L’Abbaye de Northanger/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 71-84).



CHAPITRE VI.


En rapportant une conversation entre les deux amies, nous donnerons une idée juste de la solidité que leur intimité avait acquise après une liaison de huit à dix jours, et nous ferons connaître la délicatesse de leurs sentimens, l’originalité de leur esprit, leur goût pour la littérature.

Elles s’étaient donné rendez-vous à la Pump-Room : Catherine arriva un instant après le moment convenu. Comment, ma très-chère, s’écria Isabelle, comment pouvez-vous venir si tard ? J’étais d’une inquiétude extrême de ne pas vous voir arriver.

— Vraiment ; vous étiez inquiète ? J’en suis désolée… Cependant je crois être arrivée à l’heure fixée. Y a-t-il long-tems que vous êtes ici ?

— Il y a une éternité ! Voilà plus d’une demi-heure que je vous attends… Allons-nous asseoir à l’autre extrémité du salon, pour mieux jouir du plaisir d’être ensemble. J’ai mille choses à vous dire. D’abord j’ai été effrayée de la pluie survenue au moment où je me disposais à sortir. La vue de ces gros nuages me désolait. Savez-vous que j’ai vu à la fenêtre d’une boutique en Milsom-street le plus joli chapeau ; il est presque comme le vôtre, excepté que les rubans sont coquelicots, tandis que ceux-ci sont verts. Je l’ai regardé long-tems ; j’en avais bien envie. Mais vous, ma douce Catherine, qu’avez-vous fait ce matin ? Avez-vous beaucoup lu dans Udolphe ? — Beaucoup… J’en suis au voile noir. — Déjà !… Quelle charmante lecture !… pour le monde entier ; je ne vous dirais pas ce qui est derrière ce voile. Vous avez bien envie de le savoir ? — Oh oui ! j’en suis bien impatiente. Qu’est-ce que cela peut être ? Mais ne me le dites pas. Je n’aime pas à savoir les choses d’avance. Il me semble que ce doit être un squelette : je suis sûre que c’est celui de Laurencia. J’aime ce roman à la folie : je pourrais passer ma vie entière à le lire : je vous assure que si ce n’eût été pour venir avec vous, rien au monde ne me l’aurait fait quitter. — Charmante Créature ! Comme elle est aimable ! Combien je vous suis obligée ! Quand vous aurez fini Udolphe, nous lirons ensemble l’Italien. — Vous l’avez ! Oh que j’en suis contente ! En avez-vous encore d’autres ? — Oui sûrement : j’ai encore le Château de Wolfenbach, Clermont, les Avis mystérieux, la Nécromancie de la forêt noire, la Cloche de minuit, l’Orphelin du Rhin, les horribles Mystères. En voilà, je pense, pour quelque tems. — Oui ! cela est charmant : mais sont-ils tous aussi terribles ? — Tout autant, je vous l’assure ; car une de mes bonnes amies, Miss Andrews, la plus douce créature qui existe, les a tous lus, et m’a assurée qu’ils étaient tels. Je voudrais que vous connussiez cette aimable Miss Andrews ; vous en seriez enchantée. Elle s’est fait, elle-même la plus jolie robe que vous puissiez vous imaginer. Je la trouve belle comme un ange, et je suis toujours à quereller tous les hommes de ma connaissance, parce qu’ils ne l’admirent pas autant que je le fais. — Vous les querellez ! Comment vous osez les quereller, parce qu’ils ne la trouvent pas aussi belle que vous le voudriez ! — Assurément, il n’est rien que je ne fasse pour les personnes qui sont vraiment mes amies : je ne puis concevoir une amitié faible. Ce n’est pas le caractère de la mienne ; tous mes sentimens sont passionnés. Je disais au capitaine Hunt, cet hiver au bal, que je ne danserais pas avec lui de toute la soirée, s’il ne convenait que Miss Andrews était belle comme un ange. Les hommes nous croyent incapables d’avoir de l’amitié entre nous, je suis déterminée à leur prouver le contraire… Maintenant si j’entendais dire de vous un seul mot, qui ne fut pas à votre louange, je prendrais feu à l’instant… Mais cela n’arrivera pas, car vous êtes précisément de ce genre de femmes qui plaisent à tous les hommes. — Oh ! ma chère, dit Catherine, en rougissant, comment pouvez-vous parler ainsi ? — Je vous connais très-bien : vous avez de la vivacité, et Miss Andrews en manque absolument : je dois même convenir qu’il y a en elle quelque chose qui éloigne, et qu’elle peut sembler insipide quand on ne la connaît pas assez. Je puis vous dire aussi qu’hier quand vous passiez, j’ai vu un jeune homme vous regarder si attentivement, si long-tems, que je suis sûre qu’il est amoureux de vous. — Catherine rougit beaucoup, et se récria. — Isabelle riant l’assura sur son honneur que c’était l’exacte vérité ; mais je sais, dit-elle, avec un air de finesse, que vous êtes indifférente à l’admiration des hommes, excepté à celle d’un certain gentleman, dont cependant vous savez à peine le nom ; je ne puis vous blâmer, ajouta-t-elle avec sentiment ; je vous comprends parfaitement ; quand le cœur est vraiment touché, on est peu sensible aux soins des indifférens ; tout ce qui ne parle pas de l’objet préféré est si insipide, a si peu d’intérêt !… Ah ! je comprends à merveille votre apparente indifférence. — Ne croyez donc pas que je sois entièrement occupée de M. Tilney, d’un homme que peut-être je ne reverrai jamais. — Ne jamais le revoir ! pauvre chère ame ! ne parlez pas ainsi, je suis sûre que vous seriez très-malheureuse de penser ce que vous dites. — Malheureuse ! Non !… En vérité ; ma chère,… je ne cache pas que j’ai eu du plaisir à le voir ; mais quand je puis lire Udolphe, je ne pense plus à lui, je ne regrette plus personne !… Oh ! cet épouvantable voile noir, ma chère Isabelle, je l’ai toujours dans l’esprit, je gagerais que c’est le squelette de Laurencia qui est derrière. — Je suis vraiment étonnée que vous lisiez ce livre pour la première fois. Mistriss Morland, je le suppose, vous empêche de lire des romans. — Non pas du tout ; elle lit elle-même souvent Sir Charles Grandisson ; mais pour des livres nouveaux, nous n’en avons point à la maison. — Sir Charles Grandisson ! C’est là un roman bien ennuyeux, bien extraordinaire, n’est-il pas vrai ? Je me souviens que Miss Andrews n’a jamais pu en lire le premier volume jusqu’à la fin. — Il ne ressemble nullement à Udolphe ; mais je vous assure qu’il est aussi fort intéressant. — En vérité !… Vous m’étonnez ; je croyais qu’il était impossible de le lire ; mais, ma chère, comment vous coiffez-vous pour ce soir ? Je suis décidée, malgré les dangers de la comparaison, à me coiffer et à m’habiller précisément comme vous ; ce sera un rapprochement de plus entre nous. Et puis vous savez comme les hommes observent ces choses-là !… Elles leur prouvent l’intimité qui unit deux femmes. — Mais je ne comprends pas qu’il soit nécessaire de la leur prouver relativement à nous, dit Catherine innocemment. Que cela soit nécessaire ! s’écria Isabelle ; ah ! ma chère, les hommes sont si fats, si présomptueux, qu’il nous croyent continuellement occupées d’eux, et du soin de leur plaire : pour moi, je mets tout mon plaisir à les désoler, à les tenir à une grande distance, et à leur prouver que je préfère, à eux tous, une amie, une tendre amie. — Je n’ai pourtant jamais remarqué cette présomption ; je les ai toujours trouvés fort polis avec moi ! — Oh ! cependant ils se donnent des airs ! ils sont si suffisans ! ils se croyent si importans !… Oh ! ce sont de sottes créatures. Mais, à propos, quoique j’y aie déjà pensé cent fois, je ne vous ai pas encore demandé quels sont les hommes auxquels vous donnez la préférence : aux grands ou aux petits ; aux bruns ou aux blonds ? — Je n’en sais trop rien ; je n’y ai jamais pensé : il me semble que je préférerais les bruns, quand ils ne sont pas trop noirs. Très-bien, Catherine ; c’est précisément lui ; car je n’ai pas oublié le portrait que vous m’avez fait de M. Tilney : un beau teint, des cheveux bruns, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! mon goût est différent : je préfère un beau blond, avec des yeux bleus, bien doux, un teint un peu pâle ; ne me trahissez pas par une indiscrétion, quand vous vous trouverez avec quelqu’un de votre connaissance qui ressemble à ce portrait. — Vous trahir ! que voulez-vous dire ? — Rien : c’est une distraction ; je ne voulais rien dire de cela ; je me laisse toujours entraîner ; mais quittons ce sujet.

Catherine étonnée se tut pendant quelque tems. Elle allait reprendre son sujet favori, le squelette de Laurencia, lorsqu’Isabelle s’écria : pour l’amour du ciel, éloignons-nous de cette place ! Savez-vous qui sont ces deux hommes qui, depuis une demi-heure, ne cessent de nous regarder ? Ils m’ont toute décontenancée : allons-nous en ; regardez s’ils n’ont pas la hardiesse de nous suivre : j’en ai grande peur. Tout en marchant, elle tenait à la main sa liste des étrangers, et la parcourait pour chercher à connaître les noms de ces deux hommes, quand Catherine, remplissant le rôle qui lui avait été donné, observait pour voir de quel côté ils se dirigeaient. — « J’espère, dit Isabelle, qu’ils ont pris un autre chemin, et qu’ils n’ont pas l’impertinence de nous suivre. Dites-moi s’ils viennent ; je crains de tourner la tête. » Catherine l’assura qu’il était inutile de s’éloigner davantage, que ces deux gentlemans étaient sortis par une porte opposée. — Et par laquelle, dit vivement Isabelle, en tournant promptement la tête : l’un d’eux est un très-joli jeune homme. — Par celle qui ouvre sur le chemin qui conduit à l’église. — Bien ! je suis très-contente d’être délivrée d’eux. Maintenant retournons à Edgar’s-Buildings, je vous montrerai mon nouveau chapeau ; vous aurez du plaisir à le voir. — Volontiers ; mais de ce côté n’y a-t-il pas à craindre que vous rencontriez ces deux étrangers ? — Je ne pensais pas à cela. Je désire pourtant que vous voyez mon chapeau : dépêchons-nous, nous les éviterons. — Il vaut mieux attendre quelques minutes, ils seront alors passés, et nous n’aurons pas la crainte de les rencontrer. — Oh, certainement je ne me gênerai pas ainsi pour eux. Je ne suis pas habituée à faire voir aux hommes qu’ils sont si dangereux : voilà ce qui les gâte. Catherine, n’ayant rien à opposer à ce raisonnement, suivit Isabelle, qui, pour exécuter la résolution où elle était d’humilier et de braver le sexe entier, suivit le chemin que les deux jeunes gens avaient pris.