland n’avait point de pupille, le ministre du lieu n’avait point de fils. Toutefois si Catherine est destinée à la célébrité du roman, fut-elle dans un désert, il y viendra Chevalier, Baronnet ou Prince ; gardez-vous d’en douter !

Cependant près de Fullerton en Wiltshire, il existait un bien considérable dont M. Allen, attaqué de la goutte, était devenu propriétaire. Le médecin lui ordonna les eaux de Bath ; Mistriss Allen devait y suivre son mari.

Mistriss aimait Catherine ; elle l’invita à les y accompagner. Celle-ci fut enchantée de la proposition, à laquelle M. et Mist. Morland donnèrent leur consentement avec joie, quand ces excellens parens virent combien elle faisait de plaisir à leur fille.