L’Abitibi, pays de l’or/Chapitre 9

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Les Éditions du Zodiaque (p. 84-92).

Chapitre IX

VAL D’OR, VILLE EN FORMATION


Un centre minier, dont les mines sont la seule
raison d’être, qui n’est pourtant pas administré
par des mineurs — D’extérieur, l’apparence
de Val d’Or est anglaise —
L’exploitation des loisirs

Un bulgare, M. Demetri Charlykof, fut le premier maire de Val d’Or. La population de la ville était alors, ainsi qu’elle l’est restée, canadienne-française dans une proportion de quatre-vingt pour cent, au moins. Des six échevins élus en même temps, l’un avait démissionné presque tout de suite, M. Alfred Fraser, et il n’avait pas été remplacé. Les cinq autres étaient des Canadiens français : MM. Alfred Adam, rentier ; Noé Ménard, mécanicien ; Gérard Côté, entrepreneur ; Marcel Archambault, quincaillier ; Georges Bussières, prospecteur.

Ce dernier, ancien citoyen d’Amos, était le seul Abitibien à faire partie du premier conseil municipal de Val d’Or. C’était aussi le seul que son métier de prospecteur rattachait directement à l’industrie minière.

M. Bussières est le découvreur de bien des mines abitibiennes, notamment de la mine qui a d’abord porté son nom, avant d’être la Threadwell-Yukon, et, en définitive, la Cournor.

Le maire Charlykof, venu du nord de l’Ontario, est un entrepreneur en cinéma. Il exploite actuellement le plus grand théâtre de Val d’Or, le Princess, dont l’aménagement se compare sans désavantage à celui de beaucoup d’entreprises du même genre à Montréal. Chaque semaine, le Princess de M. Charlykof passe du film parlant français.

L’on peut de prime abord s’étonner de ce qu’une ville supposément minière soit administrée par un entrepreneur en spectacles, un mécanicien, un entrepreneur en construction, un quincaillier, même un rentier. C’est que les mineurs dans Val d’Or ne sont qu’une minorité, comme d’ailleurs dans la plupart des villes minières. L’établissement d’un groupe de quelques centaines de mineurs à un endroit donné, principalement dans une ville neuve où tout est à faire détermine un peuplement bien plus nombreux. On le constate à Val d’Or, on commence à le constater à Malartic, ville encore plus jeune, à peine née.

Dans les centres miniers, le gain ne provient pas que des seules mines, mais de toutes sortes de travaux qui ne sont pas miniers, de toutes sortes d’entreprises. À Val d’Or, depuis la naissance de la ville, le bâtiment va, par exemple, à grande allure. L’on construit des maisons de tous les genres, pour l’habitation, le commerce, l’industrie. Un toit est à peine posé qu’il loge déjà une hôtellerie, une pension, tout un groupe de familles. La porte d’un garage n’est pas encore sur ses gonds que l’automobile s’empare de la place. De même sur toute la ligne. La course à l’or, au métal même qui s’appelle or, détermine une course générale à l’argent, représentation de la monnaie, du gain. C’est d’abord le bâtiment, ce qui se comprend, et le bâtiment fait ensuite tout aller.

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À l’été de 1937, Val d’Or, pour loger plus de 7 000 habitants, ne disposait que de 500 maisons, soit plus de dix personnes sous chaque toit. Et certains toits ne sont pas vastes, ceux des cabanes en billes sont de vingt pieds par dix-huit ou par vingt, ne couvrant qu’un rez-de-chaussée. Le mot rez-de-chaussée n’est ici qu’une façon de dire, car les rues de Val d’Or ne connaissent ni chaussée ni trottoirs. Ce sont des cloaques où se rejoignent toutes les eaux, les eaux du ciel et les eaux ménagères, celles aussi du sous-sol. La moitié de chaque rue est une excavation pratiquée par une édilité qui s’efforce de hâter l’aménagement sanitaire de la ville, égouts et aqueduc. En attendant, il faut pomper à la surface l’eau de chaque trou et cette eau s’en va où elle peut. Pour le présent, tout le monde patauge, en bottes à jambes, dans les moitiés de rues qui restent ouvertes à la circulation. Quand la chaleur de quelques jours fait sécher la boue, le piéton connaît les agréments d’une poussière assez peu agréable et qui s’élève en nuées opaques.

La rareté du logement, comme de raison, fait qu’il est cher. La cabane en billes ne se loue pas moins de 25 $ par mois, 300 $ par année. Quelques maisons plus convenables se sont édifiées déjà. Les loyers qu’on en demande auraient semblé invraisemblables à Montréal, même au temps où tout était très cher : de 100 $ à 150 $ pour un plainpied, Rue principale, qui ne porte pas encore de nom, si ce n’est Main Street, désignation très française, un édifice à bureau loge des avocats, des notaires, des médecins, des dentistes, des agents commerciaux. Le moindre emplacement coûte les yeux de la tête. Les locataires ne s’en plaignent pas, car leurs recettes sont en proportion de la dépense.

Quatre banques — Canadienne Nationale, Bank of Montreal, Bank of Commerce, et Royal Bank of Canada — sont établies à Val d’Or. Elles sont à loyer seulement mais elles se sont assuré des baux à longs termes.

Les proprios demandent gros pour leurs maisons. Ils doivent aussi payer gros pour les terrains sur lesquels ils construisent. Le moindre lopin acheté de la société East-West Exploration, généralement de 55 par 100 pieds, coûte 300 $. Par le jeu de la spéculation, des terrains situés en plein dans le centre commercial changent maintenant de mains dans les environs de 6 000 $.

Au début de la ville, des « squatters », pour ne pas se conformer aux conditions de l’East-West, déménageaient tout simplement leurs cabanes. Le déménagement immobilier devient moins fréquent dans Val d’Or, qui est d’ailleurs à la veille de connaître, si ce n’est fait, des règlements de construction. Initiative fort opportune. Si Val d’Or est vivant, grouillant de vie, c’est aussi une ville laide, dont la laideur paraît d’autant plus qu’elle fait contraste avec le pimpant aménagement de Bourlamaque.

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Tout marche, tout va, dans Val d’Or. À moins d’un mille, les mines Lamaque et Sigma sont en plein rendement. Dans les limites mêmes de la ville, l’East-West, l’Harricana et la Ricana pratiquent des sondages, commencent à creuser des puits. Le bâtiment en a pour longtemps encore avant de modérer son allure, le bâtiment et ce qui s’ensuit. Autos et taxis, par des voies impossibles, ne connaissent que l’accéléré et, dans ces parages, pour ne pas voyager en taxi, il faut avoir sa propre voiture. Le nombre de taxis tend cependant à diminuer depuis que l’administration municipale leur impose le régime du permis. Il y a tellement d’entrepreneurs en toutes sortes de choses que l’encombrement se manifeste. Des marchands ont ouvert et fermé boutiques. Il arrive que des ouvriers doivent courir après l’embauchage et l’attendre.

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L’industrie qui chôme le moins, de toute évidence, c’est celle qui exploite les loisirs de la collectivité. Val d’Or possède deux grands cinémas et Bourlamaque en a un d’aussi vastes dimensions. Ils ne désemplissent pas. Salles de quilles et de billard, salles de danse ne se comptent pas à Val d’Or, non plus que les comptoirs où se débitent les glaces et les boissons gazeuses. Le café de nuit, dansant et à spectacles, fait fortune. Les buvettes de la bière sont innombrables, bien qu’un tout petit nombre soient munies d’autorisations récentes.

Ceux qui ont à cœur le bon ordre dans Val d’Or et dans les autres centres miniers expriment le regret que les permis de la Commission des Liqueurs se soient fait attendre si longtemps. En patentant les établissements les mieux tenus, l’on fait disparaître presque immédiatement les bouges. Si Val d’Or a maintenant des hôtels, des tavernes et des épiceries autorisées à vendre de la bière, Malartic en juillet 1937, n’en avait pas encore, bien que la ville fut déjà pourvue d’un excellent hôtel où le voyageur trouve, à des prix raisonnables, le gîte et le couvert. Ni Malartic ni Val d’Or n’avaient à cette époque de magasin de la Commission des Liqueurs, pour la vente des vins et des alcools. Un commerce illicite s’était improvisé, au su de tout le monde. Si les agents de la police provinciale, campés à peu de distance, sur la route de Sullivan, ne le savaient pas, ils étaient les seuls à l’ignorer.

Val d’Or ne tardera vraisemblablement pas à s’aménager un champ de golf. Les courts de tennis y sont déjà nombreux et très fréquentés. Des champs pas encore débarrassés des souches de la forêt d’hier servent au baseball. Pas très loin, le lac Blouin, qui sert aussi d’aéroport, offre une plage assez convenable, que les Valdoriens, sans eau courante dans leurs maisons, apprécient à sa juste valeur.

Les endroits de récréation établis en permanence ne manquent pas, comme l’on voit, dans ce pays tout neuf. Il lui vient par surplus des spectacles ambulants. Un cirque d’importance y a déjà fait un séjour de plus d’une semaine. L’or attire les amusements et ceux-ci font de leur mieux pour attirer l’or.

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Val d’Or, avec sa population qui est en majorité de langue française, donne l’impression qu’elle est une ville anglaise. De ses sept mille et quelques cents habitants, près de six mille sont Canadiens français. Les autres ne sont pas tous Anglais, tant s’en faut. Les Anglo-Saxons habitent presque tous Bourlamaque. La colonie étrangère de Val d’Or comprend surtout des Syriens, des Juifs, qui se sont emparés du commerce de la mercerie et des nouveautés, des Grecs et des Chinois, maîtres de l’industrie du restaurant. Les Canadiens français ont la grosse part des autres commerces et des industries. L’hôtellerie leur appartient presque entièrement. Ce n’est pourtant qu’affiches et panneaux-réclames libellés en langue anglaise. Une réaction commence opportunément à se faire sentir, réaction tardive, mais d’autant plus louable.

L’administration municipale, en préparant le plan de la ville qui va de pair avec les règlements de construction, a décidé, par exemple, de donner des noms bien français à toutes les rues : Maisonneuve, Lévis, Bourlamaque, Iberville, Lemoine, etc.