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L’Absent (Edgeworth)/2

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L’Absent (1812)
H. Nicolle, Galignani, Renard (tome 1p. 32-75).



CHAPITRE II.


La tête pleine de ce qu’il avait entendu, et très-impatient de s’informer plus exactement de l’état des affaires de son père, lord Colambre se hâta de retourner chez lui ; mais son père était sorti, et sa mère était occupée avec M. Soho à donner ses instructions, ou plutôt à recevoir celles de ce tapissier, pour la décoration de ses appartemens, le jour de la fête qu’elle donnait. En entrant dans la chambre de sa mère, lord Colambre la trouva avec miss Nugent et M. Soho, debout, près d’une table couverte de rouleaux de papiers et d’échantillons de diverses espèces. M. Soho, d’un air capable et d’un ton tranchant, disait qu’il n’y avait pas de couleur qui convînt mieux à l’appartement dont il s’agissait, que le ventre de biche (belly o’ the fawn) ; mais il prononça cela de manière que lady Clonbrony comprit la belle uniforme ; et, persistant dans sa méprise, elle répéta plusieurs fois ces mots, en disant qu’il avait raison, jusqu’à ce que le tapissier, avec la condescendance de la supériorité, la redressa. Le premier des tapissiers décorateurs du siècle, comme il s’intitulait lui-même, du consentement universel des gens à la mode, eut alors tout pouvoir de parler en maître. Il fallait tout changer. Là, il fallait une autre tenture, de nouvelles draperies, de nouvelles corniches, d’autres candélabres, etc.

« Et, son crayon en main, il esquissait des
figures en l’air, et donnait des noms aux
formes les plus bizarres. »

Personne ne connaissait la valeur d’un nom mieux que M. Soho.

« Milady voit fort bien : ceci n’est qu’une esquisse au crayon. Milady sent que ce n’est que pour lui donner une idée des dimensions et des formes : vous remplissez ces angles-ci avec des encoinières : vous entourez vos murs avec la draperie turque que j’ai imaginée, en étoffe couleur d’abricot, ou en velours cramoisi, je suppose, ou en flûte, en draperies de satin cramoisi, garnies de franges d’or ; ensuite des espaces intermédiaires, des têtes d’Apollon avec des rayons en or : et ici, madame, vous placer quatre chancelières, avec des chimères dans les coins, couvertes de soie bleue, avec des franges d’argent : le tout légèrement et élégamment ajusté ; là, mon pavillon de Statira, des draperies de soie bleue, légères, une teinte aérienne ; et pour siéges, des ottomanes du Sérail, d’écarlate superfine, des pattes de griffons en or, des trépieds de même : le tout entremêlé de tables d’albâtre oriental, et assorti avec goût. Milady conçoit. Eh ! laissez-moi songer un peu, pour l’autre appartement : il me semble que puisque milady ne regarde pas à la dépense, mes tentures de l’Alhambra, qui sont entièrement de mon invention, feront à merveille. Mais avant de les dérouler, lady Clonbrony, il faut que je vous supplie de ne dire à personne que je vous les ai montrées. Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que personne n’a vu ces tentures de l’Alhambra, si ce n’est mistriss Dareville, qui les a aperçues un moment. J’ai absolument refusé à la duchesse de Torcaster de les lui montrer ; mais je ne puis le refuser à vous, milady. »

M. Soho déroula donc ses tentures, et en fit admirer les détails, qu’il expliqua dans son jargon, et avec sa suffisance accoutumée. Puis il proposa, pour la petite pièce, une pagode chinoise, et se complut encore dans la description de toutes les choses dont elle serait ornée. « Quant à la dépense, » ajouta-t-il, « il est impossible d’en faire ici, à l’instant, le calcul exact ; mais elle sera moins que rien pour vous, milady, et elle ne vaut pas la peine d’y songer ! »

Dans tout autre temps, lord Colambre se serait fort amusé de l’air capable et de la volubilité de cet orateur ; mais ce qu’il avait appris de Mordicai ne le disposait pas à trouver cette scène plaisante. Ses pensées étaient au contraire fort tristes : il était alarmé de cette nouvelle dépense extravagante ; il était outré du jargon et de l’impertinence de ce tapissier, et plus encore de voir sa mère être la dupe et le jouet d’un fat de cette espèce.

Il se promenait en long et en large dans l’appartement, faisant ses réflexions tout bas, et prêt à éclater tout haut.

« Colambre, » lui dit sa mère, « ne nous donnerez-vous pas votre avis, votre goût ? »

« Je vous demande pardon, madame, je n’ai ni avis ni goût en ces sortes de choses. »

Quelquefois il s’arrêtait et regardait M. Soho avec une forte tentation de… Mais sachant qu’il en dirait trop s’il faisait tant que de parler, il gardait le silence. Il n’osait s’approcher de la table du conseil, et il continua à se promener jusqu’au moment où il entendit une voix qui attira son attention et apaisa sa colère. Il s’approcha alors de la table, et il entendit à miss Nugent dire tout ce qu’il aurait dit lui-même, mais avec une mesure, une délicatesse qu’il sentit bien qu’il n’aurait pu y mettre. Il s’appuya sur la table, et fixa ses regards sur miss Nugent. Plusieurs années auparavant il avait vu sa cousine ; la veille au soir elle lui avait paru belle, agréable, gracieuse ; mais maintenant il vit en elle une autre personne, ou du moins il la vit sous un nouveau jour ; il remarqua tout ce qu’il y avait de spirituel, d’animé, d’éloquent dans sa physionomie ; l’innocent artifice avec lequel, tantôt sérieuse, tantôt plaisantant, elle déjouait M. Soho, et rendait si saillant le ridicule de son ton et de ses manières, qu’il finit par frapper lady Clonbrony elle-même. Il observa aussi l’inquiétude qu’elle éprouvait que celle-ci ne se montrât aussi ridicule. Il fut touché du respect et de la douceur de son ton persuasif envers sa mère ; du soin qu’elle avait de ne point avoir l’air de compter sur son ascendant ; du bon sens, du goût délicat qu’elle faisait voir, en évitant toute apparence de supériorité ; de l’adresse, de la modestie, de la patience avec laquelle elle en vint à ses fins, et empêcha lady Clonbrony de ne rien faire qui fût par trop extravagant.

Lord Colambre fut fâché de voir cette affaire finie, et M. Soho s’en aller ; car miss Nugent se tut, et il fut obligé de détourner ses regards de ce visage qu’il avait contemplé sans qu’elle s’en aperçût. Belle et remplie de grâces, elle se doutait cependant si peu de ses charmes, que l’œil de l’admiration pouvait se fixer sur elle sans qu’elle y fît attention ; elle était si occupée des autres, qu’elle s’oubliait elle-même. Toute la suite des idées de lord Colambre était en ce moment si fort dérangée, que quoiqu’il sût qu’il avait quelque chose d’important à dire à sa mère, quand le départ de M. Soho lui laissa la liberté de parler, il ne put se rappeler autre chose que Grâce Nugent.

Quand miss Nugent fut sortie, après quelques minutes de silence, et un peu d’effort sur lui-même, lord Colambre dit à sa mère : « Permettez-moi de vous demander, madame, si vous connaissez sir Térence O’Fay, ou si vous en savez quelque chose ? »

« Moi ! » dit lady Clonbrony, en relevant sa tête avec fierté. « Je sais que c’est un homme que je ne puis souffrir ; il n’est pas de mes amis, je vous assure, ni lui, ni gens de cette sorte. »

« Je m’imaginais bien que cela était impossible ! » s’écria lord Colambre d’un air satisfait.

— « Je voudrais, Colambre, que votre père pût en dire autant, » ajouta lady Clonbrony.

Lord Colambre redevint sérieux et triste ; il se tut durant un moment.

— « Mon père dîne-t-il aujourd’hui chez lui, madame ? »

— « Je ne le crois pas ; il y dîne rarement. »

— « Peut-être, madame, mon père a quelque sujet d’inquiétude ? »

« Quelque sujet d’inquiétude ! » répéta lady Clonbrony avec un air de curiosité qui convainquit son fils qu’elle ignorait les dettes et les embarras de lord Clonbrony, si réellement il en avait. « Sur quoi ? »

Il n’y avait pas moyen de reculer, et lord Colambre n’avait jamais recours à l’artifice.

— « Sur ses affaires, allais-je vous dire, madame ; mais puisque vous ne lui connaissez point de gêne ou d’embarras, je suis persuadé qu’il n’en éprouve pas. »

— « En vérité, je ne saurais vous le dire, Colambre. Je vous avoue que je suis quelquefois surprise des difficultés que j’éprouve pour obtenir de l’argent, quand j’en demande. Je n’entends rien aux affaires ; vous savez que les femmes d’un certain rang ne s’en mêlent guère. Mais en considérant la fortune de votre père et celle que je lui ai portée, » ajouta milady orgueilleusement, « je ne conçois rien à ces difficultés. Grâce Nugent me parle souvent, il est vrai, d’embarras, d’économie : mais cela est tout naturel de sa part, la pauvre enfant ; car sa fortune n’est pas considérable, et elle l’a laissée, à-peu-près tout entière, dans les mains de son oncle, qui est son tuteur ; et souvent, je le sais, elle est en peine pour me prêter des bagatelles, et cela la chagrine. »

« Miss Nugent n’a-t-elle pas eu beaucoup de succès à Londres, madame ? »

— « Sans doute ; et vous sentez que, dans la société où elle se trouve, elle a toutes sortes d’avantages. Elle a d’ailleurs naturellement un air de famille et de bon ton : mais elle aurait encore mieux réussi, si, lorsqu’elle a débuté à Londres, elle avait voulu suivre mon conseil, et mettre sur ses cartes de visites, miss de Nogent, ce qui aurait écarté, vous le savez bien, le préjugé contre l’irlandisme de Nugent ; d’autant plus qu’il y a un comte de Nogent. »

— « Je ne connaissais pas ce préjugé, madame. Il peut exister parmi de certaines gens, mais je pense que les personnes instruites, bien élevées… »

— « Je vous demande pardon, Colambre ; assurément moi qui suis née en Angleterre, moi qui suis Hanglaise, je dois bien savoir cela. »

Lord Colambre garda un respectueux silence.

« Ma chère mère, » reprit-il un moment après, « je suis surpris que miss Nugent ne soit pas encore mariée ! »

— « C’est entièrement sa faute ; elle a refusé des offres très-avantageuses ; des établissemens que lady Langdale dit avec raison que je n’aurais pas dû lui laisser manquer. Je suis forcée d’en convenir ; mais ces jeunes personnes, jusqu’à ce qu’elles aient attrapé vingt ans, croient toujours qu’elles trouveront mieux. M. Martingale s’est proposé pour elle, mais elle l’a rejeté, parce qu’il donne dans les courses de chevaux ; ensuite elle a refusé M. de Saint-Albans, qui a sept mille livres sterling de rente, je ne me souviens plus pourquoi, uniquement, je crois, parce qu’il ne lui plaisait pas, ou parce qu’elle trouvait à redire à ses principes. À présent, le colonel Heathcock, qui est, comme vous voyez, un des jeunes gens du bon ton les plus à la mode, et qui passe sa vie dans la société de la duchesse de Torcaster ; Heathcock a pour elle de grandes attentions, très-remarquables de sa part ; et je suis persuadée qu’elle n’en voudrait pas, si demain il venait à se déclarer : et elle ne pourrait alléguer d’autre motif de son refus que la fatuité dont elle l’accuse, grâce à une petite teinte d’orgueil irlandais. Mais pour ce qui me concerna, je suis fort aise de la voir si difficile ; car je ne sais comment je ferais pour me passer d’elle. »

— « Miss Nugent vous est, en effet, fort attachée ; j’en suis convaincu, » dit lord Colambre. Il avait commencé cette phrase avec feu, il la termina avec gravité.

— « C’est une fille charmante, et j’ai un grand faible pour elle, voilà ce qui est certain, » dit lady Clonbrony avec la chaleur naturelle de ses manières, et sans déguiser son accent irlandais. Mais l’instant d’après, elle reprit son air contraint et affecté, et son accent anglais, pour dire :

« Avant que vous m’en fassiez perdre tout-à-fait l’idée, Colambre, j’avais, ce me semble, quelque chose à vous dire… Oh ! je sais ce que c’est. Nous parlions d’embarras, et je voulais rendre à votre père la justice de vous apprendre qu’il a été extrêmement libéral à mon égard, pour cette fête, et qu’il m’a donné carte blanche ; et je soupçonne, je suis même sûre, que c’est à vous, Colambre, que j’en ai l’obligation. »

— « À moi ! madame ! »

— « Oui ! votre père ne vous a-t-il rien fait entendre ? »

— « Non, madame ; je n’ai pas vu mon père plus d’une demi-heure depuis mon arrivée ; et, durant ce temps, il ne m’a rien dit de ses affaires. »

— « Mais ce dont il s’agit est plus votre affaire que la sienne. »

— « Il ne m’a parlé d’aucune affaire, madame ; il ne m’a entretenu que de mes chevaux. »

— « Apparemment milord m’a laissé le soin de vous faire les premières ouvertures. J’ai donc le plaisir de vous apprendre que nous avons en vue pour vous une alliance, et je crois que je puis ajouter que c’est avec l’approbation, pour ne pas dire plus, de toute la famille de la jeune personne. »

« Ô ma chère mère ! il est impossible que vous me disiez cela sérieusement ! » s’écria lord Colambre. « Vous savez que je ne suis pas encore majeur ; et, de dix ans au moins, je ne songerai à me marier. »

— « Pourquoi pas ? Je vous en prie, Colambre, ne vous en allez pas ; c’est très-sérieusement que je vous en parle, soyez-en sûr, et, pour vous en convaincre, je vais vous répéter franchement tout ce que votre père m’a dit. Il est convenu avec moi qu’à présent que vous avez fini de Cambridge, et que vous êtes revenu à Londres, il faut que vous y fassiez, mon cher Colambre, la figure que doit faire l’héritier présomptif de Clonbrony. Mais d’un autre côté, vivre nous-mêmes à Londres, et vous y assurer le revenu que vous devez avoir, c’est plus, m’a dit votre père, qu’il ne peut faire sans inconvéniens. »

— « Je vous assure, ma mère, que je serai satisfait… »

— « Non, non, vous ne devez pas être satisfait, et il faut que vous m’écoutiez. Vous devez avoir un train convenable, un établissement décent : je ne pourrais vous présenter à mes amis ici, Colambre, ni être heureuse, si cela n’était pas ainsi. Maintenant le chemin vous est ouvert : vous avez de la naissance, un titre, et il se présente une fortune toute faite ; vous aurez une grande fortune vous-même à la mort du vieux Quin, et vous ne serez à charge ni à votre père, ni à personne. En épousant une héritière, vous arrangez les choses ainsi tout d’un coup ; et celle dont il s’agit réunit, en outre, tout ce que nous pouvons désirer ; vous la reverrez à la fête, et, entre nous, cette fête est à son intention. Tous ses parens et amis y viendront en masse, et vous sentez qu’en pareil cas on tient à se bien montrer. Vous avez vu la jeune personne dont il s’agit, Colambre ; c’est miss Broadhurst. Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai présenté à elle hier au soir après l’Opéra ? »

— « Cette petite fille couverte de diamans, qui était auprès de miss Nugent ? »

— « Oui, qui avait des diamans. »

« J’espère, » dit lord Colambre, « que vous ne serez pas fâchée contre moi, ma chère mère, si je vous dis tout uniment, que je ne songe point à me marier actuellement, et que je ne me marierai jamais pour de l’argent. Épouser une héritière, n’est pas, ce me semble, un moyen neuf de payer de vieilles dettes. Mais c’est, en tout cas, un moyen auquel la plus extrême détresse ne pourrait me persuader d’avoir recours ; et puisque, si je survis, au vieux Quin, j’aurai une fortune indépendante, il n’est pas nécessaire que j’en achète une par le mariage. »

« Il n’est pas ici question de détresse, que je sache ; » dit lady Clonbrony, « où votre imagination va-t-elle s’égarer, Colambre ? Il ne s’agit que de votre établissement, de votre indépendance. »

— « Je n’ai pas besoin d’établissement : quant à l’indépendance, je la désire, et je saurai me la conserver. Assurez à mon père, je vous prie, que je ne le mettrai point en dépense ; je vivrai de la pension qu’il me faisait à Cambridge ; je me réduirai à moitié, s’il le faut ; je ferai tout pour le mettre à l’aise sur ce point : mais me marier pour de l’argent, c’est ce que je ne ferai pas. »

« En ce cas, vous êtes très-désobligeant, Colambre, » dit lady Clonbrony d’un air de surprise et de mécontentement, « car votre père assure que si vous n’épousez pas miss Broadhurst, nous ne pourrons passer l’hiver prochain à Londres. »

Après ces mots, qui ne lui seraient point échappés, si elle eût été plus maîtresse d’elle-même en ce moment, lady Clonbrony sortit brusquement. Son fils demeura immobile, et dit en lui même :

« Est-ce donc là ma mère ? Combien elle est changée ! »

Le lendemain matin, il veilla l’occasion de parler à son père, et se saisit de lui avec difficulté, au moment où il sortait pour toute la journée, suivant sa coutume. Lord Colambre, avec tout le respect qu’il devait à son père, et avec cette manière affectueuse qu’il savait prendre pour adoucir la force de ses expressions, lui fit à-peu-près la même déclaration qui avait surpris et offensé sa mère. Lord Clonbrony en parut plus embarrassé, mais moins mécontent. Quand lord Colambre, aussi délicatement qu’il le put, fit entendre qu’il y avait de l’égoïsme à exiger de lui le sacrifice de sa liberté pour la vie entière, sans parler de celui de ses affections, uniquement pour mettre sa famille en état de faire grande figure à Londres, lord Clonbrony s’écria : « Cela n’a pas le sens commun ! C’est une maudite extravagance ! C’est ainsi que nous sommes obligés de présenter les choses à votre mère, mon cher enfant ; car je perdrais mon temps à lui faire comprendre, ou même entendre autre chose. Quant à moi, si Londres était au fond de la mer, je ne m’en soucierais guère ; le petit Dublin, pour mon argent, est tout ce qu’il me faut, comme dit sir Térence O’Fay. »

— « Me permettez-vous, monsieur, de vous demander qui est sir Térence O’Fay ? »

— Comment donc ! est-ce que vous ne connaissez pas Terry ? Mais j’oubliais que vous êtes depuis long-temps à Cambridge. Cependant je m’étonne que vous n’ayiez jamais vu Terry. »

— « Je l’ai vu, monsieur ; je l’ai rencontré hier chez M. Mordicai le sellier. »

« Mordicai ! » s’écria lord Clonbrony en rougissant et en prenant une prise de tabac, pour cacher son trouble. « C’est un maudit coquin que ce Mordicai. J’espère que vous n’avez pas cru un mot de ce qu’il a pu vous dire. Quiconque le connaît n’ajoute aucune foi à ses propos. »

« Je suis charmé, monsieur, de voir que vous le connaissez si bien, et que vous êtes sur vos gardes contre lui, » répliqua lord Colambre ; « car je conclus de ce que je lui ai entendu dire, ne me connaissant pas, qu’il vous ferait beaucoup de mal, si cela était en son pouvoir. »

— « Il ne m’aura jamais en son pouvoir, je vous le promets, nous aurons soin de cela. Mais qu’a-t-il dit ? »

Lord Colambre répéta en substance ce que Mordicai avait dit, et lord Clonbrony s’écria de nouveau : « Le maudit coquin ! je sortirai de ses mains ; je ne veux plus avoir aucune affaire avec lui. » Mais en parlant ainsi, un trépignement involontaire décélait son inquiétude.

Il ne put prendre sur lui de nier positivement qu’il eût des dettes et des embarras ; mais il ne voulut, en aucune façon, s’ouvrir à son fils de l’état de ses affaires. « Un père ne saurait y être obligé, » se dit-il à lui-même, « et il est un sot, s’il le fait. »

Lord Colambre, remarquant que son père était mal à l’aise, baissa les yeux, et s’interdit respectueusement de nouvelles questions ; il se borna à répéter ce qu’il avait dit à sa mère sur sa ferme résolution de ne pas accroître les dépenses de sa famille, et de renoncer même, si cela était nécessaire, à la moitié de sa pension.

« Point du tout, je ne veux point de cela, mon cher enfant, » lui dit son père. « J’aimerais mieux mille fois être gêné moi-même, que de vous voir à la gêne. Mais tout cela vient des idées extravagantes de milady Clonbrony. Si chacun restait, comme il le doit, dans son pays, y vivait dans ses terres, et tuait ses propres moutons chez soi, l’argent ne manquerait pas. »

Quant à tuer ses propres moutons, lord Colambre n’en voyait pas la nécessité indispensable ; mais il fut fort aise d’entendre dire à son père qu’il fallait que chacun résidât dans son pays.

« Voilà, » dit lord Clonbrony, qui étayait toujours ses assertions de l’opinion de quelqu’autre personne, « voilà ce que dit sans cesse sir Térence O’Fay ; et voilà pourquoi votre mère ne peut souffrir ce pauvre Terry. Vous ne connaissez pas Terry ? Non, vous n’avez fait que le voir ; cependant il ne faut que le voir pour le connaître ; c’est le meilleur garçon, le plus rond, le plus ouvert, qu’il y ait en Europe. »

— « Je ne me vante pas de le connaître ; je n’ai pas la présomption de former mon opinion des gens à une première vue. »

« Peste soit de votre modestie ! » dit lord Clonbrony en l’interrompant ; « vous voulez dire que vous ne l’aimez pas encore ; mais Terry vous forcera à l’aimer, je vous défie de vous en empêcher. Je vous présenterai à Terry, ou plutôt je vous le présenterai ; c’est le cœur le plus chaud, le garçon le plus généreux qu’il y ait au monde — Bon convive, jovial — Assez d’esprit et de sel dans la conversation, à sa manière, pour vous faire crever de rire, et moi aussi — Vous n’avez que faire de baisser les yeux, Colambre ; qu’avez-vous à objecter ? »

— « Je n’ai fait aucune objection, monsieur ; mais si vous me pressez si fort, tout ce que je puis dire, c’est que s’il a toutes ces bonnes qualités, il est fâcheux qu’il n’ait pas un peu plus l’air d’un homme comme il faut. »

« — Un homme comme il faut ! il l’est tout autant qu’aucun de vos freluquets maniérés. Il n’est peut-être pas exactement taillé sur le modèle de Cambridge. Je donne au diable votre éducation anglaise ! c’est bien contre mon avis que vous l’avez reçue ; je m’imagine que vous allez adopter la façon de penser de votre mère qui croit qu’il ne peut y avoir rien de bon et d’agréable que ce qui est anglais.

— « J’en suis fort éloigné, monsieur ; je vous assure que je suis aussi attaché à l’Irlande que vous puissiez le désirer. J’espère, qu’à cet égard du moins, ni même à aucun autre, vous n’aurez sujet de maudire mon éducation anglaise ; et si ma reconnaissance, mon affection, sont de quelque prix à vos yeux, vous ne regretterez jamais la bonté, la libéralité avec lesquelles vous m’avez procuré les moyens de devenir tout ce qu’un pair de la Grande-Bretagne doit être. »

« Par ma foi ! vous me gênez maintenant, » dit lord Clonbrony ; « je ne m’y attendais pas, et je ne me serais pas exposé à faire ainsi le sot, » ajouta-t-il, honteux de son émotion et cherchant à s’en défaire en plaisantant. « Vous avez, je le vois, un cœur vraiment irlandais, et que l’éducation n’a pu gâter ; mais il faut que vous aimiez Terry ; je vous accorde du temps pour cela, comme il m’a dit qu’il m’en accordait, lorsqu’il a commencé à me familiariser avec le whiskey[1]. En attendant, je vous souhaite le bon jour ! » Et il sortit brusquement.

Tandis que lady Clonbrony, en demeurant à Londres, était devenue, de plus en plus, belle dame, lord Clonbrony s’était fait, de moins en moins, homme de bon ton. Lady Clonbrony, Anglaise de naissance, désavouant l’Irlande, et se débarrassant de tous les Irlandais à Londres, s’était fait admettre, par un grand état de maison, par des fêtes magnifiques et une dépense énorme, parmi les gens du bel air. Mais lord Clonbrony qui était quelque chose en Irlande, et un grand personnage à Dublin, se trouva n’être rien du tout en Angleterre, et se vit un zéro à Londres. Regardé du haut en bas par les gens dont sa femme faisait sa société, et las d’eux, il s’en éloigna tout-à-fait ; il chercha de l’amusement et du contentement de lui-même dans la compagnie de gens au-dessous de lui, pour le rang et l’éducation, mais parmi lesquels il avait la satisfaction d’être le personnage le plus considérable. De tous ceux avec qui il vivait habituellement, le plus remarquable par ses talens et le plus agréable débauché, était sir Térence O’Fay, homme de basse extraction qui avait été fait baronet par un Lord lieutenant d’Irlande, dans une orgie. Personne ne narrait un bon conte, ne chantait une chanson plaisante, mieux que sir Térence. Il outrait l’accent de son pays, et son étourderie naturelle, s’embarrassant fort peu qu’on rît en société de lui ou de ce qu’il disait, pourvu qu’il fît rire. Vivre et rire ; rire et vivre, était sa devise ; et ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il vivait du rire aussi bien que beaucoup de gens, valant mieux que lui, peuvent vivre avec mille livres sterling de rente.

Lord Clonbrony amena chez lui, le lendemain, sir Térence, pour le présenter à lord Colambre ; et il arriva, qu’en cette occasion, Térence parut à son désavantage, parce que, de même que beaucoup d’autres, « il gâtait l’esprit qu’il avait, en voulant se donner celui qu’il n’avait pas. »

Sachant que lord Colambre avait fait d’excellentes études classiques, et qu’il était tout fraîchement sorti de Cambridge ; sachant aussi que lui-même n’était pas fort en littérature, au lieu de s’en fier à ses talens naturels, il appela à son aide avec beaucoup d’efforts, les bribes de savoir qu’il avait attrapées dans sa jeunesse, et fit même passer en revue devant la compagnie les dieux et les déesses avec lesquels il avait fait connaissance au collége. Quoiqu’un peu embarrassé dans ce fatras d’érudition, il ne perdit pas de vue de faire sa cour à lady Clonbrony, en servant le dessein qu’elle avait si fort en tête, le mariage de son fils avec miss Broadhurst.

« Ainsi, miss Nugent, » dit-il, n’osant pas, malgré son assurance, s’adresser directement à lady Clonbrony, « ainsi, miss Nugent, vous allez être, m’a-t-on dit, dans les grandes fêtes ; il n’est question que du merveilleux gala. Ma foi, il n’y a rien de tel au monde, que de se trouver dans une foule bien conditionnée. Pas plus tard, miss Nugent, qu’au dernier bal, au château, avant mon départ de Dublin, les appartemens, grâce à l’extrême popularité de milady gouvernante, étaient si pleins, que je me rappelle très-bien qu’au passage de la porte, une femme, et une femme de fort bonne façon, quoiqu’elle ne fût pas de ma connaissance, me dit : « prenez donc garde, monsieur, vous avez le doigt dans mon oreille. » Je le sais, madame, lui dis-je, mais je ne pourrai l’en tirer, que, lorsque mon bras sera dégagé de la foule.

« Mais c’est de votre fête que je parlais. On m’a dit que vous y auriez la Vénus d’or ; n’est-il pas vrai, milady Clonbrony ? »

— « Monsieur !… »

La sécheresse de cette apostrophe n’empêcha pas sir Térence de poursuivre, avec sa volubilité accoutumée ; « La Vénus d’or ! Assurément, miss Nugent, vous qui avez tant de pénétration, vous avez deviné tout d’un coup que c’était ma manière de désigner miss Broadhurst, qui, je l’espère, ne portera pas long-temps ce nom. Milord Colambre, avez-vous déjà beaucoup vu cette jeune personne ? »

— « Non, monsieur. »

— « J’espère que bientôt vous la verrez davantage. J’ai beaucoup entendu parler de la Vénus de Médicis, de la Vénus d’ici, de la Vénus de là, et de celle de Florence, et de la Vénus sortant du bain, et de cent autres ; mais, croyez-moi, milord — on peut croire un fou quand il dit la vérité — La Vénus d’or est la seule sur terre qui restera de bout en tout temps et dans tous les climats ; car l’or gouverne les cours et les camps, et les hommes ici-bas, et le ciel au-dessus de nous. »

« Et le ciel au-dessus de nous ! Prenez garde, Terry ! Savez-vous bien ce que vous dites là ? » dit lord Clonbrony.

— « Si je le sais ? Me nierez-vous, milord, que ce soit pour une pomme d’or que les trois déesses ont fait la guerre ? Et Hercule n’a-t-il pas volé un jardin pour des pommes d’or ? Et Énée n’a-t-il pas pris une branche d’or, pour être bien reçu de son père en enfer ? » dit sir Térence en faisant un signe de l’œil à lord Colambre.

« Comment donc, Terry ? » dit lord Clonbrony, « je ne me doutais pas que vous eussiez autant de lecture. »

— « Vous ne vous doutiez pas non plus que j’eusse autant de connaissances parmi les dieux et les déesses, n’est-il pas vrai, milord ? Mais à-propos, avant de quitter ce sujet, de quelle matière était cette fameuse ceinture de Vénus qui faisait naître si promptement les roses et les lis ? Qu’était-ce, si ce n’est de bon or sterling ? J’en jurerais ; car l’or est la seule chose qu’un jeune homme doive chercher quand il prend une femme. »

Sir Térence se tut, mais personne n’applaudit.

« Qu’ils parlent tant qu’ils voudront de Cupidon et de ses flèches, et de la mère des Amours et des Grâces ; que Minerve chante ses odes et ses dythirambes ; (il estropia ce mot) qu’elle dise tout ce qu’elle voudra : avec sa sagesse et sa science, elle ne trouvera jamais un mari en ce monde, ou dans l’autre, sans quelque chose de plus solide ; mais avec ceci, son affaire sera bientôt faite. »

« Non, non, Terry, sur ce point vous vous trompez : Minerve a trop mauvaise réputation avec sa science, pour que les hommes s’en accommodent, » dit lord Clonbrony.

— « Que me dites-vous là ? Je lui trouverais un bon parti sur-le-champ, si elle avait seulement cinquante mille livres sterling comptant, ou même un millier de livres sterling de rente. Croyez-vous qu’il y ait un homme si mal avisé, lorsque maisons et terres s’en vont grand train, pour s’éloigner, parce qu’il y a l’inconvénient d’un peu de savoir ? Mais après tout, je n’ai jamais ouï dire que miss Broadhurst fût le moins du monde savante. »

« Miss Broadhurst ! » dit miss Nugent, « quel chemin avez-vous pris pour arriver à miss Broadhurst ? »

« Le chemin de Tipperary, » dit lord Colambre.

— « Je vous demande pardon, milord : c’est à-propos d’une grande fortune, qui, j’espère, ne se trouvera pas hors de votre chemin, quand même vous prendriez celui de Tipperary. Elle a cent mille livres sterling dans les fonds publics, et de plus dix mille livres sterling de rente, en bonnes terres bien libres. Il y a des gens qui parlent de moralité, d’autres de religion ; mais parlez-moi de belles propriétés. Mais, milord, j’ai quelques affaires à arranger ce matin, et il ne faut pas que je m’amuse ici. » Il fit sa révérence aux dames, et sortit.

« En vérité, je suis charmée de le voir parti, » dit lady Clonbrony. « Quel soulagement pour les oreilles ! Je ne conçois pas, milord, comment vous pouvez supporter de traîner sans cesse après vous cette étrange créature, un homme si vulgaire… »

« Il me divertit, » dit lord Clonbrony, « tandis que beaucoup de vos belles dames et de vos beaux messieurs, avec leurs manières correctes ; m’endorment. Que m’importe l’accent des gens qui n’ont rien à dire ? Qu’en pensez-vous, Colambre ? »

Lord Colambre, par respect pour son père, ne dit pas ce qu’il pensait ; mais son aversion pour sir Térence O’Fay était plus forte encore que celle de sa mère. Cependant ce jour-là celle de lady Clonbrony fut encore augmentée, parce qu’elle vit que les propos très-peu ménagés de sir Térence relativement au projet de mariage avec miss Broadhurst, avaient opéré beaucoup plus contre que pour le succès de ce projet, qu’elle avait si fort à cœur.

Le lendemain matin, à déjeûner, lord Clonbrony parla d’amener le soir avec lui sir Térence à la fête ; lady Clonbrony en pâlit d’effroi.

« Bon Dieu ! » dit-elle, « lady Langdale, mistriss Dareville, lady Pococke, lady Chatterton, lady G…, lady D…, sa Grâce la duchesse de V… que penseraient-elles de lui ? et miss Broadhurst, que dirait-elle de le voir accoudé avec lord Clonbrony ! » Il n’y avait pas moyen d’y songer. Non. — Milady protesta solennellement qu’elle aimerait mieux renoncer à sa fête, faire attacher le marteau de sa porte, se mettre au lit et se dire malade, être malade réellement, morte même, que d’être forcée de voir, à cette fête, une créature comme sir Térence O’Fay.

« Faites en cela, ma chère, comme en toute autre chose, ce qui vous convient, » s’écria lord Clonbrony en prenant son chapeau, et en se disposant à décamper ; « mais souvenez-vous bien que si vous ne voulez pas le recevoir, vous ne devez pas compter sur moi. Sur ce, je vous souhaite le bon jour, milady Clonbrony. Il pourra vous arriver, dans le besoin, de trouver des amis qui ne vaudront pas sir Térence O’Fay. »

« J’espère que je ne serai jamais dans le besoin, milord, » répliqua milady ; « il serait fort étrange que je m’y trouvasse, avec la fortune que j’ai apportée. »

« Ne voilà-t-il pas encore sa fortune ! » dit lord Clonbrony en se bouchant les oreilles et en sortant brusquement. « Ne cesserai-je jamais d’entendre parler de cette fortune, dont j’ai vu le bout depuis long-temps ? »

Durant ce dialogue matrimonial, miss Nugent et lord Colambre ne se regardèrent pas une seule fois. Elle était très-occupée des différentes manières d’arranger sur la cheminée un rat, un chat, un chien, une tasse et un bramine de porcelaine ; et lord Colambre lisait, avec un égal degré d’attention, les papiers publics.

« À présent, mon cher Colambre, » dit lady Clonbrony, laissez là un moment ces papiers, et écoutez-moi. Je vous supplie de ne pas négliger miss Broadhurst ; car je sais que c’est particulièrement pour vous que sa famille sera ici ce soir. »

— « Ma chère mère, jamais je ne manquerai de politesse pour une jeune personne qui y a des droits, surtout quand elle sera chez vous ; mais j’aurai soin de ne point avoir d’attentions marquées pour miss Broadhurst, car je ne feindrai jamais ce que je ne sens pas. »

— « Mais, mon cher Colambre, miss Broadhurst réunit tout ce que vous pouvez désirer, à l’exception que ce n’est pas précisément une beauté. »

« Peut-être, madame, vous croyez » dit lord Colambre en regardant miss Nugent, « que je ne fais cas que d’un joli visage ? »

Grâce Nugent, sans attacher aucun sens à ce qu’il venait de dire, fit avec chaleur l’éloge de l’esprit, du bon sens et du caractère prononcé de miss Broadhurst.

— « Je ne savais pas que miss Broadhurst fût de vos amies, miss Nugent ? »

— « Elle est, je vous assure, fort de mes amies ; et, pour vous le prouver, je m’abstiendrai de la louer en ce moment : j’irai plus loin, je ne vous ferai son éloge que lorsque vous commencerez à m’en dire du bien. »

Lord Colambre sourit, et prêta l’oreille comme s’il désirait maintenant qu’elle continuât de parler, dût-elle l’entretenir de miss Broadhurst.

« Oh ! je reconnais là mon aimable Grâce ! elle fait de ces hommes tout ce qu’elle veut ; aucun d’eux ne saurait lui résister, » dit lady Clonbrony.

Lord Colambre, pour ce qui le concernait, ne nia pas la vérité de ce que disait sa mère.

« Grâce, » ajouta, lady Clonbrony, « faites-lui promettre qu’il se conduira au gré de nos désirs. »

« Non, » dit Grâce, « il est aussi dangereux d’exiger des promesses que d’en faire : les hommes et les enfans mutins ne font jamais de promesses, surtout celle d’être sage, sans avoir envie, l’instant d’après, d’y manquer. »

— « À la bonne heure ; mais du moins, mon enfant, persuadez-lui, je vous en prie, de contribuer à ce que ma fête se passe bien. C’est la chose à laquelle nous devons songer en ce moment. Sonnez : je vais mettre en réquisition toutes les têtes et tous les bras de la maison. »

  1. Sorte de liqueur irlandaise.