L’Abbaye de Northanger/21

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 203-217).



CHAPITRE XI.


Un coup-d’œil suffit à Catherine pour lui faire voir que cet appartement ne ressemblait en rien à celui dont Henri lui avait fait la description : il n’était pas très-grand et il n’avait ni tapisseries à grands personnages, ni tentures de velours. Un joli papier décorait les murs, un tapis couvrait le parquet ; les fenêtres n’étaient ni plus antiques, ni plus modernes que celles du salon ; les meubles, quoiqu’ils ne fussent pas du dernier goût, étaient beaux et commodes. La chambre en général semblait très-soignée. L’esprit de Catherine fut à l’instant tranquillisé sur ce point. Elle résolut de ne pas perdre son tems à examiner chaque objet en détail, dans la crainte de désobliger le Général, en se faisant attendre. Elle s’était hâtée de se déshabiller ; elle se disposait à ouvrir sa malle pour y prendre ce qui était nécessaire à sa toilette, lorsque tout-à-coup ses regards tombèrent sur un grand et large coffre, posé à terre, à l’un des côtés de la cheminée. À cette vue, elle s’arrêta ; oubliant tout le reste, elle demeura immobile, les yeux attachés sur ce coffre. Une foule de pensées vinrent l’assaillir. Quelle chose étrange ! Devais-je m’attendre à en trouver de semblables ? Un grand coffre noir ! Que contient-il ? Comment est-il placé ici ? Il est derrière les autres meubles, comme si on eût voulu le cacher ! Il faut que je regarde dedans. Quoiqu’il m’en coûte il le faut et de suite pendant qu’il fait jour. Si j’attends le soir, ma lumière peut s’éteindre ! Elle s’approche, elle l’examine soigneusement. Il était de cèdre ; il était habilement travaillé en marqueterie de bois brun ; il était élevé à un pied de terre et posé sur un soutien bien sculpté. La serrure était d’argent noirci par le tems, à chaque angle il y avait eu de belles garnitures en argent ; mais il n’en restait plus que quelques morceaux ; au milieu du couvercle était un chiffre mystérieux du même métal. Catherine se baissa aussitôt pour l’examiner ; elle ne put parvenir à découvrir avec certitude aucune lettre, de quelque côté qu’elle le regardât ; elle ne put y découvrir un T… Ne devait-il pas lui paraître bien extraordinaire, que quelque meuble dans cette maison pût porter un autre chiffre ? Quelles étranges conjectures devait-elle faire ? Si ce coffre n’appartenait pas originairement à la famille Tilney, par quelle voie extraordinaire, par quel singulier événement se trouvait-il chez le Général et placé en cet endroit ?

Sa curiosité, qui n’était pas sans crainte, augmentait toujours ; elle résolut de la satisfaire, quoiqu’il en pût arriver, et de voir ce que ce coffre contenait ; elle porta une main tremblante sur le fermoir de la serrure ; après beaucoup d’efforts et de difficultés, elle était parvenue à soulever le couvercle à la hauteur de deux doigts, quand un coup frappé à la porte de sa chambre l’arrêta ; elle laissa échapper le couvercle, qui retomba avec bruit. L’importune qui arrivait si mal-à-propos était la femme de chambre de Miss Tilney, que celle-ci lui envoyait. Catherine la remercia et la congédia de suite ; mais pensant à la nécessité où elle était de s’habiller promptement, elle fut forcée, en dépit de sa curiosité, de songer à sa toilette, sans perdre un moment. Pendant qu’elle y travaillait, ses pensées, ses regards avaient sans cesse pour objet ce coffre, si bien fait pour l’occuper et l’alarmer. Quoiqu’elle ne cédât pas encore à la tentation de faire un second essai pour l’ouvrir, elle revint plus d’une fois de son côté. Après avoir passé sa robe et presque fini sa toilette, elle crut pouvoir contenter son impatiente curiosité : un moment peut lui suffire ; puisqu’elle a déjà commencé à ouvrir le coffre, elle peut donc espérer de l’ouvrir entièrement, malgré les difficultés qu’il présente. Elle emploie toutes ses forces, et ce n’est plus en vain ; le lourd couvercle cède ; elle parvient à le jeter contre le mur. Et quel fut son étonnement, quand elle vit que ce coffre mystérieux qu’elle était parvenue à ouvrir avec tant de peines, ne renfermait qu’une courte-pointe de coton blanc, proprement pliée et posée dans le fond.

Elle était droite devant ce coffre, et rouge de honte et de surprise, quand Miss Tilney, désirant savoir si son amie était prête, entra dans sa chambre et ajouta par sa présence une peine de plus à celles de la pauvre Catherine, qui souffrait de voir un témoin de son indiscrète curiosité, et de penser que ce témoin ne manquerait pas d’attribuer à cette curiosité l’emploi du tems qui s’était déjà écoulé.

Elle s’empressa de refermer le coffre et de se remettre à son miroir. Ce vieux coffre est assez curieux, n’est-il pas vrai, dit Miss Tilney ? Il est impossible de savoir depuis combien de générations il est à la maison. Je ne sais pourquoi il a été placé dans cette chambre ; mais je l’y laisse parce qu’il est bon pour y mettre quelquefois des robes ou des chapeaux. Ce qu’il y a de désagréable, c’est qu’il est difficile à ouvrir : il est bien dans ce coin ; il ne gêne personne. Catherine ne pouvait répondre ; elle rougissait, arrangeait sa robe, faisait les plus sages réflexions, se pressait, enfin elle fut en état de descendre.

Miss Tilney n’osait lui faire part des craintes que le retard lui causait. Elles étaient fondées ; car le Général se promenait dans le salon, sa montre à la main, et il venait au moment où elles entraient de tirer avec violence le cordon de la sonnette pour ordonner qu’on servît le dîner à l’instant. Catherine trembla en l’entendant parler si haut ; elle était pale, respirait à peine, souffrait du ton qu’il avait envers ses enfans, et maudissait intérieurement les vieux coffres. Le Général reprit avec elle ses manières polies ; il gronda sa fille de ce qu’elle avait pressé sa charmante amie, qui était ainsi entrée toute hors d’haleine, ce qui n’était point du tout nécessaire. Il continua sur ce ton jusqu’au moment où il prit place à table, et il s’occupa à satisfaire un excellent appétit.

La salle à manger était une belle pièce, suivie d’un grand salon, d’une dimension égale, que l’on pouvait réunir en faisant disparaître une séparation mobile. L’une et l’autre étaient meublés avec un luxe et une élégance qui étaient perdus pour les yeux inexpérimentés de Catherine, qui ne remarquait que le nombre des meubles et la grandeur de la salle, sur laquelle elle exprima tout haut son admiration. Le Général dit, avec un air de satisfaction, qu’effectivement c’était une pièce d’une assez belle régularité, que sans donner à ce sujet plus d’importance qu’il ne fallait, il regardait une grande salle à manger, comme une chose indispensable, qu’il supposait qu’elle était habituée à voir chez M. Allen de bien plus grandes salles.

— Non, en vérité, dit Catherine avec une modeste assurance, la salle à manger de M. Allen est à peine égale à la moitié de celle-ci ; je suis sûre que de sa vie il n’en a vu d’aussi grande. La bonne humeur du Général s’accrut à cette réponse. Il ajouta qu’ayant de telles pièces, il était naturel qu’il en fît usage ; mais qu’en honneur il croyait qu’on était mieux dans une salle moins grande, et qu’il était persuadé que la maison de M. Allen était exactement ce qui convenait pour une habitation où l’on réunit le plaisir et le bonheur.

La soirée se passa sans qu’il survînt rien de nouveau qui troublât la tranquillité ; quand par intervalles le Général s’absentait, tout le monde était gai et affectueux ; mais quand il était présent, il inspirait de la contrainte. Alors Catherine sentait une légère fatigue de son voyage, peut-être un peu celle de la présence de M. Tilney ; elle éprouvait cependant un sentiment de bonheur qui dominait tous les autres, et en outre elle pouvait penser à ses amis de Bath, sans toutefois former le souhait de les rejoindre.

La nuit fut orageuse ; le vent qui s’était élevé plusieurs fois par intervalles, pendant l’après-midi, augmenta dans la soirée, amena une pluie abondante et produisit une espèce de tempête, que Catherine entendit avec frayeur en traversant la salle. Le vent qui soufflait avec violence dans l’angle du bâtiment, ferma avec grand bruit une porte placée dans l’éloignement. Ce fut alors pour la première fois que Catherine sentit qu’elle était véritablement dans une abbaye. C’étaient là en effet des sons caractéristiques ; ils rappellaient à sa mémoire une foule de situations, de scènes terribles passées dans des bâtimens semblables et pendant de pareilles tempêtes. Elle n’avait cependant pas à redouter pour la nuit la cruauté des assassins, ni même la poursuite de convives un peu gais. Henri n’avait fait que plaisanter le matin dans tout ce qu’il lui avait dit. Dans une maison si bien montée, si bien soignée, elle ne devait avoir rien à craindre, elle ne trouverait rien de secret, elle pouvait aller dans sa chambre à coucher avec autant de sécurité qu’elle en avait à Fullerton. Toutes ces pensées qui se présentaient à elle fortifièrent si bien son esprit, qu’en montant l’escalier, elle se sentit capable d’entrer dans sa chambre d’un pas ferme et d’un regard assuré. Son courage augmenta encore quand elle vit que l’appartement de Miss Tilney n’était qu’à quatre pas du sien. La vue d’un bon feu de bois de chêne bien allumé la satisfit aussi… Comme il est agréable, pensait-elle, en s’approchant de la cheminée, de trouver un bon feu près de son lit, au lieu de rester transie de froid, en attendant que toute une famille soit couchée, comme il arrive à tant de pauvres jeunes filles. Que je suis heureuse que Northanger soit tel qu’il est ! Si j’étais ailleurs, je ne sais ce que je deviendrais en pensant à l’épouvantable tems qu’il fait : je crois que je mourrais de peur ; mais ici, il n’y a rien à craindre ; je suis parfaitement tranquille.



FIN DU SECOND VOLUME.