L’Abbesse de Castro/IV

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L’Abbesse de Castro
Chroniques italiennesMichel Lévy frères (p. 63-85).
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IV


Si je ne me justifie pas auprès d’Hélène, se dit Jules en regagnant, pendant la nuit, le quartier que sa compagnie occupait dans la forêt, elle finira par me croire un assassin. Dieu sait les histoires qu’on lui aura faites sur ce fatal combat !

Il alla prendre les ordres du prince dans son château-fort de la Petrella, et lui demanda la permission d’aller à Castro. Fabrice Cotonna fronça le sourcil :

— L’affaire du petit combat n’est point encore arrangée avec sa sainteté. Vous devez savoir que j’ai déclaré la vérité, c’est-à-dire que j’étais resté parfaitement étranger à cette rencontre, dont je n’avais même su la nouvelle que le lendemain, ici, dans mon château de la Petrella. J’ai tout lieu de croire que sa sainteté finira par ajouter foi à ce récit sincère. Mais les Orsini sont puissans, mais tout le monde dit que vous vous êtes distingué dans cette échauffourée. Les Orsini vont jusqu’à prétendre que plusieurs prisonniers ont été pendus aux branches des arbres. Vous savez combien ce récit est faux ; mais on peut prévoir des représailles.

Le profond étonnement qui éclatait dans les regards naïfs du jeune capitaine amusait le prince ; toutefois il jugea, à la vue de tant d’innocence, qu’il était utile de parler plus clairement.

— Je vois en vous, continua-t-il, cette bravoure complète qui a fait connaître dans toute l’Italie le nom de Branciforte. J’espère que vous aurez pour ma maison cette fidélité qui me rendait votre père si cher, et que j’ai voulu récompenser en vous. Voici le mot d’ordre de ma compagnie : Ne dire jamais la vérité sur rien de ce qui rapport à moi ou à mes soldats. Si, dans le moment où vous êtes obligé de parler, vous ne voyez l’utilité d’aucun mensonge, dites faux à tout hasard, et gardez-vous comme de péché mortel de dire la moindre vérité. Vous comprenez que, réunie à d’autres renseignemens, elle peut mettre sur la voie de mes projets. Je sais, du reste, que vous avez une amourette dans le couvent de la Visitation, à Castro ; vous pouvez aller perdre quinze jours dans cette petite ville, où les Orsini ne manquent pas d’avoir des amis et même des agens. Passez chez mon majordome, qui vous remettra 200 sequins. L’amitié que j’avais pour votre père, ajouta le prince en riant, me donne l’envie de vous donner quelques directions sur la façon de mener à bien cette entreprise amoureuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serez déguisés en marchands ; vous ne manquerez pas de vous fâcher contre un de vos compagnons, qui fera profession d’être toujours ivre, et, qui se fera beaucoup d’amis en payant du vin à tous les désoeuvrés de Castro… Du reste, ajouta le prince en changeant de ton, si vous êtes pris par les Orsini et mis à mort, n’avouez jamais votre nom véritable, et encore moins que vous m’appartenez. Je n’ai pas besoin de vous recommander de faire le tour de toutes les petites villes, et d’y entrer toujours par la porte opposée au côté d’où vous venez.

Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant d’un homme ordinairement si grave. D’abord le prince sourit des larmes qu’il voyait rouler dans les yeux du jeune homme ; puis sa voix à lui-même s’altéra. Il tira une des nombreuses bagues qu’il portait aux doigts ; en la recevant, Jules baisa cette main célèbre par tant de hauts faits.

— Jamais mon père ne m’en eût tant dit ! s’écria le jeune homme enthousiasmé.

Le surlendemain, un peu avant le point du jour, il entrait dans les murs de la petite ville de Castro ; cinq soldats le suivaient, déguisés ainsi que lui : deux firent bande à part, et semblaient ne connaître ni lui ni les trois autres. Avant même d’entrer dans la ville, Jules aperçut le couvent de la Visitation, vaste bâtiment entouré de noires murailles, et assez semblable à une forteresse. Il courut à l’église ; elle était splendide. Les religieuses, toutes nobles et la plupart appartenant à des familles riches, luttaient d’amour-propre, entre elles, à qui enrichirait cette église, seule partie du couvent qui fût exposée aux regards du public. Il était passé en usage que celle de ces dames que le pape nommait abbesse, sur une liste de trois noms présentée par le cardinal protecteur de l’ordre de la Visitation, fît une offrande considérable, destinée à éterniser son nom. Celle dont l’offrande é tait inférieure au cadeau de l’abbesse qui l’avait précédée était méprisée, ainsi que sa famille.

Jules s’avança en tremblant dans cet édifice magnifique, resplendissant de marbres et de dorures. A la vérité, il ne songeait guère aux marbres et aux dorures ; il lui semblait être sous les yeux d’Hélène. Le grand autel, lui dit-on, avait coûté plus de 800,000 francs ; mais ses regards, dédaignant les richesses du grand autel, se dirigeaient sur une grille dorée, haute de près de quarante pieds, et divisée en trois parties par deux pilastres en marbre. Cette grille, à laquelle sa masse énorme donnait quelque chose de terrible, s’élevait derrière le grand autel, et séparait le chœur des religieuses de l’église ouverte à tous les fidèles.

Jules se disait que derrière cette grille dorée se trouvaient, durant les offices, les religieuses et les pensionnaires. Dans cette église intérieure pouvait se rendre à toute heure du jour une religieuse ou une pensionnaire qui avait besoin de prier ; c’est sur cette circonstance connue de tout le monde qu’étaient fondées les espérances du pauvre amant.

Il est vrai qu’un immense voile noir garnissait le côté intérieur de la grille ; mais ce voile, pensa Jules, ne doit guère intercepter la vue des pensionnaires regardant dans l’église du public, puisque moi, qui ne puis en approcher qu’à une certaine distance, j’aperçois fort bien, à travers le voile, les fenêtres qui éclairent le chœur, et que je puis distinguer jusqu’aux moindres détails de leur architecture. Chaque barreau de cette grille magnifiquement dorée portait une forte pointe dirigée contre les assistans.

Jules choisit une place très apparente, vis-à-vis la partie gauche de la grille, dans le lieu le mieux éclairé ; là il passait sa vie à entendre des messes. Comme il ne se voyait entouré que de paysans, il espérait être remarqué, même à travers le voile noir qui garnissait l’intérieur de la grille. Pour la première fois de sa vie, ce jeune homme simple cherchait l’effet ; sa mise était recherchée ; il faisait de nombreuses aumônes en entrant dans l’église et en sortant. Ses gens et lui entouraient de prévenances tous les ouvriers et petits fournisseurs qui avaient quelques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que le troisième jour qu’enfin il eut l’espoir de faire parvenir une lettre à Hélène. Par ses ordres, l’on suivait exactement les deux sœurs converses chargées d’acheter une partie des approvisionnemens du couvent ; l’une d’elles avait des relations avec un petit marchand. Un des soldats de Jules, qui avait été moine, gagna l’amitié du marchand, et lui promit un sequin pour chaque lettre qui serait remise à la pensionnaire Hélène de Campireali.

— Quoi ! dit le marchand à la première ouverture qu’on lui fit sur cette affaire, une lettre à la femme du brigand ! -- Ce nom était déjà établi dans Castro et il n’y avait pas quinze jours qu’Hélène y était arrivée : tant ce qui donne prise à l’imagination court rapidement chez ce peuple passionné pour tous les détails exacts.

Le petit marchand ajouta :

— Au moins, celle-ci est mariée ! Mais combien de nos dames n’ont pas cette excuse, et reçoivent du dehors bien autre chose que des lettres.

Dans cette première lettre, Jules racontait avec des détails infinis tout ce qui s’était passé dans la journée fatale marquée par la mort de Fabio. « Me haïssez-vous ? » disait-il en terminant.

Hélène répondit par une ligne que, sans haïr personne, elle allait employer tout le reste de sa vie à tâcher d’oublier celui par qui son frère avait péri.

Jules se hâta de répondre ; après quelques invectives contre la destinée, genre d’esprit imité de Platon et alors à la mode :

« Tu veux donc, continuait-il, mettre en oubli la parole de Dieu à nous transmise dans les saintes écritures ? Dieu dit : La femme quittera sa famille et ses parens pour suivre son époux. Oserais-tu prétendre que tu n’es pas ma femme ? Rappelle-toi la nuit de la Saint Pierre. Comme l’aube paraissait déjà derrière le Monte-Cavi, tu te jetas à mes genoux ; je voulus bien t’accorder grace ; tu étais à moi, si je l’eusse voulu ; tu ne pouvais résister à l’amour qu’alors tu avais pour moi. Tout à coup il me sembla que, comme je t’avais dit plusieurs fois que je t’avais fait depuis long-temps le sacrifice de ma vie et de tout ce que je pouvais avoir de plus cher au monde, tu pouvais me répondre, quoique tu ne le fisses jamais, que tous ces sacrifices, ne se marquant par aucun acte extérieur, pouvaient bien n’être qu’imaginaires. Une idée, cruelle pour moi, mais juste au fond, m’illumina. Je pensai que ce n’était pas pour rien que le hasard me présentait l’occasion de sacrifier à ton intérêt la plus grande félicité que j’eusse jamais pu rêver. Tu étais déjà dans mes bras et sans défense, souviens-t’en ; ta bouche même n’osait refuser. A ce moment l’Ave Maria du matin sonna au couvent du Monte-Cavi, et, par un hasard miraculeux, ce son parvint jusqu’à nous. Tu me dis : Fais ce sacrifice à la sainte Madone, cette mère de toute pureté. J’avais déjà, depuis un instant, l’idée de ce sacrifice suprême, le seul réel que j’eusse jamais eu l’occasion de te faire. Je trouvai singulier que la même idée te fût apparue. Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je l’avoue ; je t’accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas en entier pour toi ; je crus mettre notre union future sous la protection de la Madone. Alors je pensais que les obstacles viendraient non de toi, perfide, mais de ta riche et noble famille. S’il n’y avait pas eu quelque intervention surnaturelle, comment cet Angelus fùt-il parvenu de si loin jusqu’à nous, par-dessus les sommets des arbres d’une moitié de la forêt, agités en ce moment par la brise du matin ? Alors, tu t’en souviens, tu te mis à mes genoux ; je me levai, je sortis de mon sein la croix que j’y porte, et tu juras sur cette croix, qui est là devant moi, et sur ta damnation éternelle, qu’en quelque lieu que tu pusses jamais te trouver, que quelque évènement qui pût jamais arriver, aussitôt que je t’en donnerais l’ordre, tu te remettrais à ma disposition entière, comme tu y étais à l’instant où l’Ave Maria du Monte-Cavi vint de si loin frapper ton oreille. Ensuite nous dîmes dévotement deux Ave et deux Pater. Eh bien ! par l’amour qu’alors tu avais pour moi, et, si tu l’as oublié, comme je le crains, par ta damnation éternelle, je t’ordonne de me recevoir cette nuit dans ta chambre ou dans le jardin de ce couvent de la Visitation. »

L’auteur italien rapporte curieusement beaucoup de longues lettres écrites par Jules Branciforte, après celle-ci ; mais il donne seulement des extraits des réponses d’Hélène de Campireali. Après deux cent soixante dix-huit ans écoulés, nous sommes si loin des sentimens d’amour et de religion qui remplissent ces lettres, que j’ai craint qu’elles ne fissent longueur.

Il paraît par ces lettres qu’Hélène obéit enfin à l’ordre contenu dans celle que nous venons de traduire en l’abrégeant. Jules trouva le moyen de s’introduire dans le couvent ; on pourrait conclure d’un mot qu’il se déguisa en femme. Hélène le reçut, mais seulement à la grille d’une fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. A son inexprimable douleur, Jules trouva que cette jeune fille, si tendre et même si passionnée autrefois, était devenue comme une étrangère pour lui ; elle le traita presque avec politesse. En l’admettant dans le jardin, elle avait cédé presque uniquement à la religion du serment. L’entrevue fut courte : après quelques instans, la fierté de Jules, peut être un peu excitée par les évènemens qui avaient eu lieu depuis quinze jours, parvint à l’emporter sur sa douleur profonde. — Je ne vois plus devant moi, dit-il à part soi, que le tombeau de cette Hélène qui dans Albano semblait s’être donnée à moi pour la vie.

Aussitôt, la grande affaire de Jules fut de cacher les larmes dont les tournures polies qu’Hélène prenait pour lui adresser la parole inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et de justifier un changement si naturel, disait-elle, après la mort d’un frère, Jules lui dit en parlant fort lentement :

— Vous n’accomplissez pas votre serment, vous ne me recevez pas dans un jardin, vous n’êtes point à genoux devant moi comme vous l’étiez une demi-minute après que nous eûmes entendu l’Ave Maria du Monte-Cavi. Oubliez votre serment si vous pouvez ; quant à moi, je n’oublie rien ; Dieu vous assiste !

En disant ces mots, il quitta la fenêtre grillée auprès de laquelle il eût pu rester encore près d’une heure. Qui lui eût dit un instant auparavant qu’il abrégerait volontairement cette entrevue tant désirée ! Ce sacrifice déchirait son ame ; mais il pensa qu’il pourrait bien mériter le mépris même d’Hélène s’il répondait à ses politesses autrement qu’en la livrant à ses remords,

Avant l’aube, il sortit du couvent. Aussitôt il monta à cheval en donnant l’ordre à ses soldats de l’attendre à Castro une semaine entière, puis de rentrer à la forêt ; il était ivre de désespoir. D’abord il marcha vers Rome. — Quoi ! je m’éloigne d’elle ! se disait-il à chaque pas ; quoi ! nous sommes devenus étrangers l’un à l’autre ! ô Fabio, combien tu es vengé ! — La vue des hommes qu’il rencontrait sur la route augmentait sa colère ; il poussa son cheval à travers champs, et dirigea sa course vers la plage déserte et inculte qui règne le long de la mer, Quand il ne fut plus troublé par la rencontre de ces paysans tranquilles dont il enviait le sort, il respira : la vue de ce lieu sauvage était d’accord avec son désespoir et diminuait sa colère ; alors il put se livrer à la contemplation de sa triste destinée.

— A mon âge, se dit-il, j’ai une ressource : aimer une autre femme ! — A cette triste pensée, il sentit redoubler son désespoir ; il vit trop bien qu’il n’y avait pour lui qu’une femme au monde. Il se figurait le supplice qu’il souffrirait en osant prononcer le mot d’amour devant une autre qu’Hélène : cette idée le déchirait.

Il fut pris d’un accès de rire amer. — Me voici exactement, pensa-t-il, comme ces héros de l’Arioste qui voyagent seuls parmi des pays déserts, lorsqu’ils ont à oublier qu’ils viennent de trouver leur perfide maîtresse dans les bras d’un autre chevalier…. Elle n’est pourtant pas si coupable, se dit-il en fondant en larmes après cet accès de rire fou ; son infidélité ne va pas jusqu’à en aimer un autre. Cette ame vive et pure s’est laissé égarer par les récits atroces qu’on lui a faits de moi ; sans doute on m’a représenté à ses yeux comme ne prenant les armes pour cette fatale expédition que dans l’espoir secret de trouver l’occasion de tuer son frère. On sera allé plus loin, on m’aura prêté ce calcul sordide, qu’une fois son frère mort, elle devenait seule héritière de biens immenses… Et moi, j’ai eu la sottise de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux séductions de mes ennemis ! Il faut convenir que, si je suis bien malheureux, le ciel m’a fait aussi bien dépourvu de sens pour diriger ma vie ! Je suis un être bien misérable, bien méprisable ! ma vie n’a servi à personne, et moins à moi qu’à tout autre.

A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en ce siècle-là ; son cheval marchait sur l’extrême bord du rivage, et quelquefois avait les pieds mouillés par l’onde ; il eut l’idée de le pousser dans la mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il était en proie. Que ferait-il désormais, après que le seul être au monde qui lui eût jamais fait sentir l’existence du bonheur venait de l’abandonner ? Puis tout à coup une idée l’arrêta. — Que sont les peines que j’endure, se dit-il, comparées à celles que je souffrirai dans un moment, une fois cette misérable vie terminée ? Hélène ne sera plus pour moi simplement indifférente comme elle l’est en réalité ; je la verrai dans les bras d’un rival, et ce rival sera quelque jeune seigneur romain, riche et considéré ; car, pour déchirer mon ame, les démons chercheront les images les plus cruelles, comme c’est leur devoir. Ainsi, je ne pourrai trouver l’oubli d’Hélène, même dans la mort ; bien plus, ma passion pour elle redoublera, parce que c’est le plus sûr moyen que pourra trouver la puissance éternelle pour me punir de l’affreux péché que j’aurai commis. Pour achever de chasser la tentation, Jules se mit à réciter dévotement des Ave Maria. C’était en entendant sonner l’Ave Maria du matin, prière consacrée à la Madone, qu’il avait été séduit autrefois, et entraîné à une action généreuse qu’il regardait maintenant comme la plus grande faute de sa vie. Mais, par respect, il n’osait aller plus loin et exprimer toute l’idée qui s’était emparée de son esprit. — Si, par l’inspiration de la Madone, je suis tombé dans une fatale erreur, ne doit-elle pas, par un effet de sa justice infinie, faire naître quelque circonstance qui me rende le bonheur ? -Cette idée de la justice de la Madone chassa peu à peu le désespoir. Il leva la tête, et vit en face de lui, derrière Albano et la forêt, ce Monte-Cavi, couvert de sa sombre verdure, et le saint couvent dont l’Ave Maria du matin l’avait conduit à ce qu’il appelait maintenant son infâme duperie. L’aspect imprévu de ce saint lieu le consola. Non, s’écria-t-il, il est impossible que la Madone m’abandonne. Si Hélène avait été ma femme, comme son amour le permettait et comme le voulait ma dignité d’homme, le récit de la mort de son frère aurait trouvé dans son ame le souvenir du lien qui l’attachait à moi. Elle se fût dit qu’elle m’appartenait long-temps avant le hasard fatal qui, sur un champ de bataille, m’a placé vis-à-vis de Fabio. Il avait deux ans de plus que moi ; il était plus expert dans les armes, plus hardi de toutes façons, plus fort. Mille raisons fussent venues prouver à ma femme que ce n’était point moi qui avais cherché ce combat. Elle se fût rappelé que je n’avais jamais éprouvé le moindre sentiment de haine contre son frère, même lorsqu’il tira sur elle un coup d’arquebuse. Je me souviens qu’à notre premier rendez-vous, après mon retour de Rome, je lui disais : Que veux-tu ? l’honneur le voulait, je ne puis blâmer un frère ! — Rendu à l’espérance par sa dévotion à la Madone, Jules poussa son cheval, et en quelques heures arriva au cantonnement de sa compagnie. Il la trouva prenant les armes : on se portait sur la route de Naples à Rome par le mont Cassin. Le jeune capitaine changea de cheval, et marcha avec ses soldats. On ne se battit point ce jour-là. Jules ne demanda point pourquoi l’on avait marché, peu lui importait. Au moment où il se vit à la tête de ses soldats, une nouvelle vue de sa destinée lui apparut. — Je suis tout simplement un sot, se dit-il, j’ai eu tort de quitter Castro. ; Hélène est probablement moins coupable que ma colère ne se l’est figuré. Non, elle ne peut avoir cessé de m’appartenir, cette ame si naïve et si pure, dont j’ai vu naître les premières sensations d’amour ! Elle était pénétrée pour moi d’une passion si sincère ! Ne m’a-t-elle pas offert plus de dix fois de s’enfuir avec moi, si pauvre, et d’aller nous faire marier par un moine du Monte-Cavi ! A Castro, j’aurais dû, avant tout, obtenir un second rendez-vous, et lui parler raison. Vraiment la passion me donne des distractions d’enfant ! Dieu ! que, n’ai-je un ami pour implorer un conseil ! La même démarche à faire me paraît exécrable et excellente à deux minutes de distance !

Le soir de cette journée, comme l’on quittait la grande route pour rentrer dans la forêt, Jules s’approcha du prince, et lui demanda s’il pouvait rester encore quelques jours où il savait.

— Va-t-en à tous les diables ! lui cria Fabrice, crois-tu que ce soit le moment de m’occuper d’enfantillages ?

. Une heure après, Jules repartit pour Castro. Il y retrouva ses gens ; mais il ne savait comment écrire à Hélène, après la façon hautaine dont il l’avait quittée. Sa première lettre ne contenait que ces mots, « Voudra-t-on me recevoir la nuit prochaine ? »

On peut venir, fut aussi toute la réponse.

Après le départ de Jules, Hélène s’était crue à jamais abandonnée. Alors elle avait senti toute la portée du raisonnement de ce pauvre jeune homme si malheureux ; elle était sa femme avant qu’il n’eût eu le malheur de rencontrer son frère sur un champ de bataille.

Cette fois Jules ne fut point accueilli avec ces tournures polies qui lui avaient semblé si cruelles lors de la première entrevue. Hélène ne parut à la vérité que retranchée derrière sa fenêtre grillée ; mais elle était tremblante, et, comme le ton de Jules était fort réservé et que ses tournures de phrase[1] étaient presque celles qu’il eût employées avec une étrangère, ce fut le tour d’Hélène de sentir tout ce qu’il y a de cruel dans le ton presque officiel lorsqu’il succède à la plus douce intimité. Jules, qui redoutait surtout d’avoir l’ame déchirée par quelque mot froid s’élançant du cœur d’Hélène, avait pris le ton d’un avocat pour prouver qu’Hélène était sa femme bien avant le fatal combat des Ciampi. Hélène le laissait parler, parce qu’elle craignait d’être gagnée par les larmes, si elle lui répondait autrement que par des mots brefs. A la fin, se voyant sur le point de se trahir, elle engagea son ami à revenir le lendemain. Cette nuit-là, veille d’une grande fête, les matines se chantaient de bonne heure, et leur intelligence pouvait être découverte. Jules, qui raisonnait comme un amoureux, sortit du jardin profondément pensif ; il ne pouvait fixer ses incertitudes sur le point de savoir s’il avait été bien ou mal reçu ; et comme les idées militaires, inspirées par les conversations avec ses camarades, commençaient à germer dans sa tête : — Un jour, se dit-il, il faudra peut-être en venir à enlever Hélène. — Et il se mit à examiner les moyens de pénétrer de vive force dans ce jardin. Comme le couvent était fort riche et fort bon à rançonner, il avait à sa solde un grand nombre de domestiques la plupart anciens soldats ; on les avait logés dans une sorte de caserne dont les fenêtres grillées donnaient sur le passage étroit qui, de la porte extérieure du couvent percée au milieu d’un mur noir de plus de quatre-vingts pieds de haut, conduisait à la porte intérieure gardée par la sœur tourière. A gauche de ce passage étroit s’élevait la caserne, à droite le mur du jardin haut de trente pieds. La façade du couvent, sur la place, était un mur grossier noirci par le temps, et n’offrait d’ouvertures que la porte extérieure et une seule petite fenêtre par laquelle les soldats voyaient les dehors. On peut juger de l’air sombre qu’avait ce grand mur noir percé uniquement d’une porte renforcée par de larges bandes de tôle attachées par d’énormes clous et d’une seule petite fenêtre de quatre pieds de hauteur sur dix-huit pouces de large.

Nous ne suivrons point l’auteur original dans le long récit des entrevues successives que Jules obtint d’Hélène. Le ton que les deux amans avaient ensemble était redevenu parfaitement intime, comme autrefois dans le jardin d’Albano ; seulement Hélène n’avait jamais voulu consentir à descendre dans le jardin. Une nuit, Jules la trouva profondément pensive : sa mère était arrivée de Rome pour la voir et venait s’établir pour quelques jours dans le couvent. Cette mère était si tendre, elle avait toujours eu des ménagemens si délicats pour les affections qu’elle supposait à sa fille, que celle-ci sentait un remords profond d’être obligée de la tromper ; car, enfin, oserait-elle jamais lui dire qu’elle recevait l’homme qui l’avait privée de son fils ? Hélène finit par avouer franchement à Jules que, si cette mère si bonne pour elle l’interrogeait d’une certaine façon, jamais elle n’aurait la force de lui répondre par des mensonges. Jules sentit tout le danger de sa position ; son sort dépendait du hasard qui pouvait dicter un mot à la signora de Campireali. La nuit suivante il parla ainsi d’un air résolu :

— Demain je viendrai de meilleure heure, je détacherai une des barres de cette grille, vous descendrez dans le jardin, je vous conduirai dans une église de la ville, où un prêtre à moi dévoué nous mariera. Avant qu’il ne soit jour, vous serez de nouveau dans ce jardin. Une fois ma femme, je n’aurai plus de crainte, et, si votre mère l’exige comme une expiation de l’affreux malheur que nous déplorons tous également, je consentirai à tout, fût-ce même à passer plusieurs mois sans vous voir.

Comme Hélène paraissait consternée de cette proposition, Jules ajouta :

— Le prince me rappelle auprès de lui ; l’honneur et toutes sortes de raisons m’obligent à partir. Ma proposition est la seule qui puisse assurer notre avenir ; si vous n’y consentez pas, séparons-nous pour toujours, ici, dans ce moment. Je partirai avec le remords de mon imprudence. J’ai cru à votre Parole d’honneur, vous êtes infidèle au serment le plus sacré, et j’espère qu’à la longue le juste mépris inspiré par votre légèreté pourra me guérir de cet amour qui depuis trop long temps fait le malheur de ma vie.

Hélène fondit en larmes :

— Grand Dieu ! s’écriait-elle en pleurant, quelle horreur pour ma mère !

Elle consentit enfin à la proposition qui lui était faite.

— Mais, ajouta-t-elle, on peut nous découvrir à l’aller ou au retour ; songez au scandale qui aurait lieu, pensez à l’affreuse position où se trouverait ma mère ; attendons son départ, qui aura lieu dans quelques jours.

— Vous êtes parvenue à me faire douter de la chose qui était pour moi la plus sainte et la plus sacrée : ma confiance dans votre parole. Demain soir nous serons mariés, ou bien nous nous voyons en ce moment pour la dernière fois, de ce côté-ci du tombeau.

La pauvre Hélène ne put répondre que par des larmes ; elle était surtout déchirée par le ton décidé et cruel que prenait Jules. Avait-elle donc réellement mérité son mépris ? C’était donc là cet amant autrefois si docile et si tendre ! Enfin elle consentit à ce qui lui était ordonné. Jules s’éloigna. De ce moment, Hélène attendit la nuit suivante dans les alternatives de l’anxiété la plus déchirante. Si elle se fût préparée à une mort certaine, sa douleur eût été moins poignante ; elle eût pu trouver quelque courage dans l’idée de l’amour de Jules et de la tendre affection de sa mère. Le reste de cette nuit se passa dans les changemens de résolution les plus cruels. il y avait des momens où elle voulait tout dire à sa mère. Le lendemain, elle était tellement pâle, lorsqu’elle parut devant elle, que celle-ci, oubliant toutes ses sages résolutions, se jeta dans les bras de sa fille en s’écriant - Que se passe-t-il ? grand Dieu ! dis-moi ce que tu as fait, ou ce que tu es sur le point de faire ? Si tu prenais un poignard et me l’enfonçais dans le cœur, tu me ferais moins souffrir que par ce silence cruel que je te vois garder avec moi.

L’extrême tendresse de sa mère était si évidente aux yeux d’Hélène, elle voyait si clairement qu’au lieu d’exagérer ses sentimens, elle cherchait à en modérer l’expression, qu’enfin l’attendrissement la gagna ; elle tomba à ses genoux. Comme sa mère, cherchant quel pouvait être le secret fatal, venait de s’écrier qu’Hélène fuirait sa présence, Hélène répondit que, le lendemain et tous les jours suivans, elle passerait sa vie auprès d’elle, mais qu’elle la conjurait de ne pas lui en demander davantage.

Ce mot indiscret fut bientôt suivi d’un aveu complet. La signora de Campireali eut horreur de savoir si près d’elle le meurtrier de son fils. Mais cette douleur fut suivie d’un élan de joie bien vive et bien pure. Qui pourrait se figurer son ravissement lorsqu’elle apprit que sa fille n’avait jamais manqué à ses devoirs ?

Aussitôt tous les desseins de cette mère prudente changèrent du tout au tout ; elle se crut permis d’avoir recours à la ruse envers un homme qui n’était rien pour elle. Le cœur d’Hélène était déchiré par les mouvemens de passion les plus cruels : la sincérité de ses aveux fut aussi grande que possible ; cette ame bourrelée avait besoin d’épanchement. La signora de Campireali qui, depuis un instant, se croyait tout permis, inventa une suite de raisonnemens trop longs à rapporter ici. Elle prouva sans peine à sa malheureuse fille qu’au lieu d’un mariage clandestin, qui fait toujours tache dans la vie d’une femme, elle obtiendrait un mariage public et parfaitement honorable, si elle voulait différer seulement de huit jours l’acte d’obéissance qu’elle devait à un amant si généreux.

Elle, la signora de Campireali, allait partir pour Rome ; elle exposerait à son mari que, bien long temps avant le fatal combat des Ciampi, Hélène avait été mariée à Jules. La cérémonie avait été accomplie la nuit même où, déguisée sous un habit religieux, elle avait rencontré son père et son frère sur les bords du lac, dans le chemin taillé dans le roc qui suit les murs du couvent des Capucins. La mère se garda bien de quitter sa fille de toute cette journée, et enfin, sur le soir, Hélène écrivit à son amant une lettre naïve et, selon nous, bien touchante, dans laquelle elle lui racontait les combats qui avaient déchiré son cœur. Elle finissait par lui demander à.genoux un délai de huit jours : « En t’écrivant, ajoutait-elle, cette lettre, qu’un messager de ma mère attend, il me semble que j’ai eu le plus grand tort de lui tout dire. Je crois te voir irrité, tes yeux me regardent avec haine ; mon cœur est déchiré des remords les plus cruels. Tu diras que j’ai un caractère bien faible, bien pusillanime, bien méprisable ; je te l’avoue, mon cher ange. Mais figure-toi ce spectacle : ma mère, fondant en larmes, était presque à mes genoux. Alors il a été impossible pour moi de ne pas lui dire qu’une certaine raison m’empêchait de consentir à sa demande ; et, une fois que je suis tombée dans la faiblesse de prononcer cette parole imprudente, je ne sais ce qui s’est passé en moi, mais il m’est devenu comme impossible de ne pas raconter tout ce qui s’était passé entre nous. Autant que je puis me le rappeler, il me semble que mon ame, dénuée de toute force, avait besoin d’un conseil. J’espérais le rencontrer dans les paroles d’une mère… J’ai trop oublié, mon ami, que cette mère si chérie avait un intérêt contraire au tien. J’ai oublié mon premier devoir, qui est de t’obéir, et apparemment que je ne suis pas capable de sentir l’amour véritable, que l’on dit supérieur à toutes les épreuves. Méprise-moi, mon Jules ; mais, au nom de Dieu, ne cesse pas de m’aimer. Enlève-moi, si tu veux, mais rends-moi cette justice que, si ma mère ne se fût pas trouvée présente au couvent, les dangers les plus horribles, la honte même, rien au monde n’aurait pu m’empêcher d’obéir à tes ordres. Mais cette mère est si bonne ! elle a tant de génie ! elle est si généreuse ! Rappelle-toi ce que je t’ai raconté dans le temps : lors de la visite que mon père fit dans ma chambre, elle sauva tes lettres que je n’avais plus aucun moyen de cacher ; puis, le péril passé, elle me les rendit sans vouloir les lire et sans ajouter un seul mot de reproche ! Eh bien ! toute ma vie elle a été pour moi comme elle fut en ce moment suprême. Tu vois si je devrais l’aimer, et pourtant, en t’écrivant (chose horrible à dire), il me semble que je la hais. Elle a déclaré qu’à cause de la chaleur elle voulait passer la nuit sous une tente dans le jardin ; j’entends les coups de marteau, on dresse cette tente en ce moment ; impossible de nous voir cette nuit. Je crains même que le dortoir des pensionnaires ne soit fermé à clé, ainsi que les deux portes de l’escalier tournant, chose que l’on ne fait jamais. Ces précautions me mettraient dans l’impossibilité de descendre au jardin, quand même je croirais une telle démarche utile pour conjurer ta colère. Ah ! comme je me livrerais à toi dans ce moment, si j’en avais les moyens ! comme je courrais à cette église où l’on doit nous marier ! »

Cette lettre finit par deux pages de phrases folles, et dans lesquelles j’ai remarqué des raisonnemens passionnés qui semblent imités de la philosophie de Platon. J’ai supprimé plusieurs élégances de ce genre dans la lettre que je viens de traduire.

Jules Branciforte fut bien étonné en la recevant une heure environ avant l’Ave Maria du soir ; il venait justement de terminer les arrangemens avec le prêtre. Il fut transporté de colère. — Elle n’a pas besoin de me conseiller de l’enlever, cette créature faible et pusillanime ! -Et il partit aussitôt pour la forêt de la Faggiola.

Voici quelle était, de son côté, la position de la signora de Campireali : son mari était sur son lit de mort, l’impossibilité de se venger de Branciforte le conduisait lentement au tombeau. En vain il avait fait offrir des sommes considérables à des bravi romains ; aucun n’avait voulu s’attaquer à un des caporaux, comme ils disaient, du prince Colonna ; ils étaient trop assurés d’être exterminés eux et leurs familles. Il n’y avait pas un an qu’un village entier avait été brûlé pour punir la mort d’un des soldats de Colonna, et tous ceux des habitans, hommes et femmes, qui cherchaient à fuir dans la campagne, avaient eu les mains et les pieds liés par des cordes, puis on les avait lancés dans des maisons en flammes.

La signora de Campireali avait de grandes terres dans le royaume de Naples ; son mari lui avait ordonné d’en faire venir des assassins, mais elle n’avait obéi qu’en apparence : elle croyait sa fille irrévocablement liée à Jules Branciforte. Elle pensait, dans cette supposition, que Jules devait aller faire une campagne ou deux dans les armées espagnoles, qui alors faisaient la guerre aux révoltés de Flandre. S’il n’était pas tué, ce serait, pensait-elle, une marque que Dieu ne désapprouvait pas un mariage nécessaire ; dans ce cas, elle donnerait à sa fille les terres qu’elle possédait dans le royaume de Naples ; Jules Branciforte prendrait le nom d’une de ces terres, et il irait avec sa femme passer quelques années en Espagne. Après toutes ces épreuves, peut-être elle aurait le courage de le voir. Mais tout avait changé d’aspect par l’aveu de sa fille : le mariage n’était plus une nécessité ; bien loin de là, et pendant qu’Hélène écrivait à son amant la lettre que nous avons traduite, la signora Campireali écrivait à Pescara et à Chieti, ordonnant à ses fermiers de lui envoyer à Castro des gens sûrs et capables d’un coup de main. Elle ne leur cachait point qu’il s’agissait de venger la mort de son fils Fabio, leur jeune maître. Le courrier porteur de ces lettres partit avant la fin du jour.


  1. En Italie, la façon d’adresser la parole par tu, par voi ou par lei, marque le degré d’intimité. Le tu, reste du latin, a moins de portée que parmi nous.