L’Abbaye de Northanger/31

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 205-214).



CHAPITRE X.


M. et Mist. Morland furent extrêmement surpris d’entendre M. Tilney leur demander leur consentement à son union avec leur fille. Ils restèrent quelque tems stupéfaits ; jamais il ne leur était venu dans la pensée qu’il pourrait y avoir d’attachement entre ces deux jeunes gens ; comme ils croyaient que rien n’était plus naturel que l’amour qu’avait pu inspirer Catherine, ils éprouvèrent l’heureuse émotion de l’orgueil des parens pour leurs enfans. En ce qui les concernait, ils n’avaient pas la moindre objection à faire ; les manières agréables de M. Tilney, la raison qu’il montrait étaient pour lui une puissante recommandation auprès d’eux, n’ayant jamais entendu dire de mal de lui, il n’était pas dans leur caractère d’en supposer ; la bienveillance leur tenait lieu d’expérience, et sa personne en inspirait. Catherine, dit Mist. Morland, après avoir réfléchi, fera une bien mauvaise femme de ménage ; il faudra patienter ; il n’y a rien de tel que la pratique.

On parla ensuite de l’obstacle qui, tant qu’il subsisterait, devait empêcher le mariage. Leur caractère était facile, mais leurs principes étaient fermes. Ils ne pouvaient donner leur consentement à cette union tant que le père de Henri s’y opposerait ; leurs prétentions étaient toujours simples ; ils ne pensaient pas à demander que le Général eût l’air de solliciter leur alliance, ou qu’il témoignât qu’il la souhaite et la voit avec grand plaisir ; ils ne mettaient ni raffinement ni vanité dans leur conduite ; ils n’exigeaient donc que son consentement ; jugeant d’après leur cœur, ils ne pouvaient croire qu’il le refusât long-tems, alors leur approbation suivrait immédiatement. Ce consentement seul les occupait ; ils ne pensaient pas à l’argent, ils étaient assurés que Henri aurait dans la suite, une fortune assez considérable ; son revenu actuel était indépendant et suffisant : sous tous les rapports ils regardaient cette union comme au-dessus des prétentions qu’ils auraient pu avoir pour leur fille.

Les jeunes gens ne durent pas être surpris de cette décision ; ils s’en affligèrent, mais ne s’en plaignirent pas ; ils se séparèrent en s’efforçant d’espérer, quoiqu’ils le crussent presqu’impossible qu’il se ferait bientôt un changement dans l’esprit du Général. Henri retourna dans sa résidence à Woodston (il n’en avait plus ailleurs) pour veiller à ses jeunes plantations, qui devaient à l’avenir rendre ce séjour plus agréable à Catherine. Celle-ci resta à Fullerton pour pleurer. Ne me demandez pas si tous deux adoucissaient les tourmens de l’absence par une correspondance secrète. M. et Mist. Morland étaient trop bons pour en avoir défendu une ouverte. Toujours quand il arrivait une bonne petite lettre pour Catherine ; ils avaient l’air de s’occuper d’autre chose, pour la lui laisser lire à son aise.

Les inquiétudes qui devaient être le partage de Henri et de Catherine et qui seraient les mêmes pour tous les amans qui se trouveraient dans leur position pourraient, si nous le voulions, amener de longs récits à mes lecteurs qui, se voyant arrivés presqu’à la dernière page, s’attendent au contraire que je vais conclure brusquement ce mariage ; source d’une félicité parfaite et inaltérable. Mais comment peut-il se faire si promptement ? Quel événement assez puissant pourra vaincre la résistance du Général, et le faire un peu céder ? Cet événement qui eut lieu dans le cours de l’été suivant fut le mariage de sa fille avec un Lord fort riche. Outre la fortune, ce Lord apportait à Éléonore un titre fait pour satisfaire l’ambition de son père, qui en ressentit une telle joie qu’il eut un accès de bonne humeur qui lui dura plusieurs jours. Éléonore en profita pour solliciter le pardon de son frère. Le Général dit qu’il lui accordait la permission de faire une sottise, puisque tel était son bon plaisir.

Le mariage d’Éléonore l’unissait à l’homme de son choix et mettait un terme aux chagrins qu’elle éprouvait à Northanger depuis le bannissement de Henri. Il fut un sujet de grande satisfaction pour tous ses amis qui l’aimaient sincèrement. Je le partage avec eux, car je ne connais personne qui ait plus qu’elle de mérite sans prétentions, et qui ait été préparée par plus de peines habituelles au bonheur dont elle méritait de jouir. Depuis long-tems elle était aimée de l’homme qu’elle venait d’épouser. L’infériorité du rang et de la fortune de celui-ci l’avaient toujours empêché de découvrir ses sentimens. Une succession, qui le rendit possesseur d’un titre et d’une fortune inespérée, anéantit tous les obstacles.

L’époux d’Éléonore était vraiment digne d’elle. Indépendamment de la pairie à laquelle il était monté, de sa fortune, de son amour, il était un charmant jeune homme dans toute la signification de ce mot. Il est inutile que je m’étende plus au long sur son mérite. Quand on a dit le plus charmant jeune homme du monde, chacun se le représente aussitôt. Tout ce que je puis dire par rapport à lui, (les règles de la composition me défendant l’introduction d’un caractère qui n’a aucune liaison avec mon histoire) ; c’est que le rouleau de mémoires, qu’un valet de chambre négligent avait oubliés, était de lui.

L’influence du vicomte et de la vicomtesse en faveur de Henri fut secondée par l’impression que fit sur le Général la conduite désintéressée de M. Morland, il pensa que le second rapport de Thorpe n’était pas plus vrai que le premier, que la vengeance semblait lui avoir inspiré, puisque Catherine aurait en mariage une dot considérable ; sa famille n’était pas pauvre et encore moins dans le besoin, comme Thorpe l’avait dit. Cette dot affaiblit beaucoup les motifs de son opposition et adoucit les regrets que son orgueil avait fait naître. De plus il parvint à se procurer secrètement la certitude que Fullerton était une libre propriété des Allen ; que ceux-ci n’avaient pas d’héritier substitué, comme l’avait assuré Thorpe. Alors le champ des espérances lui fut encore ouvert de ce côté.

En conséquence, aussitôt après le mariage d’Éléonore, le Général permit à son fils de revenir à Northanger ; il lui remit le consentement qu’il donnait à son union avec Catherine dans une lettre fort polie, mais un peu emphatique, qu’il écrivit à M. Morland. Le mariage suivit immédiatement : la jeunesse dansa, et après douze mois écoules depuis leur première rencontre Catherine et Henri furent unis.

Il est assez beau pour eux de commencer la carrière d’un bonheur parfait, l’une à l’âge de dix-sept ans, l’autre à celui de vingt-huit ; quoique j’aie été la première à blâmer le Général de la barbarie de sa conduite, quand il s’opposait à leur félicité ; il me semble que nous devons maintenant penser que c’est par cette barbarie même qu’elle a été assurée. En effet les amans ont eu le tems de se mieux connaître, et leur attachement est devenu plus solide. Chacun peut avoir là-dessus son opinion ; mais la mienne et la morale de cet ouvrage est de recommander la tyrannie des pères pour que la désobéissance des fils puisse être récompensée.



fin du troisième et dernier volume.