L’Abbesse de Castro/V

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L’Abbesse de Castro
Chroniques italiennesMichel Lévy frères (p. 85-100).
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V


Mais, le surlendemain, Jules était de retour à Castro ; il amenait huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le suivre et s’exposer à la colère du prince, qui quelquefois avait puni de mort des entreprises du genre de celle dans laquelle ils s’engageaient. Jules avait cinq hommes à Castro, il arrivait avec huit ; et toutefois quatorze soldats, quelques braves qu’ils fussent, lui paraissaient insuffisans pour son entreprise, car le couvent était comme un château-fort.

Il s’agissait de passer par force ou par adresse la première porte du couvent ; puis il fallait suivre un passage de plus de cinquante pas de longueur. A gauche, comme on l’a dit, s’élevaient les fenêtres grillées d’une sorte de caserne où les religieuses avaient placé trente ou quarante domestiques, anciens soldats. De ces fenêtres grillées partirait un feu bien nourri dès que l’alarme serait donnée.

L’abbesse régnante, femme de tête, avait peur des exploits des chefs Orsini, du prince Colonna, de Marco Sciarra et de tant d’autres qui régnaient en maîtres dans les environs. Comment résister à huit cents hommes déterminés, occupant à l’improviste une petite ville telle que Castro, et croyant le couvent rempli d’or ?

D’ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze ou vingt bravi dans la caserne à gauche du passage qui conduisait à la seconde porte du couvent ; à droite de ce passage il y avait un grand mur impossible à percer ; au bout du passage on trouvait une porte en fer ouvrant sur un vestibule à colonnes ; après ce vestibule était la grande cour du couvent, à droite le jardin. Cette porte en fer était gardée par la tourière.

Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva à trois lieues de Castro, il s’arrêta dans une auberge écartée pour laisser passer les heures de la grande chaleur. Là seulement il déclara son projet ; ensuite il dessina sur le sable de la cour le plan du couvent qu’il allait attaquer.

— A neuf heures du soir, dit-il à ses hommes, nous souperons hors la ville ; à minuit nous entrerons ; nous trouverons vos cinq camarades qui nous attendent près du couvent. L’un d’eux, qui sera à cheval, jouera le rôle d’un courrier qui arrive de Rome pour rappeler la signora de Campireali auprès de son mari, qui se meurt. Nous tâcherons de passer sans bruit la première porte du couvent que voilà au milieu de la caserne, dit-il en leur montrant le plan sur le sable. Si nous commencions la guerre à la première porte, les bravi des religieuses auraient trop de facilité à nous tirer des coups d’arquebuse pendant que nous serions sur la petite place que voici devant le couvent, ou pendant que nous parcourrions l’étroit passage qui conduit de la première porte à la seconde. Cette seconde porte est en fer, mais j’en ai la clé.

— Il est vrai qu’il y a d’énormes bras de fer ou valets, attachés au mur par un bout, et qui, lorsqu’ils sont mis à leur place, empêchent les deux ventaux de la porte de s’ouvrir. Mais, comme ces deux barres de fer sont trop pesantes pour que la sœur tourière puisse les manœuvrer, jamais je ne les ai vues en place ; et pourtant j’ai passé plus de dix fois cette porte de fer. Je compte bien passer encore ce soir sans encombre. Vous sentez que j’ai des intelligences dans le couvent ; mon but est d’enlever une pensionnaire et non une religieuse ; nous ne devons faire usage des armes qu’à la dernière extrémité. Si nous commencions la guerre avant d’arriver à cette seconde porte en barreaux de fer, la tourière ne manquerait pas d’appeler deux vieux jardiniers de soixante-dix ans qui logent dans l’intérieur du couvent, et les vieillards mettraient à leur place ces bras de fer dont je vous ai parlé. Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au-delà de cette porte, démolir le mur, ce qui nous prendra dix minutes ; dans tous les cas, je m’avancerai vers cette porte le premier. Un des jardiniers est payé par moi ; mais je me suis bien gardé, comme vous le pensez, de lui parler de mon projet d’enlèvement. Cette seconde porte passée, on tourne à droite, et l’on arrive au jardin ; une fois dans ce jardin, la guerre commence, il faut faire main basse sur tout ce qui se présentera. Vous ne ferez usage, bien entendu, que de vos épées et de vos dagues ; le moindre coup d’arquebuse mettrait en rumeur toute la ville, qui pourrait nous attaquer à la sortie. Ce n’est pas qu’avec treize hommes comme vous, je ne me fisse fort de traverser cette bicoque : personne, certes, n’oserait descendre dans la rue ; mais plusieurs des bourgeois ont des arquebuses, et ils tireraient des fenêtres. En ce cas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci soit dit en passant. Une fois dans le jardin du couvent, vous direz à voix basse à tout homme qui se présentera : Retirez-vous ; vous tuerez à coups de dague tout ce qui n’obéira pas à l’instant. Je monterai dans le couvent par la petite porte du jardin avec ceux d’entre vous qui seront près de moi ; trois minutes plus tard je descendrai avec une ou deux femmes que nous porterons sur nos bras, sans leur permettre de marcher. Aussitôt nous sortirons rapidement du couvent et de la ville. Je laisserai deux de vous près de la porte, ils tireront une vingtaine de coups d’arquebuse, de minute en minute, pour effrayer les bourgeois et les tenir à distance.

Jules répéta deux fois cette explication.

— Avez-vous bien compris ? dit-il à ses gens. Il fera nuit sous ce vestibule ; à droite le jardin, à gauche la cour ; il ne faut pas se tromper.

— Comptez sur nous, s’écrièrent les soldats. — Puis ils allèrent boire ; le caporal ne les suivit point et demanda la permission de parler au capitaine.

— Rien de plus simple, lui dit-il, que le projet de votre seigneurie. J’ai déjà forcé deux couvens en ma vie, celui-ci sera le troisième ; mais nous sommes trop peu de monde. Si l’ennemi nous oblige à détruire le mur qui soutient les gonds de la seconde porte, il faut songer que les bravi de la caserne ne resteront pas oisifs durant cette longue opération ; ils vous tueront sept à huit hommes à coups d’arquebuse, et alors on peut nous enlever la femme au retour. C’est ce qui nous est arrivé dans un couvent près de Pologne : on nous tua cinq hommes, nous en tuâmes huit ; mais le capitaine n’eut pas la femme. Je propose à votre seigneurie deux choses : je connais quatre paysans des environs de cette auberge où nous sommes, qui ont servi bravement sous Sciarra et qui pour un sequin se battront toute la nuit comme des lions. Peut-être ils voleront quelque argenterie du couvent ; peu vous importe, le péché est pour eux ; vous, vous les soldez pour avoir une femme, voilà tout. Ma seconde proposition est ceci : Ugone est un garçon instruit et fort adroit ; il était médecin quand il tua son beau-frère et prit la machia (la forêt). Vous pouvez l’envoyer une heure avant la nuit à la porte du couvent ; il demandera du service, et fera si bien qu’on l’admettra dans le corps-de-garde ; il fera boire les domestiques des nones ; de plus il est bien capable de mouiller la corde à feu de leurs arquebuses.

Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. Comme celui-ci s’en allait, il ajouta :

— Nous allons attaquer un couvent, il y a excommunication majeure, et, de plus, ce couvent est sous la protection immédiate de la Madone…

— Je vous entends, s’écria Jules comme réveillé par ce mot. Restez avec moi. Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet avec Jules. Cette prière dura une grande heure. A la nuit, on se remit en marche.

Comme minuit sonnait, Jules, qui était entré seul dans Castro sur les onze heures, revint prendre ses gens hors de la porte. Il entra avec ses huit soldats auxquels s’étaient joints trois paysans bien armés, il les réunit aux cinq soldats qu’il avait dans la ville, et se trouva ainsi à la tête de seize hommes déterminés ; deux étaient déguisés en domestiques, ils avaient pris une grande blouse de toile noire pour cacher leurs giacco (cottes de mailles), et leurs bonnets n’avaient pas de plumes.

A minuit et demi, Jules, qui avait pris pour lui le rôle de courrier, arriva au galop à la porte du couvent, faisant grand bruit et criant qu’on ouvrît sans délai à un courrier envoyé par le cardinal. Il vit avec plaisir que les soldats qui lui répondaient par la petite fenêtre, à côté de la première porte, étaient plus qu’à demi ivres. Suivant l’usage, il donna son nom sur un morceau de papier ; un soldat alla porter ce nom à la tourière, qui avait la clé de la seconde porte et devait réveiller l’abbesse dans les grandes occasions. La réponse se fit attendre trois mortels quarts d’heure ; pendant ce temps, Jules eut beaucoup de peine à maintenir sa troupe dans le silence : quelques bourgeois commençaient même à ouvrir timidement leurs fenêtres, lorsque enfin arriva la réponse favorable de l’abbesse. Jules entra dans le corps-de-garde, au moyen d’une échelle de cinq ou six pieds de longueur, qu’on lui tendit de la petite fenêtre, les bravi du couvent ne voulant pas se donner la peine d’ouvrir la grande porte ; il monta, suivi des deux soldats déguisés en domestiques. En sautant de la fenêtre dans le corps-de-garde, il rencontra les yeux d’Ugone ; tout le corps-de-garde était ivre, grace à ses soins. Jules dit au chef que trois domestiques de la maison Campireali, qu’il avait fait armer comme des soldats pour lui servir d’escorte pendant sa route, avaient trouvé de bonne eau-de-vie à acheter et demandaient à monter pour ne pas s’ennuyer tout seuls sur la place ; ce qui fut accordé à l’unanimité. Pour lui, accompagné de ses deux hommes, il descendit par l’escalier qui, du corps-de-garde, conduisait dans le passage.

— Tâche d’ouvrir la grande porte, dit-il à Ugone. Lui-même arriva fort paisiblement à la porte de fer. Là, il trouva la bonne tourière qui lui dit que, comme il était minuit passé, s’il entrait dans le couvent, l’abbesse serait obligée d’en écrire à l’évêque ; c’est pourquoi elle le faisait prier de remettre ses dépêches ; à une petite sœur que l’abbesse avait envoyée pour les prendre. A quoi Jules répondit que, dans le désordre qui avait accompagné l’agonie imprévue du seigneur de Campireali, il n’avait qu’une simple lettre de créance écrite par le médecin, et qu’il devait donner tous les détails de vive voix à la femme du malade et à sa fille, si ces dames étaient encore dans le couvent, et dans tous les cas à madame l’abbesse. La tourière alla porter ce message. Il ne restait auprès de la porte que la jeune sœur envoyée par l’abbesse. Jules, en causant et jouant avec elle, passa les mains à travers les gros barreaux de fer de la porte, et tout en riant, il essaya de l’ouvrir. La sœur, qui était fort timide, eut peur et prit fort mal la plaisanterie ; alors Jules, qui voyait qu’un temps considérable se passait, eut l’imprudence de lui offrir une poignée de sequins en la priant de lui ouvrir, ajoutant qu’il était trop fatigué pour attendre. Il voyait bien qu’il faisait une sottise, dit l’historien : c’était avec le fer et non avec l’or qu’il fallait agir, mais il ne s’en sentit pas le cœur : rien de plus facile que de saisir la sœur, elle n’était pas à un pied de lui de l’autre côté de la porte. A l’offre des sequins, cette jeune fille prit l’alarme. Elle a dit depuis qu’à la façon dont Jules lui parlait, elle avait bien compris que ce n’était pas un simple courrier : c’est l’amoureux d’une de nos religieuses, pensa-t-elle, qui vient pour avoir un rendez-vous, et elle était dévote. Saisie d’horreur, elle se mit à agiter de toutes ses forces la corde d’une petite cloche qui était dans la grande cour, et qui fit aussitôt un tapage à réveiller les morts.

— La guerre commence, dit Jules à ses gens, garde à vous ! — Il prit sa clé, et, passant le bras à travers les barreaux de fer, ouvrit la porte, au grand désespoir de la jeune sœur qui tomba à genoux et se mit à réciter des Ave.Maria en criant au sacrilège. Encore à ce moment, Jules devait faire taire la jeune fille, il n’en eut pas le courage : un de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche.

Au même instant, Jules entendit un coup d’arquebuse dans le passage, derrière lui. Ugone avait ouvert la grande porte ; le restant des soldats entrait sans bruit, lorsqu’un des bravi de garde, moins ivre que les autres, s’approcha d’une des fenêtres grillées, et, dans son étonnement de voir tant de gens dans le passage, leur défendit d’avancer en jurant. Il fallait ne pas répondre et continuer à marcher vers la porte de fer ; c’est ce que firent les premiers soldats, mais celui qui marchait le dernier de tous, et qui était un des paysans recrutés dans l’après-midi, tira un coup de pistolet à ce domestique du couvent qui parlait par la fenêtre, et le tua. Ce coup de pistolet, au milieu de la nuit, et les cris des ivrognes en voyant tomber leur camarade, réveillèrent les soldats du couvent qui passaient cette nuit là dans leurs lits, et n’avaient pas pu goûter du vin d’Ugone. Huit ou dix des bravi du couvent sautèrent dans le passage à demi nus, et se mirent à attaquer vertement les soldats de Branciforte.

Comme nous l’avons dit, ce bruit commença au moment où Jules venait d’ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldats, il se précipita dans le jardin, courant vers la petite porte de l’escalier des pensionnaires ; mais il fut accueilli par cinq ou six coups de pistolet. Ses deux soldats tombèrent, lui eut une balle dans le bras droit. Ces coups de pistolet avaient été tirés par les gens de la signora de Campireali, qui, d’après ses ordres, passaient la nuit dans le jardin, à ce autorisés par une permission qu’elle avait obtenue de l’évêque. Jules courut seul vers la petite porte, de lui si bien connue, qui, du jardin, communiquait à l’escalier des pensionnaires. Il fit tout au monde pour l’ébranler, mais elle était solidement fermée. Il chercha ses gens, qui n’eurent garde de répondre, ils mouraient ; il rencontra dans l’obscurité profonde trois domestiques de Campireali contre lesquels il se défendit à coups de dague.

Il courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour appeler ses soldats ; il trouva cette porte fermée : les deux bras de fer si lourds avaient été mis en place et cadenassés par les vieux jardiniers qu’avait réveillés la cloche de la petite soeur.

— Je suis coupé, se dit Jules.- Il le dit à ses hommes ; ce fut en vain qu’il essaya de forcer un des cadenas avec son épée : s’il eût réussi, il enlevait un des bras de fer et ouvrait un des ventaux de la porte. Son épée se cassa dans l’anneau du cadenas ; au même instant il fut blessé à l’épaule par un des domestiques venus du jardin ; il se retourna, et, acculé contre la porte de fer, il se sentit attaqué par plusieurs hommes. Il se défendait avec sa dague ; par bonheur, comme l’obscurité était complète, presque tous les coups d’épée portaient dans sa cotte de mailles. Il fut blessé douloureusement au genou ; il s’élança sur un des hommes qui s’était trop fendu pour lui porter ce coup d’épée, il le tua d’un coup de dague dans la figure, et eut le bonheur de.s’emparer de son épée. Alors il se crut sauvé ; il se plaça au côté gauche de la porte, du côté de la cour. Ses gens qui étaient accourus tirèrent cinq ou six coups de pistolet à travers les barreaux de fer de la porte et firent fuir les domestiques. On n’y voyait sous ce vestibule qu’à la clarté produite par les coups de pistolet.

— Ne tirez pas de mon côté, criait Jules à ses gens.

— Vous voilà pris comme dans une souricière, lui dit le caporal d’un grand sang-froid, parlant à travers les barreaux ; nous avons trois hommes tués. Nous allons démolir le jambage de la porte du côté opposé à celui où vous êtes ; ne vous approchez pas, les balles vont tomber sur nous ; il paraît qu’il y a des ennemis dans le jardin ?

— Les coquins de domestiques de Campireali, dit Jules.

Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pistolet, dirigés sur le bruit et venant de la partie du vestibule qui conduisait au jardin, furent tirés sur eux. Jules se réfugia dans la loge de la tourière qui était à gauche en entrant ; à sa grande joie, il y trouva une lampe presque imperceptible qui brûlait devant l’image de la Madone ; il la prit avec beaucoup de précautions pour ne pas l’éteindre ; il s’aperçut avec chagrin qu’il tremblait. Il regarda sa blessure au genou, qui le faisait beaucoup souffrir ; le sang coulait en abondance.

En jetant les yeux autour de lui, il fut bien surpris de reconnaître, dans une femme qui était évanouie sur un fauteuil de bois, la petite Marietta, la camériste de confiance d’Hélène ; il la secoua vivement.

— Eh quoi ! seigneur Jules, s’écria-t-elle en pleurant ; est-ce que vous voulez tuer la Marietta, votre amie ?

— Bien loin de là ; dis à Hélène que je lui demande pardon d’avoir troublé son repos, et qu’elle se souvienne de l’Ave Maria du Monte Cavi. Voici un bouquet que j’ai cueilli dans son jardin d’Albano ; mais il est un peu taché de sang ; lave-le avant de le lui donner.

A ce moment, il entendit une décharge de coups d’arquebuse dans le passage ; les bravi des religieuses attaquaient ses gens.

— Dis-moi donc où est la clé de la petite porte ? dit-il à la Marietta.

— Je ne la vois pas ; mais voici les clés des cadenas des bras de fer qui maintiennent la grande porte. Vous pourrez sortir.

Jules prit les clés et s’élança hors de la loge.

— Ne travaillez plus à démolir la muraille, dit-il à ses soldats, j’ai enfin la clé de la porte.

Il y eut un moment de silence complet, pendant qu’il essayait d’ouvrir un cadenas avec l’une des petites clés ; il s’était trompé de clé, il prit l’autre ; enfin, il ouvrit le cadenas ; mais, au moment où il soulevait le bras de fer, il reçut presque à bout portant un coup de pistolet dans le bras droit. Aussitôt il sentit que ce bras lui refusait le service.

— Soulevez le valet de fer, cria-t-il à ses gens ; il n’avait pas besoin de le leur dire. A la clarté du coup de pistolet, ils avaient vu l’extrémité recourbée du bras de fer à moitié hors de l’anneau attaché à la porte. Aussitôt trois ou quatre mains vigoureuses soulevèrent le bras de fer ; lorsque son extrémité fut hors de l’anneau, ou le laissa tomber. Alors on, put entr’ouvrir l’un des battans de la porte ; le caporal entra, et dit à Jules en parlant fort bas :

— Il n’y a plus rien à faire, nous ne sommes plus que trois ou quatre sans blessure, cinq sont morts.

— J’ai perdu du sang, reprit Jules, je sens que je vais m’évanouir dites-leur de m’emporter.

Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du corps-de-garde tirèrent encore trois ou quatre coups d’arquebuse, et le caporal tomba mort. Par bonheur, Ugone avait entendu l’ordre donné par Jules, il appela par leurs noms deux soldats qui enlevèrent le capitaine. Comme il ne s’évanouissait point, il leur ordonna de le porter au fond du jardin, à la petite porte. Cet ordre fit jurer les soldats ; ils obéirent toutefois.

— Cent sequins à qui ouvre cette porte ! s’écria Jules.

Mais elle résista aux efforts de trois hommes furieux. Un des vieux jardiniers, établi à une fenêtre du second étage, leur lirait force coups de pistolet, qui servaient à éclairer leur marche.

Après les efforts inutiles contre la porte, Jules s’évanouit tout-à-fait ; Ugone dit aux soldats d’emporter le capitaine au plus vite. Pour lui, il entra dans la loge de la sœur tourière, il jeta à la porte la petite Marietta, en lui ordonnant d’une voix terrible de se sauver et de ne jamais dire qui elle avait reconnu. Il tira la paille du lit, cassa quelques chaises et mit le feu à la chambre. Quand il vit le feu bien allumé, il se sauva à toutes jambes, au milieu des coups d’arquebuse tirés par les bravi du couvent.

Ce ne fut qu’à plus de cent cinquante pas de la Visitation qu’il trouva le capitaine, entièrement évanoui, qu’on emportait à toute course. Quelques minutes après on était hors de la ville, Ugone fit faire halte : il n’avait plus que quatre soldats avec lui il en renvoya deux dans la ville, avec l’ordre de tirer des coups d’arquebuse de cinq minutes en cinq minutes. — Tâchez de retrouver vos camarades blessés, leur dit-il, sortez de la ville avant le jour ; nous allons suivre le sentier de la Croce-Rossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque part, n’y manquez pas.

Lorsque Jules reprit connaissance, l’on se trouvait à trois lieues de la ville, et le soleil était déjà fort élevé sur l’horizon. Ugone lui fit son rapport. — Votre troupe ne se compose plus que de cinq hommes, dont trois blessés. Deux paysans qui ont survécu ont reçu deux sequins de gratification chacun et se sont enfuis ; j’ai envoyé les deux hommes non blessés au bourg voisin chercher un chirurgien. — Le chirurgien, vieillard tout tremblant, arriva bientôt monté sur un âne magnifique ; il avait fallu le menacer de mettre le feu à sa maison pour le décider à marcher. On eut besoin de lui faire boire de l’eau-de-vie pour le mettre en état d’agir, tant sa peur était grande. Enfin il se mit à l’œuvre ; il dit à Jules que ses blessures n’étaient d’aucune conséquence. — Celle du genou n’est pas dangereuse, ajouta-t-il ; mais elle vous fera boiter toute la vie, si vous ne gardez pas un repos absolu pendant quinze jours ou trois semaines. — Le chirurgien pansa les soldats blessés. Ugone fit un signe de l’œil à Jules ; on donna deux sequins au chirurgien, qui se confondit en actions de graces ; puis, sous prétexte de le remercier, on lui fit boire une telle quantité d’eau-de-vie, qu’il finit par s’endormir profondément. C’était ce qu’on voulait. On le transporta dans un champ voisin, on enveloppa quatre sequins dans un morceau de papier que l’on mit dans sa poche c’était le prix de son âne, sur lequel on plaça Jules et l’un des soldats blessé à la jambe. On alla passer le moment de la grande chaleur dans une ruine antique au bord d’un étang ; on marcha toute la nuit en évitant les villages, fort peu nombreux sur cette route, et enfin le surlendemain au lever du soleil, Jules, porté par ses hommes, se réveilla au centre de la forêt de la Faggiola, dans la cabane de charbonnier qui était son quartier-général.