L’Abbaye de Northanger/10

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 159-192).



CHAPITRE X.


Le soir Catherine alla au spectacle avec Mistriss Allen. À peine étaient-elles placées, que Mistriss Thorpe vint avec sa famille et M. Morland se réunir à elles. Oh ! comment, ma chère Catherine, dit Isabelle en entrant dans la loge, vous êtes ici la première ! Charmante fille !… Elle s’assit à ses côtés ; puis s’adressant à James, qui s’était aussi placé près de sa sœur, je vous préviens, M. Morland, lui dit-elle, que je ne vous adresserai pas un mot de la soirée ; arrangez-vous là-dessus. C’était effectivement pour elle une belle occasion d’entretenir son amie d’une partie des cent mille choses qu’elle lui avait annoncé avoir à lui dire sur tout ce qui s’était passé depuis un siècle qu’elles n’avaient pu causer en particulier. Comment vous êtes-vous portée, ma chère Catherine, reprit-elle, pendant l’éternité que nous n’avons pu être ensemble ? Mais ais-je besoin de le demander, en voyant l’éclat brillant de vos beaux yeux ? En vérité, je ne vous ai jamais vue coiffée avec autant de goût : c’est une perfidie ; quel homme pourra vous résister ! Mon frère, je vous l’assure est déjà vaincu par vos charmes : quant à M. Tilney…, mais c’est encore un secret… Malgré toute votre modestie, vous ne pouvez plus douter maintenant de ses sentimens. Son retour à Bath ne les fait que trop paraître. Je donnerais tout au monde pour le voir ; j’en ai une impatience inexprimable. Ma mère dit que c’est le plus aimable jeune homme que l’on puisse trouver. Elle l’a vu ce matin, vous le savez. Montrez-le moi, je vous en prie ; est-il maintenant dans la salle ? Pour Dieu, regardez bien ; je vous assure que je n’aurai pas un moment de tranquillité que je ne l’aie vu. — Je ne crois pas qu’il soit ici, dit Catherine ; je ne le vois nulle part. — C’est affreux ! Je ne le rencontrerai donc jamais !… Aimez-vous ma robe, ma chère ? La forme des manches est entièrement de mon invention. Croiriez-vous que je suis extrêmement fatiguée de Bath ? J’en parlais ce matin avec votre frère, nous nous accordions à dire qu’il était agréable d’y passer quelques semaines ; mais que pour des millions nous ne consentirions pas à y fixer notre résidence. Ce n’est pas en cela seul que nos goûts se rapportent, nous préférons aussi le séjour de la campagne à celui de la ville ; enfin pendant toute notre conversation il a régné une telle conformité dans nos opinions que c’en était presque ridicule. Pour rien au monde je n’aurais voulu que vous y fussiez présente : vous êtes maligne, vous n’auriez pas manqué de faire quelques méchantes remarques. — Pourquoi cela ? Je vous assure que je n’en aurais fait aucune. — Oh ! certainement vous en auriez fait ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même ; vous n’auriez pas manqué de dire que nous étions nés l’un pour l’autre, ou de faire quelqu’autre plaisanterie pareille qui m’aurait fort embarrassée et m’aurait fait monter le rouge au visage. Je vous le répète, pour rien au monde je n’aurais voulu que vous eussiez été là. — En vérité, vous vous trompez ; non-seulement je n’aurais fait ni sur ce sujet, ni sur tout autre, aucune remarque inconvenante, mais la pensée ne m’en serait pas même venue. Isabelle sourit de manière à faire entendre qu’elle n’en croyait rien, et s’entretint avec James tout le reste de la soirée.

Le désir que Catherine avait de rencontrer Miss Tilney s’accrut encore le lendemain, et lui fit prendre la résolution de retourner le jour même à la Pump-Room. La crainte que quelques nouvelles propositions ne vinssent mettre obstacle à ses projets la tourmenta jusqu’au moment de sa sortie ; mais elle fut assez heureuse pour ne pas être contrariée et retardée par des visites importunes. Elle se rendit donc à la Pump-Room avec M. et Mistriss Allen. Le premier après avoir bu son verre d’eau se réunit à quelques hommes pour parler des événemens politiques du jour, et comparer la manière différente dont les diverses feuilles rendent compte du même fait. Mistriss Allen et Catherine se promenèrent ensemble en examinant chaque nouveau visage, chaque nouveau chapeau. Un quart d’heure plus tard Mistriss Thorpe arriva avec sa famille et M. Morland. Catherine, suivant sa coutume se réunit à Isabelle, James resta avec elles, et se séparant insensiblement de la compagnie ils se promenèrent tous trois ensemble. Catherine ne tarda pas à sentir tout ce que cette société avait de désagréable pour elle, puisqu’elle s’y trouvait comme entièrement isolée. Isabelle et James ne s’occupaient que de causer entr’eux ; ils élevaient quelques discussions sentimentales qu’ils soutenaient en se parlant à voix basse et en laissant échapper de tems à autre quelques éclats de rire. S’ils adressaient la parole à Catherine, ce que toutefois ils ne faisaient que très-rarement, c’était pour lui demander de décider sur la question qu’ils agitaient et sur laquelle elle pouvait d’autant moins donner son avis qu’elle n’en avait pas entendu un mot.

Fatiguée du rôle qu’elle jouait, elle chercha et parvint à se séparer d’Isabelle ; elle ne fut pas long-tems sans apercevoir Miss Tilney, qui arrivait avec Mistriss Hughes. Le plaisir la ranima et la conduisit à la rencontre de celle qu’elle désirait si ardemment trouver. Elle en fut accueillie avec beaucoup de politesse, et ses avances furent reçues avec des marques d’amitié. Elles se promenèrent ensemble tout le tems que les deux sociétés restèrent dans la Pump-Room. Elles firent des observations, des réflexions qui sans doute avaient été faites auparavant plus de mille fois à chaque saison et dans le même lieu, mais qui avaient ici le mérite assez rare d’être exprimées avec simplicité, sans aucune recherche et avec le caractère de l’exacte vérité. Comme votre frère danse bien ! fut une exclamation ingénue qui échappa à Catherine à la suite de cette conversation : cette exclamation étonna et fit sourire Miss Tilney. Henri ! dit-elle en riant ; oui, il danse assez bien. — Il ne peut avoir dernièrement pensé que mal de moi. Il m’avait invitée à danser, je n’ai pu accepter son offre, et je lui ai donné pour motif que j’avais un engagement. Il aura remarqué que je suis restée assise ; cependant dans la réalité j’étais engagée pour toute la soirée avec M. Thorpe. Miss Tilney inclina la tête et ne répondit rien. Vous ne pouvez imaginer, reprit Catherine, quelle a été ma surprise, en le revoyant ; je le croyais parti. — Quand Henri a eu le plaisir de vous voir pour la première fois, il n’était à Bath que pour deux jours, et il y était venu y choisir notre logement. — C’est ce qui ne m’est pas venu en idée. Ne le rencontrant nul part, il était naturel de penser qu’il était parti. La jeune demoiselle avec laquelle il a dansé mardi ne se nomme-t-elle pas Miss Smith ? — Oui, c’est une connaissance de Mistriss Hughes. — Elle paraissait bien contente de danser. Trouvez-vous qu’elle soit jolie ? — Non : pas absolument. — Votre frère ne vient donc jamais à la Pump-Room ? — Pardonnez-moi, il y vient quelquefois : ce matin il a monté à cheval avec mon père. Dans ce moment Mistriss Hughes s’approcha, et demanda à Miss Tilney si elle était prête à retourner. — J’espère, dit Catherine à celle-ci, que j’aurai bientôt le plaisir de vous revoir. Irez-vous demain au bal ? Cela serait possible. Oui, je pense que nous irons. — J’en suis bien aise ; car nous irons aussi. Après une réponse polie de Miss Tilney, on se sépara.

Miss Tilney recueillit dans cet entretien quelques notions sur les sentimens de sa nouvelle amie, qui de son côté était bien éloignée de soupçonner qu’elle eût pu dire quelque chose qui fût capable de la trahir. Catherine rentra donc à la maison très-heureuse de ce que la matinée avait répondu à son désir. La soirée du jour suivant fut alors le nouveau sujet qui occupa toutes ses pensées. La robe qu’elle devait mettre, la coiffure qu’elle devait choisir, devinrent l’objet important de ses réflexions. Je ne chercherai point à la justifier, parce que la parure est toujours une occupation frivole, et que le soin excessif que l’on en prend nuit pour l’ordinaire aux avantages que l’on a reçus de la nature. C’est ce que Catherine ne pouvait ignorer. Sa grand’tante lui avait fait une lecture sur ce sujet aux dernières fêtes de Noël. Elle n’en veilla pas moins assez long-tems la nuit du mercredi au jeudi, pour avoir le loisir de délibérer si elle mettrait sa robe de mousseline brodée à la main ou celle qui était brodée au tambour. Si ce n’eût été pour le lendemain, elle n’aurait certainement pas manqué d’en acheter une neuve.

Elle tombait dans l’erreur commune à presque toutes les femmes, erreur dont il faudrait qu’elles fussent toutes averties plutôt par une personne de l’autre sexe que du nôtre, par un frère plutôt que par une grand’tante. Un homme en effet doit en être cru lorsqu’il assure que les hommes font peu d’attention à une robe neuve. Qu’il serait désolant pour bien des femmes d’apprendre d’une manière sûre le peu d’effet qu’une parure riche et nouvelle fait sur le cœur des hommes, et quel effet la différence d’une robe de soie, de mousseline ou de jassenar produit sur leurs sentimens. La parure d’une femme n’est que pour sa satisfaction propre. Elle peut en être plus brillante, mais non plus belle, plus admirée, mais non plus aimée. Une parure propre et soignée suffit pour plaire aux hommes ; une simplicité de bon goût est presque toujours ce qu’il y a de plus favorable à la beauté. Mais aucune de ces importantes réflexions ne vint à la pensée de Catherine.

Le jeudi soir elle arriva au bal dans une disposition d’esprit bien différente de celle qu’elle y avait apportée le mardi précédent. Alors elle était sous le poids d’un engagement avec M. Thorpe, et aujourd’hui elle mettait tous ses soins à éviter sa rencontre et une nouvelle invitation de sa part. Quoiqu’elle ne pensât pas, quoiqu’elle n’osât pas même penser que M. Tilney voulût l’inviter une troisième fois à danser, elle le désirait cependant, elle l’espérait, et elle tâchait d’arranger les choses de manière à rester libre. Toutes les jeunes personnes peuvent comprendre les agitations de notre héroïne dans ce moment. Il n’en est guères qui ne les aient éprouvées quelquefois : n’ont-elles pas toutes eu à craindre ou cru avoir à craindre les poursuites de celui qu’elles voulaient éviter, et à éprouver l’inquiétude de ne pas fixer l’attention de celui auquel elles désiraient plaire ?

À l’approche des Thorpe, Catherine éprouva les angoisses de l’agonie ; elle cherchait de tout son pouvoir à se dérober à la vue de John. Se tournait-il de son côté, elle était saisie d’un frisson mortel. Les quadrilles se formaient et les Tilney ne paraissaient nulle part. Ne me condamnez pas, ma chère Catherine, lui dit tout bas Isabelle : je ne puis me dispenser de danser encore avec votre frère. Je sais tout ce que cela peut avoir de choquant, je ne cesse de le lui répéter et de lui en faire honte à lui-même, il insiste toujours : il faut que vous me rassuriez par votre exemple ; venez avec nous, ma chère amie, vous danserez avec John ; il nous a quittés, mais il va revenir dans le moment ; et sans attendre de réponse, elle disparut avec James. John Thorpe était assez éloigné, mais Catherine le voyait encore et n’en désirait que plus vivement qu’il disparût aussi. C’est ce qu’il fit à la fin. Dès le moment où elle n’eut plus à l’observer, ni à le craindre, elle resta les yeux absolument fixés sur son éventail, se livrant à des pensées qu’elle taxait elle-même de folie. Car en supposant que M. Tilney fût dans cette foule, il pouvait se passer beaucoup de tems avant qu’il l’aperçût ; il pouvait aussi avoir engagé une autre partener. Ces idées l’absorbaient toute entière. Ce fut M. Tilney lui-même qui la tira de cet état, en lui adressant une respectueuse invitation. On concevra sans peine avec quel délicieux battement de cœur cette invitation fut acceptée. La joie la plus franche était peinte dans ses yeux. Elle se leva avec empressement, et le suivit avec un trouble qu’il lui était impossible de cacher. Échapper à l’ennui presqu’inévitable de danser avec John ; être invitée par M. Tilney aussitôt qu’elle en avait été aperçue, comme s’il avait eu lui-même le désir de la chercher ; avoir été libre de l’accepter ; c’était ce qu’elle avait regardé comme presqu’impossible, et ce qui l’élevait au plus haut dégré de la félicité.

À peine étaient-ils parvenus à s’assurer une place, que l’attention de Catherine fut attirée par la présence de John qui s’arrêta devant elle. Comment, Miss Morland, dit-il ! Comment ! Vous ici ? Je croyais que nous devions danser ensemble. — Je m’étonne que vous ayez eu cette pensée, puisque vous ne m’avez pas invitée. — Fort bien ! De par Dieu, je vous ai engagée tout en entrant dans la salle, et je suis revenu pour vous rappeler cet engagement au moment que vous veniez de quitter votre place… C’est un tour perfide que vous me jouez. Je ne viens ici que pour l’amour de vous, que pour vous faire danser… et vous vous étiez engagée avec moi depuis mardi dernier. Oui, oui, je me souviens de la demande que je vous ai faite, quand vous étiez dans l’anti-chambre et que vous mettiez votre manteau. J’ai dit à tous mes amis que cette nuit je danserais avec la plus jolie personne du bal. Quand ils vous verront danser avec un autre, c’est alors que je vais être l’objet de leurs railleries.

— Eh non ! Ils ne pourront jamais me reconnaître au portrait que vous dites leur avoir fait de moi.

— S’ils ne vous reconnaissaient pas ils mériteraient tous d’être jettés à la porte comme des imbéciles. Quel est donc votre partener actuel ?

— M. Tilney.

— Tilney ! répéta-t-il. Hem, je ne connais pas ce nom-là. C’est une bonne figure d’homme. Vous êtes bien ensemble. Sait-il manier un cheval ? J’ai ici un de mes amis, Samuel Fletcher, qui en a un à vendre : tout le monde court après. C’est un fameux cheval pour la course. Il ne le fait que quarante guinées ; en demandât-il cinquante que je les donnerais ; car ma manie est d’acheter un bon cheval quand je le trouve. Mais Fletcher hésite, il ne veut rien conclure. Que ne donnerais-je pas pour un bon cheval de chasse : j’en ai trois maintenant ; jamais il n’y en eut de meilleurs ; je n’en donnerais pas un pour huit cents guinées. Nous avons résolu, Fletcher et moi, de louer une maison en Leicester-Shire pour la saison prochaine, car il est diablement désagréable de vivre à l’auberge.

Ce propos fut le dernier auquel Catherine fut obligée de prêter attention. Une longue suite de dames qui passèrent entr’elle et John les sépara. M. Tilney s’approchant alors, lui dit : ce gentelman a épuisé ma patience ; je n’aurais pu m’empêcher de la lui témoigner, s’il fût resté une minute de plus avec vous. C’est un affront réel qu’il m’a fait en me privant ainsi de ma partener : nous avons pour cette soirée une espèce de contrat, dans le but de nous faire jouir mutuellement de la société l’un de l’autre. Ce qu’elle peut nous offrir d’agréable nous appartient exclusivement, de manière que personne ne peut s’emparer de l’attention de l’un sans blesser les droits de l’autre. Je comparerais volontiers l’engagement pour la danse à celui du mariage : fidélité et complaisance, voilà ce qui constitue les devoirs principaux et réciproques de ces deux espèces d’engagemens. Ceux qui n’en forment point n’ont pas plus de droits sur une partener que sur la femme d’un autre. — Cependant ces deux liens sont bien différens. — Croyez-vous qu’ils ne puissent être comparés. — Il me le semble. — Deux personnes qui se marient ne peuvent plus se séparer ; elles doivent pour toujours demeurer et vivre ensemble ; tandis que celles qui s’unissent pour danser n’ont guères qu’une demi-heure à se trouver à côté l’une de l’autre dans une grande salle. — Voilà la manière dont vous considérez le mariage et la danse : sous ce rapport, je conviens qu’effectivement leur ressemblance n’est pas frappante ; mais il est un autre point de vue sous lequel on peut les envisager. Vous ne vous refuserez sans doute pas à avouer que dans les deux cas l’homme a le privilége de choisir, et la femme celui de refuser ; qu’il y a de chaque côté entre un homme et une femme un engagement formé pour l’avantage de chacun : que, dès qu’il est contracté, l’un appartient exclusivement à l’autre jusqu’au moment de la dissolution ; qu’il est du devoir de l’un de ne donner à l’autre aucun sujet de regretter de n’avoir pas fait un autre choix ; qu’il est de l’intérêt de chacun de ne pas chercher à trouver plus de perfections dans tout autre que dans son partener, et de ne pas s’arrêter à la pensée qu’il eût été plus heureux s’il eût fait un autre choix. Ne convenez-vous pas de cela ? — Sans doute, ce que vous dites est vrai ; malgré cela, j’ai de la peine à croire que ce ne soit pas deux choses assez différentes pour ne pouvoir être vues sous un même rapport, ni être comparées ensemble. — Votre opinion tient à la différence que vous établissez entre ces deux choses. Dans le mariage, vous ne voyez l’homme que comme le soutien de la femme, et vous croyez que l’obligation de celle-ci ne consiste qu’à s’appliquer à rendre sa maison agréable à son mari. Celui-ci donc doit être tout entier à l’utile, et celle-là est faite pour l’agréable. Dans le bal au contraire les choses suivent un ordre inverse. Les soins, les attentions, les complaisances sont le partage de l’homme, et la femme n’a à s’occuper que de son éventail, de son flacon. Tels sont les différences qui vous frappent et qui vous font regarder toute comparaison comme impossible. — Je vous assure que ces idées ne me sont jamais venues dans l’esprit. — Allons je vois bien que vous n’êtes pas de mon avis ; cependant permettez moi une observation ; votre manière de voir ne laisse pas d’être inquiétante pour moi, vous ne voulez admettre aucune obligation dans les devoirs de partener, vous ne les regardez pas comme aussi sérieux que le vôtre peut le désirer, dès-lors je dois craindre que si le cavalier qui vient de vous quitter, ou quelqu’autre même revenait, vous ne croyez pouvoir, sans blesser mes droits, causer avec ces Messieurs pendant tout le tems que vous avez bien voulu m’accorder à moi seul. — M. Thorpe est un ami particulier de mon frère ; il vient me parler, je ne puis refuser de lui répondre, mais excepté lui et mon frère, je ne connais dans cette salle aucun cavalier qui puisse venir causer avec moi. — Ah ! si je ne dois avoir que ce motif de sécurité ! Hélas… ! Hélas… ! — Mais pouvez-vous en avoir de meilleur : je ne connais personne, je n’ai envie de causer avec personne. — Ce dernier motif me rassure, je vais reprendre courage.

Trouvez vous toujours Bath aussi agréable que vous le trouviez lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois ? — Encore davantage. — Vous n’y pensez donc pas ? Ne savez-vous pas qu’au bout d’un certain tems on doit en être fatigué, et qu’à la fin des six semaines on ne peut plus y tenir. — Je crois que quand j’y resterais six mois je ne m’y ennuyerais pas. — Vous entendrez cependant répéter par tout le monde que Bath comparé à Londres, ne peut paraître long-tems agréable. Chacun vous dira : pendant six semaines je trouve Bath charmant ; mais après ce tems c’est le lieu le plus monotone qu’on puisse voir. Tel est le langage ordinaire de toutes les personnes qui viennent régulièrement chaque année pour y passer six semaines, qui y restent un an et en partant sont tout étonnées d’y avoir fait un aussi long séjour.

— Je crois cela possible ; chacun juge par comparaison. Ceux qui demeurent à Londres peuvent ne pas aimer Bath ; mais moi je ne trouverai jamais cette ville aussi triste que le petit village que j’habite et qui n’offre aucun agrément, tandis qu’ici on trouve à passer agréablement la journée par la variété des plaisirs qu’on y rencontre.

— Vous n’aimez donc pas la campagne ?

— Pardonnez-moi je l’aime ; j’y ai toujours vécu ; j’y ai toujours été assez heureuse. Mais certes il n’y a nulle comparaison à faire entre la manière de vivre à Bath, et celle de vivre à la campagne, où chaque jour on fait la même chose.

— Mais à la campagne vos occupations sont plus solides, plus utiles.

— Les miennes ?

— Oui les vôtres ; pourquoi pas ?…

— Elles y sont à peu-près les mêmes qu’ici.

— Cependant ici vous n’êtes occupée qu’à vous amuser.

— Je m’amuse aussi à Fullerton ; peut-être pas aussi bien qu’ici, je m’y promène comme je le fais à Bath ; la différence qu’il y a c’est qu’ici je vois un grand concours de monde, tandis qu’à Fullerton je ne vois que Mistriss Allen avec laquelle je suis souvent seule.

Cette naïveté plut fort à M. Tilney. Seule avec Mistriss Allen, répéta-t-il, cela n’est pas bruyant.

Quand vous retournerez à Fullerton combien de choses vous aurez à raconter à vos parens ! Vous leur direz tout ce que vous aurez vu, tout ce que vous aurez fait.

— Oh, mon Dieu, oui ; je leur conterai tout ce que j’aurai vu avec Mistriss Allen et les autres personnes ; quand je retournerai à la maison, il me semble que je ne pourrai parler d’autre chose que de Bath, car je l’aime beaucoup : si j’avais ici papa, maman et mes sœurs, je crois que je serais trop heureuse ; l’arrivée de mon frère ainé m’a fait un bien grand plaisir. Il est venu à Bath en même tems qu’une autre famille avec laquelle il est lié, et avec laquelle j’ai fait connaissance. Je ne conçois pas, en vérité, que l’on puisse dire que l’on est ennuyé ou fatigué de Bath.

Sans doute avec la candeur des sentimens que vous manifestez il est impossible de s’ennuyer à Bath ; mais les papas, les mamans, les frères, les amies intimes ne sont pas les objets qui occupent ici exclusivement nos élégantes baigneuses ; les bals, les spectacles, les plaisirs, et sur-tout les plaisirs nouveaux, ont bien plus d’attraits pour elles.

Ici la danse qui commença vint mettre fin à leur conversation, et ils ne s’occupèrent plus que du plaisir de danser. M. Tilney reconduisit ensuite Catherine à sa place ; à peine fut-elle assise qu’elle remarqua, dans le nombre des spectateurs un gentelman qui la regardait beaucoup, et qui ne tarda pas à venir se placer immédiatement derrière son partener. C’était un très-bel homme, d’une figure imposante ; il avait passé l’âge de la jeunesse, mais il en avait conservé la vigueur. Il parla à voix basse, mais avec familiarité, à M. Tilney, sans cesser d’avoir les regards attentivement fixés sur Catherine. Celle-ci qui s’en aperçut se troubla, rougit, tourna la tête d’un autre côté, s’imaginant qu’elle n’attirait ainsi l’attention que parce qu’on trouvait quelque chose à redire en elle. Ce gentelman s’éloigna ; et M. Tilney s’adressant à Catherine, vous êtes curieuse, lui dit-il, de savoir ce que j’ai à vous dire de ce gentelman : il sait votre nom ; il est bien juste que je vous apprenne le sien : c’est le général Tilney, mon père.

— Oh ! Ce fut la seule réponse de Catherine, mais quelles paroles auraient été plus obligeamment expressives que cet « oh ». Alors à son tour elle ne cessa de tenir ses yeux, où se peignait l’admiration, attachés sur le général ; elle suivit tous ses mouvemens jusqu’à ce qu’il se fût perdu dans la foule. Quelle belle famille, pensa Catherine ; et elle avait la plus grande peine à contenir cette exclamation, prête à lui échapper à chaque instant.

En causant avec M. Tilney vers la fin de la soirée, une nouvelle source de félicité s’ouvrit pour elle. Depuis qu’elle était à Bath elle n’avait encore fait aucune promenade dans les environs de cette ville. Miss Tilney qui les connaissait tous lui en parla de manière à exciter sa curiosité ; mais comment la satisfaire, n’ayant personne qui voulût les parcourir avec elle ? C’est la réflexion qu’elle fit. Aussitôt M. et Miss Tilney s’offrirent pour faire avec elle quelques unes de ces promenades le matin, quand elle le désirerait. Dès demain s’écria-t-elle transportée de plaisir ; rien au monde ne me sera plus agréable. La proposition fut accepté très-obligeamment par Miss Tilney sous la seule condition qu’il ne pleuvrait pas. Catherine assura qu’il ferait très-beau ; et il fut convenu qu’on irait la prendre à midi dans Pulteney-Street. Souvenez-vous, demain à midi, fut la recommandation que se firent les nouvelles amies en se séparant. L’ancienne amie de Catherine, celle qui depuis quinze jours, lui parlait tant de sa tendresse, la démonstrative Isabelle ne se présenta pas à elle de toute la soirée. Elle aurait cependant bien voulu la voir pour lui faire le récit de tout ce qui causait sa joie. Mais il fallut céder au désir que Mistriss Allen lui témoigna de se retirer. Ses esprits étaient tellement agités que ni le repos que l’on trouve chez soi, ni la tranquillité de la nuit ne purent les calmer.