L’Absent (Edgeworth)/8

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(tome 2p. 97-124).



CHAPITRE VIII.


Un matin, lady Dashfort avait imaginé une manière adroite de laisser lady Isabelle et lord Colambre tête à tête ; mais la soudaine arrivée de Heathcock déconcerta son projet. Il venait prier lady Dashfort d’user de son crédit auprès du comte O’Halloran pour lui obtenir la permission de chasser sur ses terres, durant la saison prochaine. « Ce n’est pas pour moi, d’honneur ; c’est pour deux officiers qui sont en quartier dans la ville voisine, et qui se pendront ou se noieront indubitablement, s’ils ne peuvent chasser.

« Qui est ce comte O’Halloran ? » demanda lord Colambre.

Miss White, la demoiselle de compagnie de lady Killpatrick, dit « que c’était un homme très-bizarre. » Lady Dashfort dit : « qu’il avait de la singularité ; » et l’ecclésiastique de la paroisse qui était du déjeuner, déclara, « que c’était un homme d’un rare mérite, prodigieusement, instruit, et extrêmement poli. »

« Tout ce que je sais de lui, » dit Heathcock, c’est que c’est un grand chasseur, qui porte une longue queue, un chapeau bordé en or, et une veste galonnée, à grandes basques. »

Lord Colambre avoua qu’il serait fort aise de voir ce personnage extraordinaire et lady Dashfort, pour cacher son premier dessein, et peut-être aussi parce qu’elle crut que l’absence ferait autant d’effet que le rapprochement, offrit d’aller à l’instant même chez le comte O’Halloran avec Heathcock et lord Colambre, et de prendre en passant les deux officiers.

Lady Isabelle se retira très-mortifiée, mais de fort bonne grâce et on alla prendre le major Benson, et le capitaine Williamson, pour se rendre ensuite chez le comte. Le major Benson, qui était un fameux cocher, prit place sur le siège du barouche, et les trois autres jouirent durant trois ou quatre milles du plaisir de la conversation de milady. — Nous disons de la conversation de milady, car la pensée de lord Colambre était occupée loin de-là ; le capitaine Williamson n’avait rien à dire ; et Heathcock pas autre chose que « eh ! réellement ! d’honneur ! »

Ils arrivèrent au château de Halloran, bel édifice antique dont une partie était en ruine, et l’autre réparée avec beaucoup de discernement et de goût. Quand la voiture s’arrêta, un vieux, domestique de bonne mine, parut sur les degrés, devant la porte du vestibule, qui était ouverte.

Le comte O’Halloran était à la pêche ; mais le domestique dit qu’il serait de retour dans un moment, si lady Dashfort et les personnes qui l’accompagnaient voulaient entrer.

D’un côté de la première salle, qui était élevée et spacieuse, on voyait le squelette d’un élan, et de l’autre le squelette complet d’un moose-déer, que le domestique leur dit avoir été construit avec grand soin par son maître des différens os de grand nombre de cerfs de cette espèce curieuse, trouvés dans les lacs du voisinage. Les trois officiers témoignèrent leur étonnement par diverses exclamations fort étranges. « Eh ! d’honneur, réellement ! » dit Heathcock ; puis, trop homme du bel air, pour admirer quoi que ce fût dans la nature, il tira avec effort sa montre, en disant : « peut-on espérer qu’on songe ici à nous donner quelque chose à manger ? » Et, tournant le dos au cerf, il sortit, et s’avança sur le perron, appela son palefrenier et lui fit quelques questions sur son cheval de main. Lord Colambre examina ces squelettes prodigieux avec la curiosité d’un homme raisonnable, et avec ce sentiment d’admiration qu’éprouve toujours un esprit supérieur en contemplant les grandes œuvres de la providence.

« Venez, mon cher lord, « dit lady Dashfort, » car, avec nos sublimes sensations, nous retenons ici mon vieux ami, M. Ulick Brady ; ce vénérable personnage nous attend pour nous introduire dans le salon. »

Le domestique s’inclina respectueusement, plus respectueusement que les domestiques qui ne datent pas de si loin.

« Milady, le salon a été peint depuis peu ; l’odeur de la peinture pourrait vous incommoder ; si vous me le permettez, je prendrai la liberté de vous introduire dans le cabinet de mon maître. »

Il ouvrit la porte, entra le premier, s’arrêta, en faisant un signe du doigt, comme s’il imposait le silence à quelqu’un dans cet appartement. Milady entra, et se vit au milieu d’une bizarre assemblée : un aigle, une chèvre, un chien, une loutre, différens poissons dorés et argentés, dans un grand globe de verre, et une souris blanche, en cage. L’aigle, avec son regard perçant, mais paisible en ses manières, était perché sur son bâton ; la loutre était couchée sous la table, sans songer à mal ; la chèvre d’Angora, belle créature et très-petite dans son espèce, couverte d’un poil long, soyeux et bouclé, se promenait de l’air d’une favorite ; le chien, grand lévrier irlandais, de cette belle race qui est aujourd’hui presque éteinte, avait été donné au comte O’Halloran par un grand seigneur d’Irlande, parent de lady Dashfort. Ce chien qui avait autrefois vu milady, la regarda en dressant les oreilles, la reconnut, et alla au-devant d’elle dès qu’elle entra. Le domestique répondit de la bonne conduite de tous ces animaux, et se retira. Lady Dashfort donna à manger à l’aigle d’un plat d’argent qui était sur son guéridon ; lord Colambre examina ce qui était écrit sur son collier. Les autres regardaient avec étonnement. Heathcock, qui entra le dernier, fut cette fois si surpris, qu’il oublia son : « Eh ! réellement ! d’honneur ! » Et s’écria : « qu’est-ce donc que tous ces meubles vivans ? » La chèvre, qui passait en ce moment devant lui, le fit trébûcher, l’éperon du colonel s’embarrassa dans la barbe de la chèvre ; le colonel, pour le dégager, secoua son pied, et ne fit que l’engager davantage ; la chèvre se débattit et le heurta de sa tête ; le colonel glissa en avant sur le parquet bien ciré, en étendant ses bras.

L’aigle indigné, fit entendre son cri, et vînt se percher sur l’épaule de Heathcock. Trop bien élevé pour faire usage de son bec, il ne se fit pas scrupule d’agiter ses ailes, et d’en frapper les oreilles du colonel. Lady Dashfort tomba en arrière, dans son fauteuil, en riant aux éclats, tout en demandant pardon au colonel de ce fou rire. « Prenez garde au chien, mon cher colonel ! » lui criait-elle, « car cette espèce de chien saisit son ennemi par derrière, et le secoue jusqu’à le tuer. » Les officiers riaient aussi à s’en tenir les côtés, et ne s’en excusaient pas : lord Colambre, qui seul avait conservé assez de sang-froid pour être en état d’agir, essaya de dégager l’éperon du colonel, et de débarrasser celui-ci de la chèvre et la chèvre de lui ; il en vint enfin à bout, aux dépens d’une bonne partie de la barbe de la chèvre. L’aigle, cependant, ne désemparait pas ; et pour venger l’outrage fait à son amie, la chèvre, il ouvrait ses ailes et régalait le colonel d’une seconde bouffée, quand le comte O’Halloran entra. L’oiseau, quittant sa proie, vola à terre pour saluer son maître.

Le comte était un vieux militaire de bonne mine. Il revenait de la pêche, et, dans son accoutrement de pêcheur, il s’avança vers lady Dashfort et ses autres hôtes, avec un mélange, dans ses manières, d’aisance militaire et de la dignité d’un homme du grand monde. Sans rien dire de l’embarras ridicule où il avait trouvé le pauvre Heathcock, il fit ses excuses, en général, pour ses favoris incommodes ; « quant à celui-ci, » dit-il, en frappant doucement la tête du chien qui était couché tranquillement aux pieds de lady Dashfort, « il est à sa place. Pauvre animal ! il n’a jamais perdu le goût de la bonne compagnie à laquelle il a été de bonne heure accoutumé. Quant aux autres, » ajouta-t-il, en se tournant vers lady Dashfort, « une souris, un oiseau et un poisson, sont, vous le savez, un tribut de la terre, de l’air et de l’eau présenté à un conquérant ! »

« Mais qui n’est point offert par un Scythe barbare, » dit, en souriant, lord Colambre. Le comte regarda lord Colambre comme une personne digne de son attention ; mais son premier soin fut de rétablir la paix entre ses sujets affectionnés et les étrangers qui étaient venus le visiter. Il était un peu difficile de déloger les préoccupans, pour faire place aux nouveaux venus ; mais il ajusta tout cela admirablement bien ; d’un geste et d’un coup d’œil de maître, il obligea chacun de ses favoris à se retirer dans son coin. Il eut peine à contenir son vieux aigle, qui regardait encore d’un œil de courroux le colonel, et que celui-ci regardait de l’air d’un homme qui aurait voulu lui voir le col tordu. La petite chèvre s’était rapprochée de son libérateur, lord Colambre, et, couchée à ses pieds, elle avait fermé les yeux pour s’endormir, se résignant philosophiquement à la perte d’une moitié de sa barbe. La conversation s’établit, et le comte O’Halloran la soutint avec un sens, un enjouement, une vivacité, et avec une sûreté et une délicatesse de goût, qui surprirent et charmèrent notre héros. Milady obtint d’abord toute l’attention du comte : penché vers elle ; il l’écouta avec un air de déférence et de respect. — Elle fit la demande d’une permission de chasse, à la grosse bête et au tir, pour le major Benson et le capitaine Williamson, sur ses terres, durant la saison prochaine : cette permission fut accordée à l’instant.

Le comte dit que les demandes de milady étaient pour lui des ordres, et que son garde-chasse recevrait des instructions pour donner à ses amis liberté entière, et toutes les facilités possibles.

Se tournant alors vers les officiers, il dit qu’il venait d’apprendre que plusieurs régimens de milice anglaise avaient débarqué, depuis peu, en Irlande, et qu’un de ces régimens était arrivé à Killpatrick Town. Il se félicita des avantages que l’Irlande et l’Angleterre, se permettait-il d’ajouter, recueilleraient probablement de cet échange de leurs milices ; il en résulterait une amélioration dans les habitudes et dans les manières, et une plus grande étendue d’idées. « Les deux contrées, poursuivit-il, » ont les mêmes intérêts ; et leurs habitans, en découvrant mutuellement leurs bonnes qualités, et en se rendant ces bons offices, ces petits services d’usage dans le commerce de la vie, concevront les uns pour les autres une estime et une affection qui s’établiront sur la solide base de l’utilité réciproque. »

À tout cela, le major Benson se contenta de répondre qu’ils n’étaient point des officiers de milice.

« Le major ressemble en ce moment à un homme en mannequin, bourré de paille, » dit tout bas lady Dashfort à lord Colambre, « et le capitaine, avec sa jambe en avant, a l’air du valet de trèfle. »

Alors le comte O’Halloran mit la conversation sur la chasse, et le capitaine, ainsi que le major, entrèrent en matière.

« Je suppose, » dit le major, « que vous chassez en ce pays le renard ; mais vous y prenez-vous de la même manière que nous ? » alors, secondé ou redressé, dans l’occasion, par le capitaine, il traita ce sujet avec complaisance, dans le plus grand détail, n’oubliant aucun des termes techniques ; et lorsqu’il fut rendu à la mort du renard, lady Dashfort plaça un de ses sarcasmes, et mit fin à sa dissertation.

Lord Colambre, avec la permission du Comte, prit un livre entr’ouvert à l’endroit où celui-ci avait laissé son crayon : c’était Pasley, De la police militaire de la Grande-Bretagne. » Il y avait beaucoup de passages notés, avec des témoignages d’admiration.

« C’est un livre qui laisse dans l’âme de fortes impressions, » dit le comte.

Lord Colambre lut un des passages marqués, qui commençait ainsi : « Tout ce qui distingue à l’extérieur un soldat d’un citoyen, est si peu de chose ; » mais tout-à-coup il fut distrait de cette lecture, en apercevant, dans un autre livre ouvert sur la table, ce titre de chapitre :

Sépulture des Nugent.

« Si ce n’est pas vous interrompre, Monsieur, » dit le capitaine Williamson, « permettez-moi de vous demander, puisque vous êtes si grand chasseur de renard, si vous n’êtes pas aussi habile à la pêche ; et dites-moi si en Irlande, monsieur… »

Comme il prononçait ce mot monsieur, il se sentit pincer fortement le coude par le major qui était derrière lui ; et, comme les gens gauches, il se retourna pour demander du regard ce que cela signifiait ?

Le major prit avantage de son embarras, et passa devant lui, déterminé à s’emparer du sujet.

« Comte O’Halloran, je m’imagine que vous vous entendez aussi bien en fait de pêche qu’en fait de chasse ? »

Le comte s’inclina et dit : « Je n’ai pas cette prétention, monsieur. »

— « Dites-moi, je vous prie, comte, dans ce pays-ci, armez-vous votre hameçon de cette manière ? » permettez-moi, » prenant le fouet de Williamson qui le lâchait avec peine ; et, figurant avec le bout du fouet ce qu’il voulait décrire, il entama une dissertation scientifique, où il déploya toute son érudition en ce genre, nonobstant quelques interruptions et contradictions du capitaine.

Le comte, pour concilier les opinions de ces deux officiers, partagées sur un point essentiel, tira d’un cabinet de curiosités qu’il avait ouvert pour le montrer à lady Dashfort, un petit panier contenant un grand nombre de différentes espèces de mouches artificielles, à l’usage des pêcheurs, d’une construction singulière, qu’il répandit sur la table, et qui charmèrent les yeux de Williamson et de Benson. Tour-à-tour, ils se récrièrent sur la beauté de chacune des mouches qu’ils saisissaient, les distinguant par leurs noms, et désignant celle dont on se sert en mars, et celle qui est en vogue en avril, et celle que le poisson aime en juin ; puis la mouche de la mi-juillet.

Lord Colambre, qui avait la tête dans la sépulture des Nugent, aurait voulu voir toutes ces mouches au fond de la mer ; mais Williamson criait : « Voilà des mouches de grande distinction, sur ma parole. »

« Ce sont des trésors par Dieu ! » disait Benson.

« Eh ! d’honneur ! réellement ! » furent alors les premiers mots prononcés par Heathcock, depuis son combat avec la chèvre.

« Mon cher Heathcock, êtes-vous encore de ce monde ? » dit lady Dashfort, « j’avais réellement oublié votre existence. »

Le comte O’Halloran l’avait en effet oubliée ; mais il ne le dit pas.

« C’est un avantage que milady a sur moi, » dit Heathcock, en s’étendant, « je voudrais oublier mon existence ; car, suivant moi, vivre est une chose assommante. »

« Je croyais que vous étiez chasseur,» dit Williamson.

« Eh bien, monsieur ? »

« Et pêcheur ? »

« Eh bien, monsieur ? »

« Voyez ceci, monsieur, » en montrant les mouches, « et dites encore que vivre est une chose assommante. »

« On ne peut pas toujours pêcher et chasser, je m’imagine, monsieur, » dit Heathcock.

« Pas toujours, mais quelquefois, » dit Williamson en riant, « car je me doute que vous avez un peu oublié vos passe-temps dans Bond-Street. »

« Eh ! d’honneur ! réellement ! » dit le capitaine en se retranchant dans son affectation, dont il ne pouvait jamais se hasarder de sortir sans se mettre en grand danger.

« D’honneur, » dit lady Dashfort, « je puis assurer que j’ai mangé d’excellens lièvres et de très-bons canards sauvages de la chasse d’Heathcock ; mais il les avait achetés au marché, » ajouta-t-elle en faisant semblant de parler bas.

Lord Colambre, s’adressant au comte, fit usage à ce sujet d’un proverbe latin, sans crainte d’être compris par ceux auxquels il s’appliquait.

Le comte sourit une seconde fois ; mais, détournant poliment l’attention générale qui s’était portée sur le pauvre colonel, et s’adressant aux deux chasseurs qui riaient : « Messieurs, vous paraissez faire cas de ceci, » leur dit-il, en remettant dans le panier les mouches artificielles, » voudriez-vous me faire l’honneur de l’accepter ? C’est moi-même qui les ai faites, elles sont donc de manufacture irlandaise. Alors, tirant le cordon de la sonnette, il demanda à lady Dashfort la permission de faire mettre le panier dans sa voiture.

Benson et Williamson suivirent le domestique, pour veiller à ce que les mouches fussent placées de manière à ne point être endommagées. Heathcock, debout, au milieu de l’appartement, prit une prise de tabac.

Le comte le laissa là pour s’approcher de lord Colambre, qui était enseveli dans la sépulture des Nugent. Lady Dashfort, se plaçant entre eux deux, aperçut le titre du chapitre et s’écria :

«  Qu’avez-vous là ? Des antiquités ! c’est tout ce que j’aime ! mais je ne regarde jamais les gravures, quand je puis voir les choses en réalité. »

Lord Colambre fut donc obligé de la suivre dans la salle où elle passa à l’instant, et où le comte détacha, pour les lui montrer, des ornemens d’or, des lances dont la pointe était de cuivre, et autres choses curieuses, trouvées sur ses terres. Il lui fit voir aussi de petites urnes, contenant des cendres ; et il en mit une dans les mains de lord Colambre, en lui disant qu’elle avait été trouvée, tout récemment, dans les ruines d’une ancienne abbaye du voisinage où était la sépulture d’une partie de la famille des Nugent.

« Je lisais ce matin, » dit le comte ce qui en est dit dans le livre que vous avez vu ouvert sur ma table ; et comme vous semblez prendre intérêt à cette famille, peut-être, milord, ne jugerez-vous pas cette urne indigne de vous être offerte. »

Lord Colambre répondit qu’il attacherait à ce présent beaucoup de prix, parce que les Nugent étaient ses proches parens.

Lady Dashfort ne s’attendait pas à ce coup ; cependant, sans en être étourdie, elle ramena lord Colambre au squelette du cerf, et de-là aux tours rondes et à d’autres antiquités d’architecture, et à l’histoire réelle ou fabuleuse d’Irlande. Sur tous ces sujets le comte parla avec beaucoup de savoir et d’enthousiasme. Mais enfin, à la grande satisfaction du colonel Heathcock, une belle collation parut dans la salle à manger, dont Ulick ouvrit la porte, à deux battans.

« Comte, vous avez fait de votre château une excellente maison, » dit lady Dashfort.

« Oui, quand elle sera achevée, » dit le comte ; « mais je crains, » ajouta-t-il, « d’être comme beaucoup d’autres particuliers d’Irlande, qui vivent dans l’espoir d’avoir une bonne maison, mais qui ne l’ont jamais. J’ai commencé sur un plan trop vaste, et je ne vivrai jamais assez pour en achever l’exécution. »

« D’honneur ! voilà une très-bonne chose, et j’espère que nous aurons le temps de l’achever avant de mourir, » dit Heathcock en se mettant à table ; et il mangea de grand cœur d’un pâté de gibier, et des ortolans d’Irlande, qui, comme l’observa lady Dashfort, le dédommagèrent du passé et le rassurèrent pour l’avenir.

« Eh ! d’honneur, vos ortolans d’Irlande sont un fameux manger ! » dit Heathcock.

«  Ils valent la peine d’être en quartier en Irlande pour s’en régaler, » dit Benson.

« Je vous engage, » dit le comte à lady Dashfort, « à goûter de cette jolie confiture, la prune d’Irlande. »

« Par ma foi, monsieur le comte, » dit Williamson, « c’est la meilleure chose de cette espèce que j’aie mangée de ma vie : où la trouvez-vous ? »

« À Dublin, chez ma chère mistriss Godeys, le seul endroit, dans les domaines de Sa Majesté, où on puisse s’en procurer, » dit le comte.

Les prunes disparurent en un moment.

« D’honneur ! je crois que c’est ce dont la reine est si friande, » dit Heathcock.

Il but ensuite, avec délices, d’excellent vin de Hongrie ; et, réunis par ce lien de sympathie commun à tous ceux qui n’ont d’autre goût que celui de boire et de manger, le colonel, le major et le capitaine devinrent les meilleurs camarades du monde.

Pendant qu’ils prolongeaient ce bon repas, lady Dashfort et lord Colambre s’approchèrent de la fenêtre pour jouir de la vue de la campagne : lady Dashfort demanda au comte le nom d’une montagne qu’on voyait dans l’éloignement.

« Ah ! » dit le comte, « cette montagne était autrefois couverte de beaux bois ; mais ils ont été coupés il y a deux ans. »

« Qui a pu avoir cette barbarie ? » demanda milady.

— « J’ai oublié le nom du propriétaire actuel ; je sais seulement qu’il est de ces gens qui ne mettent jamais le pied sur leurs terres, mais qui en tirent tout ce qu’ils peuvent pour le manger ailleurs — C’est un de ces ennemis de l’Irlande, de ces cruels absens ! »

Lady Dashfort examina la montagne avec sa lorgnette. Lord Colambre soupira ; puis, s’efforçant de sourire, il dit franchement au comte :

« Vous ne savez pas, j’en suis sûr, que vous parlez au fils d’un de ces absens ; mais ne vous en alarmez pas, mon cher monsieur. Je ne vous le dis que parce que je pense qu’il est honnête de vous en prévenir ; et je vous assure que tout ce que vous pourriez dire sur ce sujet ne saurait m’offenser personnellement ; car je sens que je ne puis jamais être un ennemi de l’Irlande. Jusqu’à présent, je n’ai point été volontairement un absent ; et pour l’avenir, je déclare… »

« Je déclare que vous ne connaissez rien à l’avenir, » dit lady Dashfort en se pressant de l’interrompre ; et sur un ton moitié tranchant, moitié enjoué : « Vous n’en savez rien ; ne faites point de vœux téméraires, et vous ne courrez pas le risque de les violer. »

L’intrépidité de lady Dashfort, en fait d’intrigue, lui donnait, en ce moment, un air de franche imprudence, qui prévint les soupçons que lord Colambre aurait pu concevoir d’un dessein caché sous ce propos. Le comte et lui se séparèrent pleins d’estime l’un pour l’autre ; et lady Dashfort s’applaudit d’avoir tiré notre héros du château d’Halloran.