L’Absent (Edgeworth)/15

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(tome 3p. 128-162).



CHAPITRE XV.


« Elle est partie ! elle est à jamais séparée de moi ! » dit lord Colambre en lui-même, quand la voiture s’éloigna. « Je ne la reverrai plus… je ne la reverrai que lorsqu’elle sera mariée. »

Lord Colambre s’enferma dans sa chambre, et fut un peu soulagé en se voyant seul, et libre de se livrer à ses réflexions sans être interrompu. Il avait une consolation, celle d’avoir agi honorablement, de n’avoir violé aucun de ses devoirs, de n’avoir abandonné aucun de ses principes : il n’avait nui au bonheur d’aucun de ses semblables ; il n’avait pas, pour se satisfaire lui-même, compromis la tranquillité de la femme qu’il aimait ; il ne s’était pas permis de chercher à s’emparer de son cœur. Peut-être il aurait pu lui dérober ce cœur innocent, tendre et ardent ; il le savait, mais il avait respecté sa cousine, et il se flattait de lui avoir laissé la possibilité de donner ce cœur, quelque jour, à un homme digne d’elle. Cet espoir de la voir heureuse le soulageait, et il s’applaudissait d’avoir fait le bonheur de son père et de sa mère. Mais à peine son esprit se porta sur ce dernier motif de consolation, qu’une cruelle réflexion suivit cette pensée ; sa mère allait être déçue dans l’espérance qu’il l’accompagnerait en Irlande ; elle allait être malheureuse en apprenant qu’il partait pour l’armée ; et cependant il le fallait, et il était indispensable qu’il lui écrivît pour l’en informer. « Plutôt je serai débarrassé de cette pénible tâche, » se dit-il, « plutôt j’aurai fait partir cette lettre, et mieux ce sera. Il faut que je l’écrive, et je vais l’écrire à l’instant même. »

Il prit une plume, et commença cette lettre.

« Ma chère mère… miss Nugent… » Il fut interrompu par un coup frappé à sa porte.

« Un monsieur qui est en bas, désire vous voir, » dit un domestique.

« Je ne puis voir personne. Est-ce que vous avez dit que j’étais chez moi ? »

— « Non, milord, j’ai dit que vous n’y étiez pas ; car j’ai pensé que c’était votre intention ; et votre valet de chambre n’étant pas là, je n’ai pu lui demander quels étaient vos ordres, et j’ai toujours dit non : mais ce monsieur n’a pas voulu m’en croire ; il a exigé que je montasse pour m’informer si vous étiez chez vous. Il parlait du ton d’un homme qui n’a pas coutume d’être refusé. J’ai pensé qu’il pouvait être quelqu’un de conséquence, et je l’ai fait entrer dans le premier salon. Il m’a dit, ce me semble, que vous seriez chez vous pour un ami d’Irlande. »

« Un ami d’Irlande ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? » dit lord Col ambre en se levant et en sortant promptement pour descendre. « C’est, sans doute, sir James Brooke. »

Non ; ce n’était pas sir James Brooke ; c’était une autre personne qu’il eut presqu’autant de plaisir à voir ; c’était le comte O’Halloran.

« Mon cher comte ! je suis d’autant plus charmé que je m’y attendais moins. »

« Je ne suis à Londres, que depuis hier, » dit le comte, « mais je n’ai pas voulu y passer vingt-quatre heures sans avoir l’honneur de voir lord Colambre. »

— « Vous me faites non seulement beaucoup d’honneur, mais beaucoup de plaisir. Les gens qui s’aiment, se recherchent toujours, et trouvent moyen de se rencontrer même à Londres. »

« Vous êtes trop poli pour me demander ce qui a pu tirer un vieux militaire comme moi de sa retraite, et le rejeter dans le grand monde. Un de mes parens, qui est dans le ministère, savait que j’avais des cartes, des plans, qui pouvaient être utiles dans une expédition qu’on se propose. J’aurais pu, me diriez-vous, envoyer mes cartes sans venir moi-même. Mais mon parent s’est imaginé — de jeunes parens, vous le savez, quand ils valent quelque chose, sont disposés à s’exagérer le mérite des vielles têtes de leur famille — le mien s’est donc figuré que ma tête valait la peine qu’il la tirât du château de Halloran, et lui fît faire le chemin jusques à Londres, pour la consulter en particulier. Vous comprenez donc, que, lorsque cela m’a été signifié par une lettre du secrétaire en charge, portant au haut, en gros caractères, particulière et très-confidentielle, il m’a fallu me faire à moi-même l’honneur d’obéir ; car quoique la voix de l’honneur ne puisse réveiller la poussière des tombeaux, la voix de la flatterie chatouille encore l’oreille endurcie de la vieillesse. Mais en voilà assez, et même beaucoup trop sur ce qui me concerne, » dit le comte ; « parlez-moi de vous, mon cher lord : il me semble que l’air de l’Angleterre ne vous convient pas autant que celui de l’Irlande ; car vous ne me paraissez pas jouir d’une aussi brillante santé qu’il y a quelques semaines.

« Mon âme a été tourmentée depuis quelque temps, » dit lord Colambre.

— « Oui, voilà ce que c’est ! le corps paie pour l’âme ; mais ceux qui ont une âme sensible, peines et plaisirs compensés, ont l’avantage, ou croient du moins l’avoir ; car ils ne troqueraient pas avec les insensibles quand même on leur donnerait en retour le corps le plus robuste que le fat le plus égoïste ou le sot le plus lourd se soit jamais vanté de posséder. Par exemple, voudriez-vous en ce moment, mon cher lord, troquer le tout ensemble, avec le major Benson ou le capitaine Williamson, ou même avec notre ami, eh, réellement, d’honneur ? dites, le voudriez-vous ? Je suis bien aise de vous voir sourire. »

— « Je vous remercie, de me faire sourire, car je vous assure que j’en avais besoin. Je voudrais, si ce n’est pas abuser de votre bonté et de la politesse que vous avez eue de me faire cette visite, vous engager à rester à dîner avec moi. Vous voyez, » poursuivit-il, en ouvrant la porte, et en lui montrant tout ce qui était emballé, « tous nos préparatifs sont faits pour un voyage. Ma mère est partie il y a une heure ; mon père est engagé à dîner en ville. Je suis seul ici, et dans cet état de confusion, il est bien hardi, de ma part, d’engager le comte O’Halloran à dîner avec moi, sans pouvoir lui offrir des ortolans d’Irlande. Mais vous me permettrez de vous dérober deux ou trois heures de votre temps. J’ai fort à cœur d’avoir votre opinion sur un sujet de grande importance pour moi, et sur lequel personne n’est plus capable que vous de prononcer. »

— « Mon cher lord, franchement je n’ai aucun autre emploi de mon temps qui vaille à beaucoup près, celui-là, ou qui me soit aussi agréable ; disposez de moi. Je vous ai déjà dit que j’étais flatté d’être consulté, fût-ce même par un commis dans les bureaux. À plus forte raison quand il s’agit des intérêts particuliers d’un jeune homme éclairé, dirai-je d’un ami. Lord Colambre me le permettra-t-il ? Je l’espère, car quoique nous ne nous connaissions pas depuis assez long-temps pour m’autoriser à faire usage de cette expression, cependant l’estime et l’intimité ne sont pas toujours en proportion du temps depuis lequel on se connaît, mais plutôt en raison de la découverte de certaines qualités attachantes, d’une certaine conformité de caractère. »

Le comte, qui voyait que lord Colambre avait l’esprit tourmenté, fit tout ce qu’il put pour adoucir sa peine en lui témoignant de l’intérêt : loin de faire difficulté de lui accorder quelques heures de son temps, il eut l’air de n’avoir autre chose à faire à Londres, que de lui tenir compagnie. Pour le mettre à l’aise, et lui donner le temps de recueillir ses idées et d’y mettre de l’ordre, il parla de choses et d’autres.

« Il me semble que je vous ai entendu prononcer le nom de sir James Brooke. »

« Oui, je m’attendais à le voir, quand le domestique m’a parlé d’un ami d’Irlande, parce que sir James Brooke m’a dit qu’il se proposait de passer en Angleterre, dès qu’il pourrait obtenir un congé.

— « Il y est venu, et il est maintenant sur ses terres dans le Huntingdonshire : et que pensez-vous qu’il y fasse ? Je vais vous mettre sur la voie, souvenez-vous de ce cachet que le petit de Cressy vous montra le jour que vous dinâtes à Oranmore. Fidèle à sa devise, des actions et non pas des paroles, il est à présent dans les actes, dans les titres, dressant des articles de mariage, et au moment d’apposer son cachet au contrat qui doit le rendre heureux. »

« Heureux en effet ! » dit lord Colambre, « d’épouser une femme comme celle-là ; et la fille d’une mère aussi exemplaire. Je l’en félicite de tout mon cœur.

« Et la fille d’une mère comme celle-là, » répéta le comte. « C’est, il est vrai ; un surcroît de bonheur, et une garantie de sa durée. Il ne pouvait mieux choisir que dans cette famille : tous gens de bien, de génération en génération, illustres par leurs vertus, comme par leur généalogie. Tous les hommes braves, toutes les femmes chastes. »

Lord Colambre eut peine à contenir ses sentimens. Le comte poursuivit : « si je pouvais choisir, j’aimerais mieux m’attacher à une femme de cette famille, que d’en épouser une qui aurait en dot toutes les mines du Pérou.

« Et moi aussi, » s’écria lord Colambre.

« Je suis charmé, milord, de vous entendre parler ainsi, et d’un air si pénétré ; il y a si peu de jeunes gens aujourd’hui qui songent dans un mariage à ce que j’appelle un bon parentage. Un homme, en se mariant, n’épouse pas, j’en conviens, la mère de sa femme ; mais un homme prudent, quand il commence à songer à la fille, prend garde assurément à ce qu’est la mère ; il ne s’en tient même pas là, il remonte à la grand’mère, et jusques aux bisaïeules. »

— « Cela est vrai, très-vrai ; et il fait bien, il doit le faire. »

« Et j’ai idée, milord, » dit le comte en souriant, que dans la pratique, vous vous êtes conformé à votre doctrine.

« Moi ! ma doctrine ! » dit lord Colambre, en tressaillant, et en regardant le comte avec surprise.

« Je vous demande pardon, » reprit le comte, « je n’ai pas eu l’intention de pénétrer votre secret ; mais vous oubliez que j’ai été témoin de la fâcheuse impression faite sur votre esprit par le défaut du sentiment des convenances et de la délicatesse, que vous avez remarqué dans une mère de votre connaissance, lady Dashfort. »

— « Lady Dashfort ! ah ! je n’y songeais plus ; elle est tout-à-fait sortie de ma tête. »

— « Et lady Isabelle ? J’espère qu’elle est tout-à-fait sortie de votre cœur. »

« Elle n’y est jamais entrée, » dit lord Colambre.

« Elle l’a seulement assiégé, » dit le comte, « et je suis fort aise qu’il ne se soit pas rendu. Je puis donc vous dire, sans crainte, ni préface, que lady Isabelle qui parle de sentimens, de délicatesse, de bon sens, s’abaisse tout-à-coup à épouser Heathcock. »

Lord Colambre ne fut point surpris ; mais il éprouva un sentiment pénible : car malgré son indifférence pour la femme dont il était question, il voyait toujours avec chagrin tout ce qui pouvait faire concevoir mauvaise idée du sexe en général.

« Quant à moi, » dit-il, « je ne puis dire que je l’ai échappé belle, car je ne pense pas que j’aie jamais été fort en danger.

« — Il est difficile de mesurer le danger quand on en est dehors. Le danger passé, comme la peine passée, est bientôt oubliée, dit le vieux général. Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir en sûreté. »

« Mais veut-elle réellement épouser Heathcock ? » demanda lord Colambre.

— « Positivement. Ils ont tous passé avec moi sur le même paquebot, et ils sont à Londres, occupés des emplettes de bijoux, d’équipages, de chevaux. Heathcock, vous le savez, en vaut bien un autre pour ses sortes de choses ; son père est mort et lui a laissé une grande fortune. Il est fort riche, et cela suffit. »

Lord Colambre sourit. « Mais ce que je ne conçois pas, dit-il, c’est comment elles sont venues à bout de rendre Heathcock amoureux. »

« Je ne le conçois pas plus que vous, » dit le comte, « mais ce ne sont pas nos affaires, ce sont celles de lady Isabelle. »

On annonça le dîner, et il ne fut plus question que de choses tout-à-fait indifférentes, jusqu’au moment où les domestiques se retirèrent ; alors lord Colambre entama le sujet qui lui pesait sur le cœur.

« Mon cher Comte, pour en venir à la sépulture des Nugent qui me rendit un moment si distrait, la première fois que j’eus le plaisir de vous voir, vous savez, ou peut-être vous ne savez pas, » dit-il en souriant, « que j’ai une cousine qui porte le nom de Nugent. »

« Vous m’avez dit, » répliqua le comte, « que vous aviez des parens de ce nom, mais je ne me rappelle pas que vous en ayez désigné aucun en particulier. »

« Je ne vous ai jamais nommé miss Nugent. Non ! mais il ne m’est pas facile de parler d’elle, et il m’est impossible de vous la peindre. Si vous étiez arrivé une demi heure plus tôt, ce matin, vous l’auriez vue, et je sais qu’elle est précisément ce qu’il faut être pour plaire à un homme qui a le goût aussi excellent que vous l’avez. Mais ce n’est pas à la première vue qu’elle plaît davantage : elle gagne à être connue, examinée, jugée ; plus on la voit, plus on s’attache à elle, plus on l’estime. En bonté, en caractère, en air de douceur, en manières agréables, en raison, en toutes les qualités qu’un homme peut désirer dans le choix d’une femme, je n’ai jamais vu son égale. Cependant il est un obstacle insurmontable, que je ne puis vous faire connaître, mais qui s’oppose à ce que je songe à l’épouser. Elle demeure avec mon père et ma mère : ils retournent en Irlande. Je souhaiterais ardemment de les accompagner ; je le souhaiterais par beaucoup de motifs et surtout pour ma mère : mais cela ne se peut. Ce qu’un homme doit faire avant tout, c’est de se conduire honorablement, et pour cela il doit fuir la tentation à laquelle il ne se sent pas la force de résister. Je ne reverrai miss Nugent que lorsqu’elle sera mariée : il faut que je reste en Angleterre ou que je passe sur le continent. J’ai idée de faire une ou deux campagnes, si je puis obtenir un emploi dans un des régimens qui sont en Espagne ; mais on me dit que tant de gens demandent en ce moment à servir dans ce pays, qu’il est difficile d’entrer dans aucun de ces régimens. »

« Cela est difficile, en effet, » dit le comte. « Mais, » ajouta-t-il, après avoir réfléchi un moment, « j’ai votre affaire, et cela peut s’arranger tout de suite. Le major Benson, à raison de cette sottise que vous connaissez relativement à sa maîtresse, est forcé de quitter son corps. Quand le lieutenant colonel a rejoint son corps, quand ses autres camarades sont arrivés, ils n’ont plus voulu manger avec lui. Je sais qu’il cherche à vendre sa commission, et que son régiment va recevoir l’ordre de passer en Espagne ; je me fais fort de vous procurer sa commission si vous voulez me charger de cette négociation.

— « Donnez-moi auparavant votre avis, mon cher comte : vous connaissez parfaitement la profession militaire. Conseilleriez-vous à un jeune homme — je ne parlerai pas de moi, parce qu’on juge mieux par des vues générales, que par un cas particulier — conseilleriez-vous aujourd’hui à un jeune homme d’entrer dans l’armée ? »

Le comte garda un moment le silence, puis il répliqua : « dès que vous me demandez sérieusement mon opinion, je dois mettre de côté toute prévention, et tâcher de m’expliquer avec impartialité. Entrer aujourd’hui dans l’armée, milord, est, suivant moi, la chose la plus absurde et la plus basse, ou la plus sage et la plus noble qu’un jeune homme puisse faire. Entrer dans l’armée avec l’espoir d’échapper à la nécessité d’acquérir des connaissances, de l’instruction, de la moralité ; (je ne cours point de risques, milord, à vous dire ces choses-là ;) y entrer, dans l’espoir d’échapper à ce que je viens d’énoncer, pour porter un habit rouge et une épaulette ; pour être appelé capitaine ; pour figurer dans un bal ; pour passer son temps à chasser, à boire, à s’amuser ; c’est là ce qui n’a jamais été fort honorable, même en temps de paix, et ce qui est aujourd’hui extravagant, bas et humiliant. En se résignant quelquefois à l’ennui et à une sorte de mépris, cette manière de vivre était autrefois praticable pour un officier ; mais à présent elle conduirait inévitablement à la honte. Les officiers sont en général, maintenant, des gens bien élevés et instruits ; ainsi le défaut de connaissances, de bon sens, de manières, ne peut manquer d’être bientôt aperçu dans un militaire, et de le rendre ridicule et méprisable. C’est ce dont nous avons eu, il n’y a pas long-temps, près de chez moi, des exemples déplorables dans ces officiers qui se sont déshonorés en Irlande ; dans ce major Benson et ce capitaine Williamson. Mais je ne parlerai pas de gens si insignifians ; ce sont des exceptions rares, je les laisse de côté, et je raisonne d’après des principes généraux. La vie d’un officier n’est pas aujourd’hui une vie de parade, de fatuité, d’oisiveté et de débauche ; c’est une vie active, remplie de fatigues et de dangers continuels. Toutes ces descriptions que nous lisons, dans l’histoire ancienne, de la vie d’un soldat, et qui, en temps de paix, semblaient être un roman, sont à présent réalisées ; les exploits militaires sont le sujet des conversations journalières, et le texte des papiers publics. Une ardeur martiale est aujourd’hui nécessaire à la liberté, à l’existence de notre pays. Dans l’état actuel des choses, la profession militaire doit être la plus honorable, parce qu’elle est la plus utile. Tous les mouvemens d’une armée, partout où elle se porte, sont suivis par les craintes et les espérances publiques. Chaque officier doit avoir, outre le sentiment de son importance collective, la ferme croyance qu’il ne doit compter que sur son propre mérite ; c’est ce qui peut stimuler son ambition, exciter son enthousiasme ; et quand cette noble ardeur est dans son sein, elle accroît ses forces et le soutient dans les fatigues et les dangers. Mais je m’oublie, « dit le comte, en réprimant son enthousiasme, » j’ai promis de m’exprimer avec modération. Si j’en ai trop dit, milord, votre bon sens me rectifiera, et votre bon naturel vous fera excuser la prolixité d’un vieillard qui a été entraîné par son sujet favori, par la passion de sa jeunesse. »

Lord Colambre ne manqua pas d’assurer le comte qu’il n’était nullement fatigué de l’entendre ; et véritablement l’enthousiasme de ce vieux militaire, en parlant de sa profession, le point de vue dans lequel il la plaçait, accrurent le désir qu’avait notre héros de faire une ou deux campagnes. Le bon sens, la politesse, l’usage du monde préservaient le comte O’Halloran de ce faible qu’on reproche d’ordinaire aux vieux militaires, de cette manie de parler sans cesse de leurs exploits. Quoiqu’il fût retiré du monde, il avait eu soin, par la lecture des bons ouvrages, par sa correspondance avec des gens instruits, de se tenir au courant des affaires du temps, et il parlait rarement de celles où il avait eu part. Il évitait peut-être même avec trop de soin de parler de lui, et cette crainte de montrer de l’égoïsme, diminuait l’intérêt qu’il aurait pu inspirer. Elle désappointait la curiosité, et privait ceux qui s’entretenaient avec lui du plaisir de lui entendre compter des anecdotes instructives et amusantes. Cependant il s’écartait quelquefois de sa règle générale, en faveur des personnes qui lui plaisaient beaucoup, et lord Colambre était de ce nombre.

Ce soir-là, pour la première fois, il entretint lord Colambre du temps qu’il avait passé au service d’Autriche ; il lui conta des anecdotes intéressantes de l’empereur ; il parla de plusieurs personnages distingués qu’il avait connus dans l’étranger, et des officiers qui avaient été ses camarades et ses amis ; entr’autres, il cita, avec beaucoup d’estime, un jeune Anglais, qui avait servi avec lui en Autriche, et qui s’appelait Reynolds.

Ce nom frappa lord Colambre ; c’était celui de l’officier qui avait causé la honte de miss St.-Omar, de la mère de miss Nugent.

— « Mais il y a tant de Reynolds… »

Il s’empressa de demander quel était l’âge, le caractère de cet officier.

« C’était, » dit le comte, « un jeune homme de la plus belle bravoure, mais parfois téméraire ; il périt dans sa vingtième année, après s’être distingué par des actions glorieuses, et il mourut dans mes bras. »

« Marié ou garçon ? » s’écria lord Colambre.

— « Marié. Il avait épousé secrètement, un peu moins d’un an avant sa mort, une demoiselle anglaise, fort jeune, qui avait été élevée dans un couvent à Vienne. Il était destiné à hériter d’une grande fortune, et je crois que la jeune personne n’était pas riche ; il tint donc son mariage secret, dans la crainte d’offenser ses parens, ou par quelqu’autre motif ; je ne me rappelle pas très-exactement les particularités. »

« Déclara-t-il son mariage ? » dit lord Colambre.

— « Jamais avant d’être au lit de mort ; c’est alors seulement qu’il me confia son secret. »

— « Vous rappelez-vous le nom de la jeune personne qu’il avait épousée ? »

— « Oui, une miss St.-Omar. »

« St.-Omar ! » répéta lord Colambre, rayonnant de joie ; » mais êtes-vous sûr, mon cher comte, qu’elle était réellement mariée, légalement mariée à M. Reynolds ? Son mariage a toujours été nié par les parens du jeune homme ; les siens n’ont jamais pu en prouver la validité. Sa fille est… — Mon cher comte, avez-vous été témoin du mariage ? »

« Non, » dit le comte ; « je n’ai pas été témoin de son mariage ; je n’ai même jamais vu sa femme ; et tout ce que je sais de cette affaire, c’est que M. Reynolds, en mourant, m’assura qu’il était secrètement marié à une miss St.-Omar, qui demeurait encore alors dans un couvent de Vienne. Ce malheureux jeune homme me témoigna le plus vif regret de la laisser sans une existence assurée ; mais il espérait, me dit-il, que son père la reconnaîtrait, et qu’elle-même se réconcilierait avec ses propres parens. Il ne pouvait pas faire de testament, n’étant pas encore majeur, mais il me dit, je crois, que son enfant, qui n’était pas encore né, hériterait, même si c’était une fille, d’une fortune considérable. Sur ce point, je ne puis cependant m’en rapporter avec confiance à ma mémoire ; mais il me remit un paquet, qui contenait le certificat de son mariage, et, ce me semble aussi, une lettre pour son père ; il me chargea de faire passer ce paquet en Angleterre, par une voie sûre. Aussitôt après sa mort, j’allai chez l’ambassadeur d’Angleterre, qui était au moment de quitter Vienne ; je lui remis le paquet, et il me promit de le faire parvenir sûrement. Je fus obligé de partir avec ma troupe, le lendemain, pour un endroit éloigné. À mon retour, je m’informai au couvent de ce qu’était devenue miss Saint-Omar — je devrais dire mistriss Reynolds, et j’appris qu’elle avait été transférée du couvent dans un logement en ville, peu de jours avant la naissance de son enfant. L’abbesse me parut fort scandalisée de toute cette affaire, et je me rappelle que je la soulageai beaucoup, en lui assurant qu’il y avait un mariage en bonne forme… Pour l’amour du pauvre Reynolds, je continuai à m’informer de sa veuve dans le dessein de lui rendre les services d’un ami, si elle était dans l’embarras ou le besoin ; mais j’appris, à son logement, que son frère était venu d’Angleterre pour la chercher, et l’avait emmenée avec son enfant. Livré depuis lors, » poursuivit le comte, « à un genre de vie très-actif, j’ai perdu cette affaire de vue. Maintenant que vos questions me l’ont rappelée, elle se présente clairement à ma mémoire, et je suis certain des faits que j’avance, et prêt à les établir par mon témoignage. »

Lord Colambre mit dans ses remercîmens un feu qui montrait combien il s’intéressait à l’issue de cette affaire. Il dit qu’il était clair que le paquet remis à l’ambassadeur, n’avait pas été délivré au père de M. Reynolds, ou que le père avait supprimé le certificat de mariage, puisque ce mariage n’avait jamais été reconnu par lui ni par aucune autre personne de sa famille. Lord Colambre avoua alors franchement au comte pourquoi il prenait tout cela si fort à cœur ; et le comte O’Halloran, avec toute la chaleur de la jeunesse et l’ardente générosité qui caractérise les gens de son pays, entra dans ses sentimens, et déclara qu’il ne prendrait pas de repos qu’il n’eût établi la vérité de tout ce qu’il venait de dire.

« Malheureusement, » dit-il, « l’ambassadeur qui s’était chargé du paquet est mort, et je crains que nous ne rencontrions beaucoup de difficultés. »

« Mais il avait, sans doute, un secrétaire, » dit lord Colambre, « qui était ce secrétaire ? nous pouvons nous adresser à lui. »

— « Son secrétaire est maintenant chargé d’affaires à Vienne, nous ne pouvons l’y aller joindre. »

— « En quelles mains sont tombés les papiers de cet ambassadeur ? qui a été son exécuteur testamentaire ? » dit lord Colambre.

« Son exécuteur testamentaire ! vous avez avisé le bon moyen, » s’écria le comte, « son exécuteur testamentaire est précisément l’homme qui fera votre affaire… C’est votre ami, sir James Brooke. Tous les papiers doivent en conséquence être entre ses mains, ou il peut du moins se procurer ceux qui seraient dans les mains de la famille. Le chef-lieu de cette famille est à quelques milles de la terre de sir James Brooke, dans le Huntingdonshire, où je vous ai déjà dit qu’il est actuellement.

— « Je vais mie rendre chez lui sur-le-champ ; je partirai ce soir par le courrier : j’y serai à temps, » s’écria lord Colambre en tirant sa montre d’une main, et le cordon de la sonnette de l’autre.

« Courez vite, et allez m’arrêter une place dans le courrier de Huntingdonshire. Partez à l’instant, » dit lord Colambre au domestique.

« Et, arrêtez deux places, s’il vous plaît, monsieur, » dit le comte ; « milord, je vous accompagnerai. »

Lord Colambre ne voulut pas y consentir ; il était inutile d’exposer le bon et vieux général à cette fatigue, et une lettre de lui à sir James Brooke produirait le même effet que sa présence. Sir James ferait la recherche des papiers, et si on pouvait trouver le paquet, ou prouver d’une manière quelconque qu’il avait été remis au vieux Reynolds, lord Colambre s’adresserait an comte pour certifier l’identité de ce paquet, ou pour aller faire avec lui chez M. Reynolds une nouvelle enquête ; et, dans, tous les cas, le comte affirmerait que le jeune homme, en mourant, avait déclaré son mariage.

Il y avait encore place dans le courrier. Lord Colambre dépêcha un domestique à son père, avec un billet qui expliquait la nécessité de ce prompt départ. Tout ce qui restait à faire en ville, lord Clonbrony pouvait le terminer sans avoir besoin de lui. Il écrivit ensuite quelques lignes à sa mère, sur cette même feuille de papier, où il avait tristement et lentement déjà tracé ces mots :

« Ma chère Mère, miss Nugent. »

Maintenant, joyeusement et avec rapidité, il continua :

« J’espère être auprès de vous de vendredi en huit ; mais si des circonstances imprévues me retenaient, je vous écrirais certainement encore ; croyez-moi, ma chère mère, votre fils, obligé et reconnaissant,

Colambre. »

Le comte, de son côté, écrivit une lettre à sir James Brooke. Il y fit la description du paquet qu’il avait remis à l’ambassadeur, et il relata toutes les circonstances qui pouvaient conduire à le recouvrer. Le cachet n’était pas encore sec, que lord Colambre saisit cette lettre ; le comte était presqu’aussi empressé de le voir en route que lui de partir ; il remercia le comte en peu de mots, mais qui exprimaient avec énergie ses sentimens. L’amour et le contentement rentraient comme un torrent dans l’âme de notre héros ; toutes les idées militaires qui l’occupaient une heure auparavant étaient en pleine déroute : l’Espagne disparaissait, et la verte Irlande était sous ses yeux.

En lui serrant la main, au moment où ils se séparaient, le bon vieux général lui dit en souriant :

« Je crois que je ferai bien de suspendre mes démarches pour la commission du major Benson, jusqu’à ce que je reçoive de vos nouvelles : ma harangue en faveur de la profession militaire sera, je crois, ce que sont beaucoup d’autres harangues, des paroles perdues. »