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L’Abbaye de Northanger/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 47-58).



CHAPITRE IV.


Ce fut avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, que Catherine fit le jour suivant ses apprêts pour aller à la Pump-room ; elle espérait y trouver M. Tilney, et elle était portée à l’accueillir de la manière la plus gracieuse. Elle arriva de bonne heure à ce lieu, qui servait dans la matinée de point de ralliement pour tout Bath.

La foule allait, venait, circulait en tous sens, Catherine n’y vit qu’inconnus, qu’indifférens ; le seul qu’elle y attendait, le seul qu’elle y cherchait, n’y parut pas. Après s’être promenée jusqu’à l’extrême fatigue, dans tous les endroits où elle croyait pouvoir être bien vue, Mistriss Allen répéta encore une fois : « Que Bath est un lieu délicieux ! que j’y aurais de plaisir si je rencontrais une seule de mes connaissances ! » Combien de fois avait-elle déjà vainement exprimé ce désir !

Cependant elle était au moment de justifier l’ancien adage, qui dit : « que celui qui sait attendre ne doit jamais désespérer, et qu’une constante persévérance réussit enfin. » Elle allait voir ses souhaits accomplis.

Il y avait à peine dix minutes qu’elle était assise, qu’une dame de son âge, placée à quelque distance, et qui depuis ce tems la considérait avec attention, se leva, s’approcha d’elle, et la saluant avec beaucoup de politesse, lui dit : j’espère, Madame, que je ne me trompe pas ; quoiqu’il y ait bien long-tems que je n’aie eu l’avantage de vous voir ; je crois que c’est à Mistriss Allen que j’ai l’honneur de parler : sur la réponse affirmative, l’inconnue se nomma, et soudain, au nom de Mistriss Thorpe, Mistriss Allen se rappela les traits d’une intime amie d’école, qu’elle n’avait vue qu’une seule fois depuis que toutes deux étaient mariées : il y avait quinze ans qu’elles s’étaient perdues de vue et qu’elles n’avaient eu aucunes nouvelles l’une de l’autre. Cette rencontre leur causa un plaisir véritable.

Après les premiers complimens, elles s’entretinrent de la rapidité avec laquelle le tems s’était écoulé depuis leur séparation, du hasard qui les réunissait à Bath, du plaisir que l’on éprouve à revoir d’anciennes amies : puis elles se firent de mutuelles questions sur leurs familles, se demandant ce qu’étaient devenues leurs sœurs, leurs cousines. Comme chacune d’elles était plus pressée de donner des nouvelles que d’en apprendre, elles ne s’écoutaient ni l’une ni l’autre, s’interrompaient réciproquement, ou parlaient en même tems.

Mistriss Thorpe avait des enfans, ce qui lui donna, en matière de conversation, un grand avantage sur son amie. Elle la força à entendre l’étalage qu’elle fit des talens de ses fils, la description de la beauté de ses filles, les détails de leur éducation. John était à Oxford, Edward était négociant, Willaume était marin ; tous les trois dans leurs diverses carrières étaient aimés, considérés, plus que qui que ce fût. Mistriss Allen, qui n’avait point de semblables particularités à conter, ni de tels triomphes à faire résonner aux oreilles d’une amie distraite et un peu incrédule, était forcée de se taire, et de paraître prêter l’oreille à ce déluge d’effusions maternelles. Elle s’indemnisait de cette contrainte en examinant la toilette de Mistriss Thorpe ; et elle devint tout-à-fait contente, quand elle eut découvert que la pelisse de son amie n’était pas de moitié aussi belle que la sienne.

Voilà ce qui l’occupait, lorsque Mistriss Thorpe lui fit remarquer trois jeunes demoiselles qui s’approchaient, en se tenant par le bras. Ce sont, dit-elle, ma chère Mistriss Allen, mes trois filles. La plus grande est l’aînée ; elle se nomme Isabelle : elle est fort bien de figure : on admire beaucoup les autres ; mais je la crois la plus jolie. Elles seront toutes trois charmées de faire votre connaissance ; permettez que je vous les présente : ce qu’elle fit au même instant. À son tour, Mistriss Allen lui présenta son amie Miss Morland ; ce nom frappa les jeunes Thorpe. Après quelques complimens, « comme Miss Morland ressemble à son frère, » dit Isabelle à ses sœurs ! « C’est absolument lui. » « C’est tellement son portrait, dit la mère, que je n’aurais pu voir Miss Morland, sans deviner qu’elle est sa sœur. » « Cela est vrai ; il n’y a pas à s’y méprendre, » répétaient à la fois les jeunes Miss Thorpe.

Catherine fut d’abord étonnée ; mais à peine l’eût-on mise sur la voie, qu’elle se ressouvint que son frère James lui avait parlé quelquefois de la liaison intime qu’il avait formée avec un de ses amis de collége qui se nommait Thorpe, dont la famille demeurait près de Londres, et dans laquelle il était allé passer quelques jours pendant les dernières vacances de Noël. Toutes ces circonstances furent suffisantes aux trois sœurs pour les engager à dire à Miss Morland les choses les plus obligeantes, sur le désir qu’elles avaient de faire une plus ample connaissance avec elle, et même de former ensemble une liaison d’amitié, à l’exemple de leurs frères. Catherine fut sensible à toutes ces prévenances, y répondit comme elle le devait, et pour première preuve d’amitié, elle accepta le bras de l’aînée des Miss Thorpe, et fit, avec elles toutes, le tour de la salle. Elle était dans l’enchantement d’avoir enfin fait une connaissance agréable à Bath. M. Tilney fut entièrement oublié, tout le tems qu’elle causa avec Isabelle. L’amitié est le meilleur baume pour guérir les plaies de l’amour.

La conversation s’établit sur des sujets qui, entre de jeunes demoiselles, amènent promptement l’intimité, sur les bals, les assemblées, les robes, les modes. Miss Thorpe avait quatre ans de plus que Miss Morland ; ces quatre ans lui donnaient l’avantage d’être instruite sur tous ces objets et d’en parler avec sagacité. Elle compara les bals de Bath à ceux de Cambridge ; les modes de Bath à celles de Londres : elle rectifia les goûts de sa nouvelle amie, sur tout ce qui appartenait à la parure.

Sa pénétration s’étendait au-delà : au milieu de la plus grande foule elle savait distinguer l’homme à la mode ; bien plus un simple sourire lui suffisait pour deviner le genre d’intimité qui existait entre une lady et un gentleman. Tant de qualités, jointes à la facilité, à l’élégance même avec lesquelles Isabelle s’exprimait, pénétrèrent Catherine d’admiration, à un tel point qu’elle n’osait prendre avec elle ce ton de familiarité que les jeunes personnes emploient entr’elles. Cependant l’enjouement, l’aisance des manières d’Isabelle, qui lui répétait sans cesse qu’elle était heureuse d’avoir fait sa connaissance, qu’elle espérait bien devenir son amie, affaiblirent d’abord, et finirent par effacer ce sentiment de réserve, de manière à ne plus laisser subsister entr’elles que la plus franche et la plus aimable gaieté.

Après que ces amies, si nouvelles et déjà intimes, eurent fait plusieurs fois le tour de la Pump-Room, et qu’il fut question de se retirer, elles ne voulurent se quitter qu’à l’entrée de la maison qu’habitait Mistriss Allen, pour rester ensemble le plus long-tems possible ; là en se séparant on se serra tendrement la main, on se promit de se retrouver le soir au spectacle, le lendemain à la chapelle, suivant ce dont étaient convenues ensemble Mistriss Thorpe et Mistriss Allen. Après le dernier adieu, Catherine courut se mettre à la fenêtre, pour suivre des yeux Isabelle, et prolonger le plaisir de la voir. Elle admira sa tournure, l’élégance de cette amie, et se félicita beaucoup du hasard heureux qui lui avait procuré une si agréable société.

Mistriss Thorpe était une veuve, peu riche, femme excellente, mère indulgente. Sa fille aînée était belle ; les plus jeunes cherchaient à le paraître, en imitant en toutes choses les manières de leur sœur. Ce léger coup d’œil sur cette famille la fera connaître au lecteur autant que pourrait le faire le récit de toutes les conversations que Mistriss Thorpe eut pendant plusieurs jours avec Mistriss Allen, et dans lesquelles la première faisait toujours un long détail de tout ce qu’elle avait eu à souffrir de la part de plusieurs lords et de leurs agens, le tableau circonstancié de ses petites peines domestiques, de l’humeur de son mari, des inquiétudes que lui avaient causées ses enfans, et répétait enfin toutes les conversations intéressantes qu’elle avait eues sur ces divers objets depuis plus de vingt ans. Il y aurait bien là de quoi faire trois ou quatre chapitres ; mais pour le présent, j’en fais grâce au lecteur, sauf à y revenir plus tard, si cela devient nécessaire.